La remise à zéro du capitalisme mondial : changement d’époque ?

jeudi 7 janvier 2021.
 

Nous avons encore beau­coup de mal à com­pren­dre que le monde dans lequel nous sommes nés et qui avait déjà quel­ques siè­cles est en train d’ago­ni­ser. La mue radi­cale du capi­ta­lisme au XXIe siècle laisse tout le monde ou pres­que dans une véri­ta­ble hébé­tude. On répète des dis­cours et des slo­gans qui n’accro­chent plus sur rien. La poli­ti­que qui se meut dans les décors et les cos­tu­mes d’hier et d’avant-hier n’est plus guère qu’un théâ­tre d’ombres.

Depuis l’huma­nisme, les Lumières et l’ère des révo­lu­tions, nous vivions sous l’emprise de la reli­gion du pro­grès qui a doublé et renou­velé la vieille escha­to­lo­gie chré­tienne. Tout cela se dis­sipe sous nos yeux. La démo­cra­tie se dis­sout, sans bruit, non pas vain­cue par les tyrans et les hommes chaus­sés de bottes à clous, mais rongée de l’inté­rieur par la crois­sance des bureau­cra­ties maquillées en « libé­ra­lisme » et la caco­pho­nie des reven­di­ca­tions « iden­ti­tai­res ». Point commun aux macro­nis­tes, aux isla­mis­tes, aux fémi­nis­tes, aux gen­ris­tes et aux « istes » extra­va­gan­tis­tes : au trou ! Emprisonnez les mani­fes­tants ! Emprisonnez tous les irres­pon­sa­bles qui ne res­pec­tent pas la nou­velle « dis­tan­cia­tion sociale » et l’état de siège ! Emprisonnez tous les isla­mo­pho­bes, les trans­pho­bes, les homo­pho­bes, les binai­res, les hété­ro­nor­més, etc. ! Ils sont tous cou­pa­bles, ils ne le savent pas, mais ils sont tous cou­pa­bles et les maî­tres de l’empire du bien le font savoir et le met­tent en musi­que. Mais s’en tenir là, c’est encore pren­dre le spec­ta­cle pour la réa­lité. La réa­lité est celle de la mue du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste qui rem­place entre­pri­ses et mar­chés par les pla­te­for­mes numé­ri­ques et le contrôle des indi­vi­dus par le contrôle des don­nées. La marche folle de l’accu­mu­la­tion du capi­tal pro­duit sous nos yeux une gigan­tes­que trans­for­ma­tion qui ne lais­sera pas pierre sur pierre de la civi­li­sa­tion dont nous héri­tons. Toutes les pré­vi­sions des marxis­tes se réa­li­se­ront, non comme l’avè­ne­ment d’un rêve, mais comme le pire des cau­che­mars. Jusqu’à l’effon­dre­ment.

L’illusion libérale

La période ouverte par la fin de la Seconde guerre mon­diale s’est ter­mi­née au cours des années 70 ; la fin de partie est sif­flée par Nixon, lors de son fameux dis­cours du 15 août 1971 qui annonce la dis­lo­ca­tion du sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal mis en place lors des accords de Bretton Wood. Le key­né­sia­nisme imposé par la guerre et la menace sovié­ti­que est enterré dans la plus stricte inti­mité par Mrs Thatcher, Ronald Reagan et Giscard-Barre. Les choses avaient com­mencé un peu avant. Les pre­miè­res mesu­res de « déré­gu­la­tion » avaient été prises par le démo­crate Jimmy Carter aux États-Unis et par le tra­vailliste Callaghan en Grande-Bretagne. Giscard tra­vaille la main dans la main avec le social-démo­crate Helmut Schmidt et le « socia­liste » Mitterrand pour­sui­vra cette œuvre la main dans la main avec le démo­crate-chré­tien Helmut Kohl…

On a parlé à propos de ce grand tour­nant de « libé­ra­lisme » ou de « néo­li­bé­ra­lisme ». C’était une erreur de pers­pec­tive. Le déman­tè­le­ment de l’État key­né­sien ne signi­fiait nul­le­ment le retour au libé­ra­lisme d’antan. En 1997, j’écrivais : « Les ana­ly­ses qui por­tent sur l’affai­blis­se­ment du rôle de l’État, voire sa perte de cen­tra­lité tom­bent à l’évidence dans ce tra­vers, puisqu’elles oublient que l’État n’est pas une per­sonne agis­sante mais un ordre entre les indi­vi­dus. Dans « l’État-pro­vi­dence », les rela­tions socia­les sont sou­mi­ses à un cer­tain nombre de règles don­nant aux indi­vi­dus les moins favo­ri­sés des droits à faire valoir ; dans l’État néo­li­bé­ral, ces règles sont en quel­que sorte comme inver­sées : les pos­si­bi­li­tés d’action des syn­di­cats sont sévè­re­ment enca­drées par la loi pen­dant que les plus riches peu­vent faire valoir un cer­tain nombre de droits de tirage sur la richesse publi­que (voir les pri­va­ti­sa­tions !), mais si les règles ont, en partie, changé de sens, cela ne signi­fie pas qu’elles aient dis­paru ou même se soient affai­blies. On l’a déjà dit, mais il faut le répé­ter, le néo­li­bé­ra­lisme n’est pas une poli­ti­que de sup­pres­sion de régle­men­ta­tions et de « libé­ra­tion de l’acti­vité » mais seu­le­ment une sup­pres­sion des règle­ments qui entra­vent la pour­suite du profit privé maxi­mum, avec, en contre­par­tie, une aug­men­ta­tion consi­dé­ra­ble de la pro­duc­tion de droit. La cor­po­ra­tion des hommes de loi est aujourd’hui une des plus flo­ris­san­tes ; maî­tres incontes­tés de la chi­cane, les Américains expor­tent aujourd’hui cette spé­cia­lité dans le monde entier. Si on appli­que la for­mule de Kelsen selon laquelle « le pou­voir de l’État (ou puis­sance publi­que) n’est autre chose que la vali­dité et l’effi­ca­cité de l’ordre juri­di­que », on voit qu’il n’y a aucun sens à parler de régres­sion du pou­voir d’État dans le monde contem­po­rain. » (La fin du tra­vail et la mon­dia­li­sa­tion. Idéologie et réa­lité sociale, L’Harmattan, 1997).

Comme l’avait très bien montré Karl Polanyi dans La grande trans­for­ma­tion, l’ins­tau­ra­tion du « marché libre » sup­pose une inter­ven­tion mas­sive de l’État, la mul­ti­pli­ca­tion des régle­men­ta­tion et l’omni­pré­sence des pan­do­res. La nou­velle phase du capi­ta­lisme qui com­mence à la fin des années 70 ne fait pas excep­tion à cette règle. La liberté n’est jamais que la liberté des capi­ta­lis­tes de faire ce que bon leur semble pour garan­tir le sacro-saint profit. Cette liberté capi­ta­liste s’accom­pa­gne tout natu­rel­le­ment de la mise en coupe réglée des liber­tés démo­cra­ti­ques élémentaires et notam­ment de la liberté des tra­vailleurs à s’orga­ni­ser pour défen­dre col­lec­ti­ve­ment leurs inté­rêts face à leurs employeurs. On a d’ailleurs pu appré­cier com­bien la très libé­rale Mrs Thatcher fut aussi un féroce adver­saire du mou­ve­ment syn­di­cal. Remarquons en pas­sant que la défaite des mineurs, au terme d’une grève de 18 mois, marque un tour­nant déci­sif dans l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier bri­tan­ni­que et euro­péen.

Le néo­li­bé­ra­lisme est en même temps un « illi­bé­ra­lisme » pour repren­dre le terme que les belles gens appli­quent à ces gou­ver­ne­ments d’Europe de l’Est qui ne par­ta­gent pas les enthou­sias­mes post-moder­nes, mais qu’ils devraient d’abord s’appli­quer à eux-mêmes. Ce point n’est évidemment pas secondaire et nous sépare pro­fon­dé­ment de tous ceux qui se plai­gnent du pré­tendu manque d’auto­rité de l’État dont vien­draient nos mal­heurs. Il y a quel­ques années, j’avais écrit un arti­cle pour mon­trer la « pou­ti­ni­sa­tion » de nos démo­cra­ties. Le lien entre les som­mets de l’État et les som­mets du capi­ta­lisme s’est par­tout ren­forcé comme se sont ren­for­cés les dis­po­si­tifs de contrôle des popu­la­tions et la mise en coupe réglée des liber­tés libé­ra­les de base – voir sur ce point mon livre, La lon­gueur de la chaîne, Max Milo, 2011). La pan­dé­mie n’a fait qu’accé­lé­rer des pro­ces­sus en cours depuis long­temps. Ainsi depuis 2015, la France vit en régime d’état d’urgence per­ma­nent : les prin­ci­pa­les dis­po­si­tions de l’état urgence pro­clamé à la suite des atten­tats du Bataclan ont été ins­cri­tes dans la loi ordi­naire par Macron et ensuite l’état d’urgence sani­taire à porté un coup d’une gra­vité sans pré­cé­dent aux liber­tés de base, à com­men­cer par la liberté de cir­cu­ler. Ce que l’on pour­rait croire propre à la Ve République en France est, hélas, la règle géné­rale, à laquelle même les démo­cra­ties par­le­men­tai­res les plus ancien­nes ont fini par suc­com­ber.

Les pré­ten­dus « libé­raux » n’ont plus rien à voir avec le libé­ra­lisme poli­ti­que d’antan. Voilà ce que j’avais eu l’occa­sion d’ana­ly­ser voilà une décen­nie dans La lon­gueur de la chaîne et qui est ample­ment confirmé par le cours des évènements. Quant aux anti­li­bé­raux paten­tés, loin d’être des adver­sai­res de la domi­na­tion du capi­tal, ils n’en sont que l’extrême gauche appor­tant à la désa­gré­ga­tion de toute cons­cience poli­ti­que cri­ti­que leur touche si par­ti­cu­lière de fana­tisme, d’imbé­ci­lité et un jargon réservé à ces pré­ten­dues élites de demi-ins­truits qui domi­nent tant les grands médias que la plu­part des partis poli­ti­ques. En se fai­sant les pro­mo­teurs de la pire des cen­su­res (la fameuse « cancel culture ») ils révè­lent ce qu’ils sont dans l’âme : des petits fas­cis­tes décé­ré­brés.

La grande transformation

Dans ce monde où la liberté n’a plus qu’une exis­tence pré­caire, où l’égalité est deve­nue un gros mot et où la fra­ter­nité n’est plus que l’orne­ment dégou­li­nant de faux bons sen­ti­ments des dis­cours de LFI, nous assis­tons à une trans­for­ma­tion fon­da­men­tale des bases mêmes de la pro­duc­tion capi­ta­liste. La mon­dia­li­sa­tion sous la direc­tion amé­ri­caine est ter­mi­née. Donald Trump a sifflé la fin de la partie et la vic­toire de Boris Johnson et des par­ti­sans du Brexit est venue le confir­mer. On revient aux choses sérieu­ses, c’est-à-dire les États. Ainsi les États-Unis, toutes frac­tions confon­dues vien­nent d’adop­ter un des bud­gets mili­tai­res les plus fabu­leux de leur his­toire. Pourquoi ? Parce qu’il faut d’une part rani­mer l’économie amé­ri­caine par la bonne vieille méthode de l’infla­tion de l’économie d’arme­ment et, d’autre part, parce qu’il faut mon­trer aux Chinois qu’ils ne gagne­ront pas sans risque l’hégé­mo­nie dans l’économie capi­ta­liste telle qu’elle se des­sine aujourd’hui. C’est qu’en effet la Chine s’est rapi­de­ment remise de la secousse de la pan­dé­mie, sa crois­sance a repris et loin d’être sim­ple­ment can­ton­née dans l’économie manu­fac­tu­rière, la place que toutes les gran­des puis­san­ces ancien­nes lui avaient lais­sée, elle est en passe de deve­nir le leader mon­dial de la « high tech ». Son avance dans le domaine de la 5G, la place qu’occu­pent des entre­pri­ses comme Huwei ou Lenovo (qui est née du rachat de la divi­sion grand public d’IBM) se com­plète aujourd’hui d’une percée dans les bio­tech­no­lo­gies. Pendant qu’ici on ne parle que Moderna et Pfizer, les entre­pri­ses chi­noi­ses (notam­ment les trois plus gran­des) ont déjà mis au point des vac­cins contre le COVID et se pré­pa­rent à conqué­rir les mar­chés des pays émergents. Le pou­voir indus­triel chi­nois se double d’un « soft power » qui devien­dra d’autant plus impor­tant dans les années à venir que les uni­ver­si­tés chi­noi­ses pro­dui­sent chaque année autant de doc­teurs que les USA et l’Europe réunis et ce dans toutes les bran­ches de la recher­che…

Dans le sillage de la Chine, d’autres puis­san­ces de moin­dre rang affi­chent leur pré­ten­tion à domi­ner pour leur propre compte cer­tains seg­ments du marché mon­dial. La Russie (qui reste une puis­sance mili­taire majeure) mais aussi l’Inde évidemment, mais la Turquie, l’Arabie Saoudite ou l’Iran cher­chent leur voie. Tout cela est gros de conflits sérieux, mais témoi­gne que le « monde uni­po­laire » de la « mon­dia­li­sa­tion heu­reuse », c’est bel et bien ter­miné. Toute la cons­truc­tion de l’UE avait été conçue en pariant sur la pour­suite indé­fi­nie de cette phase du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste qui est aujourd’hui for­close. Les benêts euro­péis­tes chan­tent vic­toire avec la stra­té­gie euro­péenne de vac­ci­na­tion – oubliant au pas­sage que l’Europe de l’Est n’est pas aussi enthou­siaste et que les Hongrois choi­sis­sent aussi le vaccin russe. Mais sur­tout cet épisode de pure pro­pa­gande vise à mas­quer le fait ennuyeux que l’Europe du Nord s’apprête à sai­gner à blanc l’Europe du Sud quand il s’agira de rem­bour­ser les dettes de la pan­dé­mie. La bataille qui s’ouvrira néces­sai­re­ment fera beau­coup plus de morts que la pan­dé­mie.

Comme on a déjà eu l’occa­sion de l’expli­quer, l’un des enjeux des batailles à venir réside dans la pla­te­for­mi­sa­tion de l’économie. Le « great reset » appelé de ses vœux par le WEF (forum économique mon­dial, alias forum de Davos) s’ordonne autour de cette pers­pec­tive. La « grande remise à zéro » est rendue pos­si­ble par le COVID : « Les chan­ge­ments que nous avons déjà obser­vés face au COVID-19 prou­vent qu’il est pos­si­ble de repen­ser nos fon­de­ments économiques et sociaux. » Il ne s’agit évidemment pas de ren­ver­ser le capi­ta­lisme mais d’ins­tau­rer un nou­veau mode de régu­la­tion du capi­ta­lisme : « Ceci est notre meilleure chance d’ins­tau­rer le capi­ta­lisme des par­ties pre­nan­tes - voici com­ment nous pou­vons y par­ve­nir. » (Ces cita­tions et les sui­van­tes se trou­vent sur le site en fran­çais : fr.wefo­rum.org) Le « capi­ta­lisme des par­ties pre­nan­tes » est un projet global de refon­da­tion du capi­ta­lisme qui veut pren­dre en compte non seu­le­ment la COVID mais aussi la ques­tion envi­ron­ne­men­tale et la fra­gi­lité accrue de socié­tés dans les­quel­les les iné­ga­li­tés ne ces­sent de s’aggra­ver. Au fond, le WEF par­tage notre diag­nos­tic : la crise du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste atteint un point où l’effon­dre­ment global du sys­tème devient une pos­si­bi­lité.

Il s’agit pour le WEF de pro­po­ser des pla­te­for­mes qui explo­rent toutes les dimen­sions de ce chan­ge­ment global. Les auteurs le reconnais­sent : « Le niveau de coo­pé­ra­tion et d’ambi­tion que cela impli­que est sans pré­cé­dent. » C’est bien le retour de l’ultra-impé­ria­lisme » ima­giné par des auteurs marxis­tes comme Kautsky comme une nou­velle ère de déve­lop­pe­ment paci­fi­que du capi­ta­lisme. Cet ultra-impé­ria­lisme ne fut que la rêve­rie de réfor­mis­tes désem­pa­rés. Cependant, les auteurs de la pla­te­forme du WEF sou­tien­nent : « Mais il ne s’agit pas d’un rêve impos­si­ble. En effet, un des points posi­tifs de la pan­dé­mie est qu’elle a montré à quelle vitesse nous pou­vions appor­ter des chan­ge­ments radi­caux à nos modes de vie. Presque ins­tan­ta­né­ment, la crise a contraint les entre­pri­ses et les par­ti­cu­liers à aban­don­ner des pra­ti­ques long­temps consi­dé­rées comme essen­tiel­les, des voya­ges aériens fré­quents au tra­vail dans un bureau. » Ce qui était ini­ma­gi­na­ble est devenu pos­si­ble grâce au choc de la pan­dé­mie. C’est, expo­sée clai­re­ment, la stra­té­gie du choc bien ana­ly­sée par Naomi Klein. Les com­plo­tis­tes voient dans le COVID un com­plot des puis­san­ces occultes et ser­vent sur un pla­teau les argu­ments des anti-com­plo­tis­tes sti­pen­diés. Non, il n’y a pas de com­plot, mais des stra­té­gies, des orien­ta­tions de la classe capi­ta­liste trans­na­tio­nale qui peu­vent se saisir de l’occa­sion de la crise pour briser tous les obs­ta­cles. Le WEF n’est pas le club secret des « maî­tres du monde », mais l’émanation publi­que et même assez fran­che de cette classe capi­ta­liste trans­na­tio­nale déjà bien ana­ly­sée, il y a deux décen­nies, par Leslie Sklair.

La pla­te­forme « great reset » note encore : « les popu­la­tions ont mas­si­ve­ment montré leur volonté de faire des sacri­fi­ces au nom des tra­vailleurs de la santé et autres pro­fes­sions essen­tiel­les, ainsi que des popu­la­tions vul­né­ra­bles, telles que les per­son­nes âgées. Et de nom­breu­ses entre­pri­ses se sont mobi­li­sées pour sou­te­nir leurs employés, leurs clients et les com­mu­nau­tés loca­les, en évoluant vers le type de capi­ta­lisme des par­ties pre­nan­tes auquel elles n’avaient aupa­ra­vant accordé qu’un inté­rêt de pure forme. » On notera qu’il n’est pas fait men­tion des sacri­fi­ces néces­sai­res que l’on pour­rait deman­der aux magnats de la finance, aux action­nai­res et autres « ton­deurs de cou­pons » comme on disait jadis. Non, il s’agit bien d’obte­nir de nou­veaux sacri­fi­ces de la part des popu­la­tions et impo­ser des réfor­mes qui n’avaient pas pu être impo­sées dans le passé. Puisque les popu­la­tions sem­blent accep­ter des contrain­tes qu’il aurait semblé ini­ma­gi­na­ble d’impo­ser en temps normal, nos rédac­teurs disent sim­ple­ment : « il faut battre le fer quand il est chaud ».

Évidemment tout cela est pré­senté sous l’embal­lage plus allé­chant de la cons­truc­tion d’une société meilleure : « Le pro­gramme de Grande remise à zéro se com­po­se­rait de trois éléments prin­ci­paux. Le pre­mier orien­te­rait le marché vers des résul­tats plus justes. À cette fin, les gou­ver­ne­ments devraient amé­lio­rer la coor­di­na­tion (par exem­ple en matière de poli­ti­que bud­gé­taire, régle­men­taire et fis­cale), moder­ni­ser les accords com­mer­ciaux et créer les condi­tions néces­sai­res à une « économie des par­ties pre­nan­tes ». À l’heure où l’assiette fis­cale se dégrade tandis que la dette publi­que monte en flèche, les gou­ver­ne­ments ont de bonnes rai­sons de pour­sui­vre une telle action. »

Pour sortir des géné­ra­li­tés enve­lop­pées dans des paro­les miel­leu­ses, il faut aller feuille­ter les nom­breux docu­ments publiés par le WEF. Toutes ont un seul objec­tif : ren­for­cer la « rési­lience » du sys­tème, c’est-à-dire du sys­tème capi­ta­liste mon­dial. Mais, et c’est à sou­li­gner, les divers inter­ve­nants cher­chent à cons­truire une « société inclu­sive », c’est-à-dire réno­ver le capi­ta­lisme et en faire une nou­velle fron­tière. Ils sont très inquiets des consé­quen­ces de la situa­tion pré­sente et comme ils ne sont pas là pour faire de la pro­pa­gande sur les grands médias mais pour convain­cre les déci­deurs, ils peu­vent employer un lan­gage de vérité (au moins par­tielle) : « En 2020, la mon­dia­li­sa­tion économique est au point mort, la cohé­sion sociale est érodée par des trou­bles impor­tants et une pola­ri­sa­tion poli­ti­que, et une réces­sion en cours menace les moyens de sub­sis­tance des per­son­nes qui se trou­vent au bas de l’échelle des reve­nus. Alors qu’une nou­velle réces­sion mon­diale pro­vo­quée par la pan­dé­mie de santé COVID-19 a un impact sur les économies et les mar­chés du tra­vail, des mil­lions de tra­vailleurs ont connu des chan­ge­ments qui ont pro­fon­dé­ment trans­formé leur vie au sein et en dehors du tra­vail, leur bien-être et leur pro­duc­ti­vité. L’une des carac­té­ris­ti­ques de ces chan­ge­ments est leur nature asy­mé­tri­que : ils tou­chent les popu­la­tions déjà défa­vo­ri­sées avec plus de féro­cité et de rapi­dité. » Il faut donc d’urgence remé­dier à ces trans­for­ma­tions socia­les, avant que tout cela jette à bas le sys­tème lui-même. Ainsi le rap­port 2020 sur l’emploi expli­que-t-il : « Pendant une demi-décen­nie, le Forum économique mon­dial a suivi l’impact de la qua­trième révo­lu­tion indus­trielle sur le marché du tra­vail, en iden­ti­fiant l’ampleur poten­tielle du dépla­ce­ment des tra­vailleurs ainsi que les stra­té­gies visant à faci­li­ter la tran­si­tion entre les emplois en déclin et les nou­veaux rôles. Le rythme fon­da­men­tal des pro­grès vers une plus grande incur­sion tech­no­lo­gi­que dans le monde du tra­vail n’a fait que s’accé­lé­rer au cours des deux années qui se sont écoulées depuis l’édition 2018 du rap­port. Sous l’influence de la réces­sion économique actuelle, les ten­dan­ces sous-jacen­tes à l’aug­men­ta­tion tech­no­lo­gi­que du tra­vail se sont accé­lé­rées. S’appuyant sur la métho­do­lo­gie du rap­port sur l’avenir de l’emploi élaborée en 2016 et 2018, cette troi­sième édition du rap­port sur l’avenir de l’emploi pour 2020 donne un aperçu global de l’aug­men­ta­tion tech­no­lo­gi­que actuelle du tra­vail, des emplois et com­pé­ten­ces émergents et per­tur­bés, de l’expan­sion prévue de la reconver­sion et de l’amé­lio­ra­tion des com­pé­ten­ces en masse dans les dif­fé­rents sec­teurs d’acti­vité ainsi que des nou­vel­les stra­té­gies pour des tran­si­tions effi­ca­ces de la main-d’œuvre à l’échelle. » Tout ce dis­cours est bien connu et 2020 est bien dans la lignée de ce qui avait été pro­posé les années pré­cé­den­tes. Comment faire mieux passer la restruc­tu­ra­tion du capi­ta­lisme mon­dial ? Voilà la ques­tion.

Le pro­blème du « great reset » n’est pas que ses par­ti­sans man­quent d’idées. Ils ont même du cœur et s’inquiè­tent du sort des plus fra­gi­les. Mais toutes ces belles et géné­reu­ses idées se réa­li­se­ront comme d’habi­tude comme des cau­che­mars. D’une part l’appel à la coo­pé­ra­tion des nations et de toutes les « par­ties pre­nan­tes » res­tera un vœu pieux. Les États col­la­bo­re­ront, n’en dou­tons pas, pour trou­ver le meilleur moyen de sou­met­tre et de dis­ci­pli­ner les tra­vailleurs dont la condi­tion s’est déjà for­te­ment dégra­dée. Mais le reste, ce sera busi­ness as usual et chacun pour soi. Ni les Chinois ni les Américains n’ont l’inten­tion de se sou­met­tre aux avis des autres nations qui com­men­cent à trou­ver un peu pesante leur domi­na­tion…

Plus fon­da­men­ta­le­ment, les gens du WEF savent, comme tous les capi­ta­lis­tes un peu luci­des que « les carot­tes sont cuites », c’est-à-dire que les res­sorts fon­da­men­taux de l’accu­mu­la­tion du capi­tal sont ou brisés ou en train de s’épuiser. Pour que ce mode de pro­duc­tion puis­que conti­nuer à assu­rer une accu­mu­la­tion du capi­tal suf­fi­sante pour que les indi­vi­dus puis­sent avoir quel­que chance de récol­ter les miet­tes de la crois­sance et éventuellement de se faire une place au soleil, il faut deux condi­tions : pre­miè­re­ment, de l’énergie à très bon marché, ce qu’a été l’énergie fos­sile depuis les débuts de la révo­lu­tion indus­trielle ; et deuxiè­me­ment, une démo­gra­phie suf­fi­sante pour qu’on ait tou­jours de la main-d’œuvre à bon marché à s’offrir et des débou­chés nou­veaux pour les mar­chan­di­ses. Pour la pre­mière condi­tion, d’une part l’énergie fos­sile com­mence à s’épuiser et coûte de plus en plus cher à extraire. Il reste beau­coup de char­bon… Mais tout cela pro­duira du CO2 en masse et contri­buera à rendre la pla­nète invi­va­ble et à pré­ci­pi­ter la crise – le WEF ne cesse d’insis­ter sur ce point. Concernant le deuxième point, nous sommes en train d’arri­ver à un pic. La mul­ti­pli­ca­tion par 7 de la popu­la­tion mon­diale qui a assuré le triom­phe du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste n’est pas une opé­ra­tion qui pourra être réé­di­tée ! La tech­no­lo­gie ne pourra rien à tout cela.

La vérité est que le capi­ta­lisme n’a pas devant lui une nou­velle période de crois­sance et d’avan­cées tech­no­lo­gi­ques heu­reu­ses. C’est au contraire une période de sta­gna­tion, de crises et de décrois­sance (dont la pan­dé­mie nous a donné un avant-gout) qui se pro­file et qui mettra sérieu­se­ment à mal la fameuse « rési­lience » du sys­tème, lequel ne pourra sur­vi­vre qu’on plon­geant l’huma­nité dans la bar­ba­rie. Quelques conclusions

Le com­plo­tisme a ceci d’absurde, entre autres choses, qu’il pose qu’une poi­gnée de capi­ta­lis­tes sont les maî­tres du monde et qu’ils peu­vent tirer toutes les ficel­les qui leur per­met­tent de domi­ner éternellement. Il n’en est évidemment rien. La grande trans­for­ma­tion du capi­ta­lisme dont le WEF se fait le chan­tre est impos­si­ble. Et les capi­ta­lis­tes ne savent pas plus que les autres humains à quel saint ils doi­vent se vouer. Qu’une poi­gnée d’ultra­ri­ches se goin­fre ne signi­fie abso­lu­ment pas que le sys­tème soit puis­sant. La roche tar­péienne est proche du Capitole, disait-on à Rome. Les Bezos, Gates, et autres Arnaud sont pour une part des images cons­trui­tes par la société du spec­ta­cle qui mas­quent la réa­lité. Quand Elon Musk, PDG de Tesla triple sa for­tune en quel­ques mois grâce à une entre­prise qui ne rap­porte pas un dollar (ou pres­que), ce qui est attendu de nous, c’est la foi, la foi du char­bon­nier, dans la réa­lité de cette mon­ta­gne de mon­naie vir­tuelle. À côté de ces fan­tai­sies, la trans­sub­stan­tia­tion du corps du Christ dans la sainte eucha­ris­tie appa­raît comme une his­toire par­fai­te­ment ration­nelle et réa­liste !

Rien n’empê­chera l’effon­dre­ment du sys­tème. Trois ans ou trente ans, c’est assez peu à l’échelle his­to­ri­que, mais beau­coup de gens s’accor­dent sur ce délai maxi­mal. La ques­tion n’est pas de savoir si le sys­tème capi­ta­liste s’effon­drera, mais com­ment il s’effon­drera. Les opti­mis­tes écarteront d’un revers de manche nos pré­dic­tions, oubliant qu’un pes­si­miste est un opti­miste bien informé. La « belle époque » pré­cé­dait la pre­mière guerre mon­diale et les « années folles » la seconde. L’homo ludens joue encore mais la « teuf » est finie. Serons-nous capa­bles de pré­ser­ver le monde quand le capi­tal s’effon­drera ?

Le 29 décem­bre 2020


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