Attaque du congrès US : Coup d’état ? sédition ? occupation ?

vendredi 15 janvier 2021.
 

Les termes se bousculent pour caractériser l’envahissement du Capitole, mercredi 6 janvier, par une foule de militants pro-Trump. Mediapart passe en revue les arguments, pour tenter d’apprécier la signification et la gravité de l’événement.

Par Fabien Escalona

Jusqu’au bout, le mandat de Donald Trump aura fonctionné à la sidération. Mercredi 6 janvier, sur les écrans du monde entier, le spectacle s’est étalé d’un Capitole envahi par plusieurs centaines de manifestants acquis au président sortant. Forçant l’entrée du siège du pouvoir législatif des États-Unis, une horde bigarrée de suprémacistes blancs, complotistes, masculinistes, néonazis et autres tribus d’extrême droite, a interrompu, pendant quelques heures, le processus de certification de Joe Biden, vainqueur de l’élection présidentielle de novembre dernier.

Le choix des mots pour caractériser cet événement hors norme n’avait rien d’évident sur le moment et a logiquement fait l’objet de controverses. Le débat n’est d’ailleurs toujours pas clos, les positions s’ajustant au fur et à mesure des informations qui se précisent à propos des faits comme des acteurs impliqués. Il ne s’agit pas d’une simple querelle sémantique. La discussion porte, en fait, sur la nature et la gravité du danger qui plane actuellement sur la démocratie états-unienne, et potentiellement sur d’autres démocraties consolidées.

Avons-nous assisté à une tentative de coup d’État ? À chaud, comme d’autres, le politiste Paul Musgrave n’a pas hésité à employer le terme. Auteur d’une analyse publiée par Foreign Policy, il estime que les États-Unis ont bien été les témoins d’« un effort énergique de prise du pouvoir à l’encontre du cadre légal », causé par le président lui-même. Appelant à prendre la mesure historique de la transgression, il souligne que « les mécanismes du gouvernement constitutionnel ont été suspendus ».

Sur le moment et plus tard, d’autres chercheurs ont appelé à davantage de tempérance. Côté états-unien, Jim Globy a répliqué à Musgrave qu’il n’y avait pas eu de tentative effective de prise de contrôle des institutions et que Trump lui-même, tout en excitant sa base, n’avait pas pris d’initiative concrète dans ce sens. Côté français, l’historien Nicolas Offenstadt a souhaité rappeler qu’un coup d’État supposait « la mise en place, même précaire, d’un pouvoir de remplacement illégal ». Dans un article datant de l’an 2000, le juriste et philosophe Vittorio Frosini estimait pareillement qu’un coup d’État relevait d’une tentative clandestine d’éviction de la classe politique par une « contre-classe politique, qui de cette façon devient elle-même une classe gouvernante et repousse la précédente dans une situation d’illégalité et d’impuissance ».

Assurément, les choses ne sont pas allées jusque-là. Quant aux intentions elles-mêmes, elles restent sujettes à caution. « D’après ce qu’on sait à ce stade, avance prudemment Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’Iris, seule la volonté de prise du bâtiment était claire. Ce que les militants souhaitaient faire à l’intérieur l’est beaucoup moins. Pour ma part, je ne crois pas que Trump pensait réellement rester au pouvoir en encourageant une action de ce type. En revanche, il voulait certainement des images, exhiber la force politique qui le soutient et sur laquelle il faudra compter pour la suite. »

Sans nécessairement s’accrocher à tout prix au terme de coup d’État, plusieurs chercheurs estiment difficile de le balayer d’un revers de main. Surtout, ils ne souhaitent pas qu’on en vienne à minimiser l’événement du 6 janvier. Plusieurs facteurs les confortent dans cette attitude.

Prendre la mesure de la transgression

Il y a d’abord la présence au pouvoir du chef au nom duquel l’envahissement du Capitole a eu lieu. Répondant sur Twitter à Nicolas Offenstadt, l’historien André Loez affirme que « le pouvoir de remplacement illégal était bien là : le président sortant qui a lancé le mouvement ». Contacté par Mediapart, il remarque que « c’est une des différences avec les émeutes du 6 février 1934 en France [lorsque des ligues d’extrême droite ont tenté de pénétrer dans l’Assemblée nationale – ndlr] ».

« Je pense qu’il ne faut pas trop isoler l’événement, poursuit-il. Cela fait des mois que Trump tente d’empêcher la prise en compte de toutes les voix, au point de demander de lui en trouver à des responsables de l’État de Géorgie. Et des milliers de gens, dont des hauts responsables du Parti républicain, l’ont aidé dans ce sens. Cela ressemble quand même à un processus de coup d’État, c’est-à-dire une prise ou une conservation du pouvoir en dehors des voies démocratiques constituées. À tout le moins, c’est un assaut sans précédent sur un grand régime démocratique. »

Au fil des jours, le caractère prémédité et coordonné de l’action a, par ailleurs, été réévalué. Et si le but réel de la prise du Capitole reste flou, la possibilité d’un dérapage imprévisible n’était pas à écarter. Le philosophe Jean-Yves Pranchère invite à considérer un scénario où la situation serait devenue beaucoup plus confuse, en raison de la panique des acteurs eux-mêmes.

« Si Mike Pence [le vice-président – ndlr] n’avait pas joué son rôle et que des élus républicains avaient entretenu le cafouillage, peut-être aurait-il fallu repousser la certification des résultats. Je ne dis pas qu’on aurait basculé dans la dictature, mais l’alternance démocratique aurait mal fonctionné, avec une prolongation de l’incertitude. » Pour le professeur de l’Université libre de Bruxelles, on a assisté à une sorte de « répétition générale de ce qui aurait pu être un coup. Si des gens étaient tentés de retenter l’expérience, ils ont là une sorte de test de jusqu’où on peut aller – et, en l’occurrence, c’est allé assez loin, plus loin que ce qu’on pensait possible. »

Admettant le côté amateur et « basiste » de l’incursion armée, l’activiste Richard Seymour, dans un texte traduit sur Contretemps, tient à rappeler que celle-ci a été permise par l’inadaptation du dispositif policier et la passivité initiale des forces déployées. Avec des résultats plus serrés, une base trumpiste moins découragée et des foules plus conséquentes, l’issue aurait-elle été la même ? Parlant de « putsch desperado », Seymour inscrit l’événement dans une « phase [fasciste] expérimentale et spéculative, au cours de laquelle se forme une coalition de forces populaires minoritaires avec des éléments de l’exécutif et de l’aile répressive de l’État ».

Enfin, il ne faudrait pas être aveuglé par le folklore apparent des militants pro-Trump et les images hallucinantes de leur déambulation dans les couloirs du Capitole. « Ce folklore participe d’une intention très politique, qui consiste en l’affirmation d’une mouvance d’extrême droite à la fois très blanche et très masculine », rappelle Marie-Cécile Naves. Selon elle, le caractère clownesque de Trump n’a rien n’anodin, dans la mesure où il contribue à ridiculiser la démocratie, à en saper la légitimité.

Des précédents historiques existent, qui incitent à ne pas relativiser la dangerosité d’entreprises politiques au prétexte de leur excentricité. En son temps, l’antifasciste italien Camillo Berneri a ainsi décrypté le « dynamisme théâtral » de Mussolini (lire notre article). « On sous-estime à quel point cette dimension était présente dans les débuts du fascisme », confirme Jean-Yves Pranchère, selon qui le « registre grotesque » participe du phénomène autoritaire. « Le leadership de Trump, délibérément ubuesque, consiste en une affirmation de surpuissance par la transgression. Cela inclut une dimension viriliste qui me semble très importante et que l’on retrouve dans le style de certains occupants du Capitole, comme chez cet homme affublé de cornes. »

L’idéologie des acteurs, la préparation de leur action, l’incertitude que celle-ci a instillée dans le processus normal de l’élection… Ces arguments invitent à prendre au sérieux la gravité et la transgression à l’œuvre dans l’envahissement du Capitole. Tout en les partageant, le chercheur Naunihal Singh, spécialiste reconnu des coups d’État, refuse toutefois d’appliquer le label à l’événement du 6 janvier. Pour être qualifiée comme telle, une tentative de prise de pouvoir doit, selon lui, se faire à travers l’intervention illégale des forces de sécurité, ou d’une fraction d’entre elles.

« C’est une sédition, mais pas un coup », résume-t-il au Washington Post, donnant raison à Joe Biden dans l’utilisation de ce vocable. Le même chercheur considère que ce qui s’est produit peut également être décrit de façon pertinente sous le terme d’« insurrection, c’est-à-dire un soulèvement violent contre le gouvernement ». C’est aussi le mot privilégié par Marie-Cécile Naves. « En l’état actuel de nos connaissances, estime-t-elle, ce terme permet de désigner un rassemblement qui avait clairement une visée de violence politique, mais il est assez vaste pour laisser encore du champ à l’interprétation. »

L’historien Romain Huret, qui reconnaît volontiers la gravité des faits, juge néanmoins le mot encore trop fort pour une action dispersée en quelques heures. « Le meilleur terme, selon moi, est celui d’“occupation”. C’est un répertoire d’action qu’on associait jusque-là plutôt à la gauche, mais qui a été investi en l’occurrence par l’extrême droite. L’objectif des militants était d’occuper symboliquement le cœur d’un pouvoir qu’ils estiment dévoyé, parce qu’il trahirait les idéaux de la République des Pères fondateurs. »

Tout en soulignant le caractère inédit de « la contestation d’un résultat d’élection, et ceci jusqu’au jour même de la proclamation des résultats », le directeur d’études à l’EHESS y voit « une continuité dans l’escalade de cette mouvance, qui s’était notamment illustrée lors de la manifestation de Charlottesville en 2017, et se rapproche toujours plus des lieux de pouvoir ».

Un événement inédit pour une démocratie consolidée

Quel que soit le terme choisi, l’événement signale le franchissement d’un seuil qualitatif dans la dégradation de la démocratie états-unienne. Cette dégradation avait déjà été enregistrée dans plusieurs baromètres internationaux durant les années Trump et avait nourri plusieurs ouvrages auscultant de manière inquiète les possibilités de bascule dans l’autoritarisme.

unnamed Parmi ces derniers, La Mort des démocraties (Calmann-Lévy, 2019) a été très commenté. En dépit du titre-choc, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt s’y intéressent surtout à la façon dont les régimes démocratiques peuvent perdre leur substance de façon subreptice, à force d’« érosion de normes » comportementales, plutôt qu’en raison de ruptures franches avec l’ordre constitutionnel. Dans la même veine, le politiste Adam Przeworski considère dans son dernier opus, Crises of Democracy (Cambridge University Press, 2019), que « le spectre qui nous hante aujourd’hui est une subversion de la démocratie à la dérobée », par des dirigeants utilisant les lois pour neutraliser les contre-pouvoirs et rendre inéquitable la compétition électorale.

Cette fois, pourtant, le défi n’a pas été lancé de manière masquée. Il a consisté à remettre en cause ouvertement, y compris par la violence, cette norme fondamentale et minimale de toute démocratie représentative : quand les occupants du pouvoir perdent les élections, ils partent et laissent pacifiquement la place à ceux qui les ont gagnées. Certes, les élections contestées sont légion dans le monde, admet Pippa Norris dans une contribution à la revue Foreign Affairs (un cinquième des scrutins serait concerné). Cependant, ajoute la politiste, une contestation dans un pays de l’Atlantique-nord n’est pas censée se traduire par l’irruption d’une foule insurrectionnelle dans un lieu de pouvoir.

De fait, ce genre d’épisode a plutôt marqué les débuts des démocraties occidentales, avant que celles-ci ne se consolident. Parmi les parallèles historiques, André Loez mentionne ainsi l’envahissement de l’Assemblée, le 15 mai 1848, en France, mais pour souligner aussitôt que le pays est alors en plein apprentissage du suffrage universel, là où, cette année aux États-Unis, « il s’agissait pour le 45e président de laisser la place au 46e ».

De façon générale, avance Jean-Yves Pranchère, les épisodes révolutionnaires classiques de la vieille Europe se sont traduits par des invasions populaires destinées à corriger « un déficit des institutions et de la représentation ». À l’inverse, au Capitole, la foule « contestait un mécanisme qui fonctionnait, sur une base fausse et mensongère, contre des gens qui accomplissaient leur mandat dans le respect de la volonté populaire. Les manifestants ne venaient pas rappeler les représentants à leur devoir, ils venaient les empêcher d’accomplir leur devoir ».

Plus proche de nous dans le temps, les assauts contre les lieux de pouvoir concernent des régimes non occidentaux à la tradition démocratique moins installée – d’où le choc symbolique des images de mercredi dernier.

On pense, bien sûr, aux pays voisins de l’Amérique latine, où les coups d’État ont été nombreux et ont d’ailleurs régulièrement impliqué les États-Unis, soucieux de faire pièce à tout gouvernement socialisant. Mais c’est l’armée, plus qu’une foule insurrectionnelle, qui apparaissait comme l’acteur principal – le cas le plus spectaculaire ayant été le bombardement du palais de la Moneda par l’aviation de Pinochet, au Chili, en 1973. Plus récemment, fin 2019, une configuration plus complexe (mais aussi plus controversée) de soulèvement populaire et de décrochage des forces de l’ordre s’est récemment donnée à voir dans le cas de la Bolivie.

Pour trouver des répertoires d’actions davantage similaires à l’ère contemporaine, il faut plutôt se tourner vers l’est de l’Europe et l’espace postsoviétique. À l’occasion des révolutions dites « colorées », les intrusions violentes dans les centres du pouvoir ont été récurrentes. En 2003, en Géorgie, les partisans de Mikhaïl Saakashvili sont ainsi entrés par effraction dans le Parlement. En 2009, les manifestants ont fait de même en Moldavie, afin de chasser le président Vladimir Voronine. En 2014, en Ukraine, des manifestants escortés par des troupes d’autodéfense ont pénétré dans le palais présidentiel et la résidence personnelle de Viktor Ianoukovitch. Au Kirghizistan, souvent présenté comme la seule démocratie à peu près vaillante d’Asie centrale, l’occupation en forme de triptyque de la rue, du palais présidentiel et des médias officiels a eu lieu à plusieurs reprises (en 2005, en 2006 et en 2010), et une autre crise est en cours.

Si ces épisodes sont plus récents, ils ne s’en sont pas moins produits dans le cadre des démocraties naissantes, de constructions nationales récentes et d’États peu prospères à la périphérie de plus grandes puissances. Et, là encore, dans certains cas au moins, l’intrusion consistait à répondre à une confiscation de la souveraineté populaire, plutôt qu’à démentir celle-ci. On peut en dire autant, dans un tout autre contexte, de l’occupation du Parlement hongkongais par des militants prodémocratie, le 1er juillet 2019, après plusieurs semaines de manifestations massives contre le pouvoir chinois.

Au jeu des analogies, ce sont finalement les émeutes du 6 février 1934 qui restent le plus intéressantes et éclairantes. Au-delà des nombreuses différences, l’épisode pointe, en effet, vers une période durant laquelle des régimes démocratiques devaient composer avec des anciens combattants mal démobilisés et des sociétés brutalisées par la guerre. Ce contexte fut essentiel à l’action des factieux d’extrême droite de l’époque. Or, alerte Romain Huret, « on néglige trop souvent que les États-Unis sont un pays en guerre depuis le 11 septembre 2001, avec 500 00 soldats engagés sur des sols étrangers. Aucun pays au monde n’a envoyé autant de soldats à l’extérieur depuis vingt ans. Il en résulte une circulation des violences et des pratiques guerrières, qui alimente une menace intérieure. De nombreux soldats déphasés, abîmés, retrouvent une seconde vie dans la mouvance paramilitaire réactionnaire ».

Si la violence d’extrême droite n’est pas pour autant absente de la vieille Europe, il y a là une spécificité importante, qui joue un rôle dans la dégradation de la culture civique et la constitution d’une base sociale préalables à l’invasion du Capitole. Si l’on ajoute à cela les profonds biais conservateurs que recèlent déjà les institutions des États-Unis et le suivisme du Parti républicain envers Donald Trump qui le fait désormais ressembler aux partis de droite radicale les plus durs d’Europe, on comprend à quel point le régime peut être mis à l’épreuve d’événements aussi choquants que celui vécu mercredi dernier.

Richard Seymour insiste justement sur le fait que la prise du Capitole a été l’illustration, encore furtive, d’une coagulation de forces et d’affects potentiellement beaucoup plus dangereuse. « Le fascisme ne se développe jamais en premier lieu parce que la classe capitaliste se mobilise derrière lui. Il grandit parce qu’il attire autour de son noyau ceux que Clara Zetkin décrit comme “les sans-abri politiques, les déracinés sociaux, les indigents et les désillusionnés”. » Romain Huret prévient : « Si rien n’est fait pour prendre en compte le malaise social et psychologique qui a gagné une part croissante de la population, de tels épisodes risquent de se rééditer ».


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