2020 ou l’âme à découvert du vieux monde

jeudi 21 janvier 2021.
 

L’an 2020 est-il un de ces points de bascule historiques que les essayistes post-guerre froide voient en embuscade derrière chaque déflagration à gros effet de souffle de l’actualité, comme le furent 2001 (11-Septembre) ou 2008 (Subprimes) ? Le paradoxal bas-les-masques auquel il a donné lieu aura surtout montré le degré d’imprégnation de la lèpre persistante des maux du XXe siècle.

En 1348, lorsque la peste bubonique se diffusa à saut de puce de rat noir de port en port, de place en place, à chaque escale des flottes marchandes, à chaque transvasement de marchandises, dans les populations urbaines et rurales saignées à blanc, emportées par tiers ou par moitié, toutes sortes de bruits coururent avec le bacille, des bruits à rendre fou le plus perché des stylites. Les autorités civiles et religieuses, incrédules, plus ou moins prises au dépourvu, tirées à hue et à dia par les Diafoirus de l’université et les trafiquants d’élixirs, elles-mêmes décimées, parfois démissionnaires ou tentées de désigner les habituels boucs émissaires disponibles (les envahisseurs mongols, les Juifs empoisonneurs, les Lombards voleurs, les tanneurs pollueurs, puis, une fois la purge opérée et dans le secret de la confession, elles-mêmes, grandes pestiférées morales), eurent recours non pas au confinement strict de la population, qui, généralisé à tous les territoires, eût probablement entraîné un effondrement économique et sociétal total, mais au pistage (marquage) et à la quarantaine ou confinement ciblé des « feux » (ou foyers fiscaux). Ce n’était pas idiot, quoique cela arrivât trop tard pour empêcher l’hécatombe. Quelques villes comme Milan ou Bruges, mieux averties et plus promptes à s’organiser, fermèrent leurs portes et s’autoconfinèrent, mettant en somme le monde autour d’elles en quarantaine, et la Faucheuse les épargna. Relativement. Sans doute avaient-elles les moyens de tarir provisoirement la source de leur prospérité plutôt que leur population.

* * *

En 2020, lorsque le Covid-19 se diffusa à saut de puce d’avion d’aéroport en aéroport, de place en place, à chaque escale des flottes de la mondialisation néolibérale, à chaque transvasement de « minerai » humain ou animal, dans les populations urbaines aliénées par un travail insensé, surexposées aux maux de toute nature par le saccage environnemental, la promiscuité, le délitement des solidarités, la pauvreté, l’âge, les comorbidités de la sédentarité et de la malbouffe, l’inculture historique et la saturation informationnelle, toutes sortes de bruits coururent avec le virus, des bruits à rendre fou le plus flegmatique des employés de guichet. Les administrateurs politiques, incrédules, plus ou moins pris au dépourvu, captifs de leur habitus de caste imperméable à la prospective dès lors qu’il s’agit d’intérêt général, tirés à hue et à dia par les docteurs ès diversions des plateaux télé et les trafiquants de vaccins, eux-mêmes contaminés et parfois mis KO, confits dans le déni de leurs responsabilités et tentés de désigner les habituels boucs émissaires disponibles (un animal bizarre, les concurrents chinois, les réfugiés, leur propre population inconséquente, complotiste ou ataviquement réfractaire), eurent recours non pas au confinement strict de tout le monde, qui, généralisé à tous les territoires, eût probablement entraîné un effondrement économique et sociétal global, mais au pistage (autocontrôle et surveillance orwellienne) et au confinement ponctuel, sélectif, sous arrosage financier diluvien. Ce n’était pas idiot de leur point de vue, car, faute d’hécatombes massives, il y avait encore matière à faire suer le burnous pour prolonger leur économie de rente et de l’endettement massif à exploiter pour un futur retour de bâton austéritaire.

Cette année-là, il apparut clairement à celles et ceux à qui cela échappait encore que les écoles d’administration ne forment pas à l’administration des crises mais à celle des carrières et des vices de leurs élèves, jusque et au-delà de leur seuil d’incompétence ; que les cadres du capitalisme néolibéral ont plus besoin du prolétariat que l’inverse ; que le secteur tertiaire, hypertrophié, est pour une large part dispensable, hormis comme réserve ultime de consommateurs ; qu’il existe encore une classe ouvrière, indispensable, elle, et que sur ses épaules repose concrètement l’économie de rente capitaliste ; que la caste ne peut espérer sauver ses meubles que tant que cette classe ouvrière continue de se rendre à l’usine ; qu’on attend des personnels de santé et d’éducation, sous-payés, exsangues mais tout aussi indispensables, qu’ils contribuent, non par sentiment d’humanité mais par obligation de service disciplinaire, à maintenir à peu près égal ce flux des travailleurs « utiles » ; enfin que la révolution des chasubles conscientes de leur pouvoir n’a qu’à bien se tenir face à la tyrannie des seringues et à l’étouffoir d’une citoyenneté d’Épinal.

Cette année-là, on découvrit, après suspension de toute une économie parasitaire, à quoi tient l’essentiel et que ce n’est certes pas à la croissance vendue jusqu’alors comme panacée ; on découvrit aussi, une fois tombé le masque d’une représentativité politique sidérée, domestiquée, dépassée, que la démocratie ne tient plus à grand-chose quand les citoyens renoncent à s’en mêler ou en sont empêchés, et qu’une République réduite à ses pompes marche contre elle-même.

Cette année-là, les étudiants, sommés de se former, en plus du reste, à l’insécurité professionnelle et psychologique, se découvrirent cobayes, comme leurs enseignants, d’une immense opération d’abandon de la part de l’État, ourdie de longue date, parachevant la mise au pas concurrentielle de la communauté des savoirs, où la fausse béquille de la numérisation, aubaine concrète pour les Gafam, virtualise un peu plus le rattrapage du projet égalitaire de l’école républicaine, où l’école de la (sur)vie qu’on lui substitue est l’éteignoir de toute envie de s’accoucher, de se développer en conscience.

Cette année-là, les artistes et tout l’écosystème de l’intermittence créatrice, déjà malmenés par la précarité organisée et la starification putassière, soudain privés de scène et de public, découvrirent à quel point leur liberté proclamée est enchaînée au décorum, à la commande industrielle, au mécénat et au régime de subventions d’une culture officielle qui entend les mobiliser selon son bon plaisir et pour servir ses desseins ; jusqu’à quel point, également, le public est solidaire de ses pourvoyeurs de contenus – solidaire de loin, comme peut l’être un estomac des cuisines.

Cette année-là, la nature, à travers un virus, se découvrit une volonté que nous, humains, ne possédions pas de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre.

En fait, non. Comme je suis bête ! Le fléau covidien, c’est une machination de Greta Thunberg !


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