Pandémies : Mieux comprendre la diffusion des virus entre les espèces

dimanche 31 janvier 2021.
 

La pandémie de Covid-19 a ouvert une nouvelle ère dans la compréhension des maladies infectieuses et leur gestion à l’échelle mondiale. Une crise à laquelle nombre de pays ne s’étaient pas correctement préparés, se reposant sans doute sur les succès de l’antibiothérapie, de la vaccination de masse, de l’augmentation du niveau de vie et des systèmes de santé pour assurer la sécurité sanitaire de leurs concitoyens.

Rappelons-nous qu’au début du XXe siècle, les maladies infectieuses représentaient encore la principale cause de mortalité dans le monde. Aux États-Unis, l’espérance de vie était alors de 47 ans, avec une très forte mortalité infantile due aux maladies infectieuses. Quelques décennies plus tard, ce fut au tour des maladies chroniques – comme le cancer ou les maladies cardiaques – de devenir les principales causes de mortalité dans les pays aux ressources économiques élevées, avec une espérance de vie de nos jours proche des 80 ans.

Mais, en ce début du XXIe siècle siècle, dérèglements climatiques et recul de la biodiversité redistribuent les cartes d’une santé mondialisée. Des barrières qui se franchissent

La recherche sur les maladies infectieuses a changé de paradigme, prenant de mieux en mieux en compte les éléments pathogènes présents dans les écosystèmes.

Les barrières entre santé animale et humaine s’atténuent face au constat que deux tiers des pathogènes humains sont aujourd’hui issus d’un transfert horizontal de l’animal (sauvage ou domestique) vers l’homme.

Ces maladies infectieuses, dites « zoonotiques », constituent un véritable fardeau pour plus de 1 milliard d’individus dans le monde ; elles se concentrent principalement dans les zones tropicales, notamment en Afrique et dans le Sud-Est asiatique.

Dans un monde de plus en plus connecté, physiquement et virtuellement, les maladies infectieuses zoonotiques ont pris une nouvelle dimension. La crise sanitaire du Covid-19, en modifiant profondément la perception du risque infectieux issu de l’animal, en constitue un exemple frappant.

D’une espèce à l’autre

Pour certaines de ces affections zoonotiques, les hommes représentent ce qu’on appelle un « cul-de-sac » épidémiologique. C’est le cas de la rage, dont le virus ne peut pas se transmettre d’humain à humain. Pour d’autres maladies, ils constituent des hôtes accidentels, pas assez compétents pour amplifier, transmettre le pathogène et créer une épidémie, comme dans le cas de l’encéphalite spongiforme bovine. Mais, dans de rares cas, les êtres humains constituent des hôtes offrant les conditions favorables à l’installation du pathogène. C’est vrai pour le virus Ebola et, ces derniers mois, le SARS-CoV 2.

Les maladies nouvellement apparues (dites « émergentes) – dont 75 % sont zoonotiques – pouvaient jusqu’à présent faire relativement peu de victimes. Que ce soit le SRAS, la grippe influenza H5N1, le virus Nipah, la fièvre de la vallée du Rift ou le MERS-CoV, ces affections ont cumulé, à elles cinq, moins de 4000 morts par an. Elles auront toutefois fortement déstabilisé les pays touchés et inquiété les autres.

Par son adaptation et sa diffusion rapide, la Covid-19 est en train d’écrire une nouvelle page de la gestion des maladies infectieuses émergentes, la quasi-totalité des pays du globe ayant été touchés, en une rapidité record. Selon un dernier bilan, consulté le 2 juin 2020, plus de 376 000 personnes sont mortes de ce coronavirus.

En opposition aux maladies zoonotiques émergentes, d’autres maladies infectieuses zoonotiques (comprendre celles impliquant l’animal dans sa chaîne de transmission) sont endémiques dans de nombreuses régions du monde.

Ces affections sont souvent négligées, malgré un nombre important de victimes (59 000 morts par an pour la rage et 30 000 pour la leishmaniose, par exemple) et intensifient souvent les cycles de pauvreté pour des populations déjà vulnérables.

Citons enfin ces maladies infectieuses, non zoonotiques (qui n’affectent pas l’homme), mais impliquant toutefois l’animal dans leur transmission ; celles-ci peuvent engendrer des pertes animales et économiques importantes. Ce fut le cas en Chine, début 2019, avec le virus de peste porcine africaine. Transmis par des suidés sauvages aux élevages de cochons, il a entraîné la mort de centaines de millions d’animaux.

Caractériser le « saut d’espèces »

Face à toutes ces situations de saut de pathogène d’une espèce à l’autre, il est important de détailler les facteurs qui favorisent ces phénomènes et d’identifier les éléments inconnus à étudier. Le saut d’espèce, voilà un concept difficile à appréhender tant il désigne une multiplicité de situations. On peut toutefois distinguer deux grands types de sauts.

Il y a d’abord un saut d’espèces que l’on qualifiera d’« évolutif » : il correspond à l’émergence et à l’installation d’un pathogène au sein d’une nouvelle espèce (appelée dans ce cas « réceptrice ») à partir d’une espèce « émettrice » et après adaptation du pathogène à son nouvel hôte.

Les exemples récents, et les plus dévastateurs, de ce type de saut concernent, pour les hommes, la pandémie de sida ; et chez les non-humains, citons la décimation, au XXe siècle, de la population de lapins européens par la myxomatose ; et pour le XIXe, l’impact catastrophique de la peste bovine chez les ruminants africains. Si l’on remonte plus loin dans le temps, nombre de travaux indiquent que les maladies humaines majeures – rougeole, tuberculose ou variole notamment – sont issues d’un saut d’espèces (à partir d’animaux domestiques), il y de cela plus de 10 000 ans.

De nombreuses questions entourent ce phénomène.

En premier lieu, comment et pourquoi certains pathogènes sont capables d’infecter une nouvelle espèce et de s’y maintenir ? Pour le virologue Thijs Kuiken (Centre médical Erasme de Rotterdam), la probabilité qu’un virus devienne endémique dans une nouvelle population dépend de trois processus : les interactions interspécifiques entre hôtes émetteurs et récepteurs ; les interactions entre l’hôte et le virus chez l’espèce réceptrice ; les interactions entre individus chez l’espèce réceptrice. Si la transmission est possible, la connaissance du réseau de contacts est alors indispensable pour savoir si le virus va persister dans la population ou s’éteindre.

Ce type de saut s’oppose à celui, plus « écologique », où le pathogène franchit fréquemment la barrière des espèces, mais sans endémisation dans la population réceptrice. Ou, autrement dit, sans que l’espèce réceptrice puisse maintenir le pathogène sans contamination extérieure ; c’est notamment le cas pour le virus de la rage, qui affecte régulièrement de nombreuses espèces animales.

Des stratégies d’infection variées

Les pathogènes adoptent différentes stratégies pour infecter leurs hôtes. Ils peuvent être spécialistes et n’infecter qu’une seule espèce, comme le Plasmodium falciparum (l’un des cinq parasites responsables du paludisme) chez l’homme, ou généralistes et infecter un large spectre d’hôtes de différents ordres taxonomiques – comme la rage ou le protozoaire Blastocystis hominis.

Les raisons de cette variabilité sont encore largement méconnues, mais certains facteurs, telles les routes de transmission indirectes, sont identifiés comme étant associés à une grande variété d’hôtes sensibles.

Même s’ils peuvent infecter différents hôtes, les pathogènes dits « généralistes » sont habituellement, mais pas toujours, moins bien adaptés aux espèces colonisées le plus récemment. Par exemple, la dose requise pour le virus de la rage issu du renard pour infecter les chiens sera un million de fois supérieure à celle nécessaire pour infecter d’autres renards.

Le saut d’espèces, qu’il soit plus « évolutif » ou « écologique », est encore un phénomène mal compris. En percevoir les mécanismes constitue une étape clé dans l’étude des maladies infectieuses humaines et animales.

Les facteurs aggravants

Depuis une cinquantaine d’années, on souligne le rôle des « écotones » – ces zones de transitions entre deux types d’habitats – dans l’émergence de maladies infectieuses et la transmission interspécifique.

La multiplication d’activités d’élevage à la périphérie d’espaces dédiés à la protection de la nature augmenterait ainsi considérablement le contact entre animaux sauvages et domestiques.

Parallèlement, la démographie humaine croissante génère une forte pression sur les milieux naturels. En Australie, l’émergence des virus Hendras et Menangle accompagne, par exemple, une déforestation massive et une agriculture en expansion modifiant l’habitat des chauves-souris, porteuses des virus, en les poussant à exploiter des arbres fruitiers en zones périurbaines.

L’intensification de l’élevage à proximité des zones urbaines a également considérablement réduit les obstacles à la transmission interspécifiques. Près de 50 % de la population humaine vit désormais dans un environnement urbain, induisant une connectivité de plus en forte entre espaces ruraux dédiés à l’agriculture et zones citadines.

Un cas d’école décrit ainsi l’expansion géographique du virus de l’encéphalite japonaise en Asie du Sud-Est en lien avec l’augmentation de l’irrigation des rizières, de l’élevage porcin et de la démographie humaine.

Le rôle de la biodiversité et de l’homme

Nombre de travaux scientifiques soulignent que l’altération de la biodiversité peut être responsable des évènements d’émergence des maladies.

Hormis le fait que la fragmentation de l’habitation, la déforestation, l’augmentation de l’agriculture et de l’élevage redistribuent totalement les contacts entre espèces, des mécanismes liés à l’épidémiologie du virus sont également en jeu.

En effet, la disparition d’espèces sauvages enlève du système des individus et des espèces qui pourraient jouer le rôle de « cul-de-sac » épidémiologique, car moins adapté et moins capable d’amplifier et de transmettre le pathogène.

Par leur présence, ces individus et ces espèces sauvages permettraient ainsi de « diluer » la transmission des pathogènes. Cette théorie de « l’effet dilution » suggère ainsi fortement que des stratégies de conservation pourraient avoir des effets bénéfiques sur la santé humaine et animale.

Malgré l’intérêt d’aligner stratégies de santé publique, vétérinaire et environnementale, cette théorie reste fortement débattue, car extrêmement dépendante du contexte… davantage d’espèces entraînant également un plus large panel de pathogènes. En d’autres mots, la biodiversité des hôtes peut diminuer le risque comme augmenter la transmission de chaque pathogène.

La compréhension des mécanismes de diffusion d’un pathogène nécessite souvent de se placer à l’échelle de la communauté d’hôtes. La notion de réservoir se complexifie pour les pathogènes généralistes, et souvent zoonotiques, nécessitant l’adoption d’un paradigme multispécifique. Les conditions du maintien de tels pathogènes dans un système dépendent de la présence ou de l’absence d’une ou de plusieurs espèces hôtes, de la densité de ces espèces et de la fréquence des interactions au sein et entre ces espèces.

Cependant peu d’études montrent à ce jour la part relative de chaque espèce dans les dynamiques spatio-temporelles des maladies infectieuses. De même, les comportements humains et les pratiques culturelles, favorisant l’exposition d’une population à un nouveau pathogène, sont rarement intégrés dans les modèles de diffusion malgré leur importance dans les dynamiques épidémiologiques. Par exemple, la consommation de viande de poulet crue a entraîné des cas mortels d’infection au H5N1 chez l’homme.

Il est temps désormais que la recherche traite sérieusement le rôle de la biodiversité et l’impact de sa détérioration sur nos sociétés, en lien notamment avec le risque infectieux dans le contexte de changement climatique. L’intégration des comportements humains (et de leur hétérogénéité) dans les modèles épidémiologiques est également un défi de recherche pour les années à venir.

Pour tout cela, il s’avère capital d’investir dans la formation d’experts internationaux, de mettre en place des approches holistiques et pluridisciplinaires pour comprendre les dynamiques qui animent les hommes, les animaux d’élevage et les animaux sauvages au sein de leurs environnements respectifs.

Vladimir Grosbois (Cirad) est co-auteur de cet article.

Eve Miguel, Chercheuse en écologie et épidémiologie, Institut de recherche pour le développement (IRD) ; Franck Prugnolle, Directeur de recherche en écologie et évolution, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Vladimir Grosbois, Research scientist, Cirad


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