Paranoïas américaines, le legs de l’ère Trump

dimanche 7 février 2021.
 

Nouveau président des États-Unis, M. Joseph Biden a d’emblée affirmé sa volonté de réconcilier un pays déchiré, tout en rompant spectaculairement avec l’héritage de son prédécesseur. Réaliser ces deux objectifs à la fois sera d’autant plus délicat que républicains et démocrates se haïssent et que l’amertume paranoïaque des uns conforte les tentations disciplinaires des autres.

Ainsi, l’ère de M. Donald Trump est arrivée à sa conclusion, dans une apothéose d’égotisme, d’incompétence et de violence. Le président milliardaire avait gardé le pire pour la fin. Après avoir perdu l’élection du 3 novembre 2020, il a refusé de reconnaître sa défaite et engorgé les tribunaux de dizaines de recours — tous rejetés, y compris par les juges qu’il avait nommés —, prétendant que la victoire lui revenait et qu’elle lui avait été volée selon une méthode non spécifiée. Cette théorie absurde est devenue parole d’évangile pour les élus républicains, notamment les plus jeunes et les plus ambitieux, qui se sont hâtés de la colporter. Le point culminant a été atteint le 6 janvier, lorsque M. Trump a appelé ses partisans à se diriger vers le Capitole, à Washington, où les parlementaires étaient en train de certifier le résultat du scrutin.

La planète entière connaît la suite : la foule a attaqué le siège du pouvoir législatif, dans une éruption de violence bouffonne qui a vu des émeutiers à cornes de bison ou en tenue de carnaval envahir le saint des saints de la démocratie américaine. Les uns ont fait des selfies dans les halls de marbre, d’autres ont agité le drapeau confédéré, d’autres encore ont lancé des appels au meurtre. Sans doute espéraient-ils que, en terrorisant les élus, ils aideraient M. Trump à s’accrocher au pouvoir ; au-delà de cet objectif immédiat, leurs intentions demeuraient floues.

Il est toujours choquant de voir des gens qui affabulent commettre des mons- truosités sur la foi de ces croyances. Dans le cas d’espèce, les assaillants du Capitole ont franchi une ligne considérée comme sacrée par la plupart des Américains. Et, ainsi, ils sont parvenus à faire ce que personne n’avait réussi durant les quatre années du mandat de M. Trump : susciter un sentiment de honte dans les rangs du Parti républicain.

Du jour au lendemain, les figures conservatrices les plus médiatisées sont passées d’un soutien franc et cordial aux foules chauffées à blanc par le président à une tentative désespérée de s’exonérer de l’attaque du Capitole en l’imputant, sans aucun souci de vraisemblance, aux « antifa » (antifascistes). Twitter a coupé le sifflet à son utilisateur le plus fameux. La Chambre des représentants l’a mis en accusation (impeachment) pour la seconde fois, un doublé inédit dans l’histoire de la présidence américaine. Toutefois, le contrecoup le plus rude est survenu lorsque les grandes banques du pays ont annoncé qu’elles cesseraient de financer le Parti républicain, dont l’objectif prioritaire a toujours été de mettre ces mêmes banques à l’abri des lois.

Dès lors, un nouveau jour s’est peut-être levé sur l’Amérique. Depuis une décennie, nombre d’éminents spécialistes ont prédit l’effondrement imminent du conservatisme, de l’ère Reagan et du « Grand Old Party », inexorablement balayés par l’évolution démographique, le triomphe du progressisme multiculturel et l’avènement d’une nouvelle génération d’Américains. Le naufrage du trumpisme dans un marécage de folie et de violence serait-il en train d’accomplir cette prophétie ?

Répondre à une telle question oblige à considérer l’ère Trump dans son ensemble, et à s’intéresser en particulier à cette catégorie d’électeurs qui, au cours des vingt ou trente dernières années, ont progressivement quitté le camp républicain pour rejoindre l’électorat démocrate. Ces gens, je les connais bien : ce sont des personnes de goût et de bonne éducation, pour lesquelles la vie n’est qu’une suite de splendeurs et d’agréments. Je pense ici aux habitants des banlieues blanches les plus fortunées. Dans les cent comtés disposant des meilleures écoles du pays, M. Joseph Biden a recueilli 84 % des voix. Dans les cent comtés bénéficiant du revenu médian le plus haut, il en a obtenu 57 % (1). Il y a trente ans, les républicains l’emportaient confortablement dans ces deux catégories.

Comparer le poids économique de chaque territoire au vote de ses électeurs permet de mesurer le phénomène. Mme Hillary Clinton s’est un jour vantée d’avoir eu pour elle, en dépit de sa défaite à l’élection de 2016, les zones les plus « dynamiques » du pays, celles qui totalisaient « les deux tiers du produit intérieur brut américain » (2). Eh bien, M. Biden a fait mieux que cela : les comtés remportés par le candidat démocrate représentent 71 % de l’activité économique des États-Unis, contre seulement 29 % dans le cas des comtés pro-Trump (3).

J’ai grandi dans l’un des lieux prospères auxquels font référence ces études : Johnson County, dans la banlieue de Kansas City, un de ces quartiers périphériques cossus de la white flight (« fuite des Blancs ») où les ménages blancs qui ont déserté les centres-villes se regroupent entre eux. Même si ma famille n’était pas spécialement aisée, notre environnement social, constitué d’avocats, de médecins et d’architectes dont les enfants fréquentaient les meilleures écoles publiques, était de loin le plus riche du Kansas. Les résidents travaillaient dans des complexes de bureaux étincelants, faisaient leurs courses dans des centres commerciaux immenses et somptueux, jouaient au golf sur des greens paradisiaques, dînaient dans des restaurants de classe mondiale et vivaient dans des imitations d’hôtels particuliers dont les terrains s’étendaient sur des kilomètres de prairie. Jeune, je prenais la voiture avec des amis, du punk rock à fond dans les enceintes, et nous descendions le boulevard à six voies de Johnson County en nous moquant bruyamment de toute cette prétention bourgeoise.

La Silicon Valley vote démocrate

Nous nous moquions de ces gens car ils étaient la classe dirigeante. Non seulement Johnson County était blanc et riche, mais c’était de surcroît l’un des endroits les plus viscéralement républicains d’Amérique. À l’époque, les conservateurs contrôlaient pour ainsi dire chaque poste important et remportaient presque toutes les élections. Il nous semblait qu’il en avait toujours été ainsi. Le comté n’avait pas voté en faveur d’un candidat démocrate à la présidence depuis 1916, quand Woodrow Wilson siégeait à la Maison Blanche. Ses électeurs avaient dédaigné Franklin D. Roosevelt et John F. Kennedy, mais adoré Barry Goldwater, l’anticommuniste féroce qui avait mené les républicains à une cinglante défaite en 1964.

En novembre 2020, cependant, Johnson County a été l’un des cinq comtés du Kansas qui ont voté majoritairement pour le démocrate Biden. En le parcourant en voiture avant le scrutin, j’ai eu la surprise d’y voir d’innombrables panneaux « BLM » — pour Black Lives Matter, « Les vies des Noirs comptent » — plantés dans les jardins soigneusement taillés des riverains. Sur un terrain situé en face de l’ancien domicile du frère du président Dwight D. Eisenhower se dressait un monument d’art horticole, représentant une statue de la Liberté recouverte d’un filet sinistre et portant une pancarte : « S’il vous plaît, sauvez-moi ! Sauvez la démocratie ! »

Pourtant, la composition sociale de cet électorat n’a pas changé d’un iota. Il est toujours massivement blanc, éperdument corporate et extrêmement aisé. Les enfants continuent d’aller dans de très bonnes écoles, les cours de l’immobilier flambent plus que jamais, et les manoirs plantureux qui ressemblent à des pâtisseries luisantes sont toujours là. Johnson County continue de toiser avec condescendance les masses républicaines moins choyées par le sort qui peuplent la région, à ceci près que, désormais, il le fait depuis la gauche, du moins dans le sens où ce terme s’entend aux États-Unis. Vous pouvez continuer à vous gausser des villas tape-à-l’œil de la classe dominante si le cœur vous en dit, mais, ces temps-ci, vous risquez d’y trouver assez souvent un panneau clamant : « Les droits de la femme sont les droits de l’homme », « Écoutez ce que dit la science » ou « L’amour, c’est l’amour » (un slogan destiné à instruire les homophobes).

Localement, l’un des duels politiques les plus serrés de novembre dernier opposait un démocrate de Johnson County à un républicain de l’ouest du Kansas pour l’un des sièges de cet État au Sénat. Le candidat pro-Biden a dépensé pour sa campagne une somme quatre fois supérieure à celle de son rival pro-Trump : 28 millions de dollars, contre 7 millions. Un tel écart aurait été impensable il y a peu encore. Le soutien généreux et inconditionnel du monde de l’argent au Parti républicain était depuis toujours un principe cardinal de la vie politique de ce pays. Tout effort pour comprendre notre système commençait nécessairement par ce rappel : voilà pourquoi, disait-on, les républicains prennent les mesures qu’ils prennent ; voilà pourquoi ils proclament leur foi aveugle en la loi du marché ; voilà pourquoi leurs dirigeants partent en retraite anticipée pour devenir lobbyistes ; et, bien sûr, voilà pourquoi les républicains pulvérisent les démocrates en termes de financements électoraux.

Eh bien, pas cette fois. M. Trump a certes suivi à la lettre les règles du Parti républicain, accordant les faveurs les plus exubérantes aux riches et aux milieux d’affaires durant ses quatre années à la Maison Blanche, comme lorsqu’il a encore baissé leurs impôts ou organisé l’impunité des pollueurs. Mais cela n’a pas suffi. M. Biden a consacré 1,6 milliard de dollars à sa campagne électorale, contre 1,1 milliard pour M. Trump. Le milliardaire vantard a donc été battu à plate couture sur son propre terrain. Wall Street et la Silicon Valley, au premier rang desquels les Gafam au grand complet (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), qui figurent parmi les principaux donateurs de M. Biden, ont largement rallié le Parti démocrate. M. Trump l’a certes emporté dans la « vieille » économie industrielle, comme l’agroalimentaire, le charbon et le pétrole ; mais tous les secteurs qui définissent la culture américaine étaient entrés en « résistance » contre lui : l’industrie du divertissement le détestait, la tech le détestait, le monde universitaire le détestait. Le corps diplomatique l’exécrait également, tout comme l’appareil de la sécurité intérieure — les républicains étant responsables de la guerre en Irak — et le monde de la presse (hormis celle d’extrême droite).

Même la Central Intelligence Agency (CIA) l’avait dans son collimateur. Au point que, au cours des quatre dernières années, l’image de l’agence d’espionnage américaine s’est subitement inversée. À présent, à gauche, on est presque prié de verser une larme pour elle, au motif des calomnies et de l’animosité de M. Trump, qui l’a accusée d’avoir exagéré l’ingérence de la Russie dans l’élection de 2016. Le Washington Post a illustré ce retournement dans un article sur l’« histoire orale » du mouvement d’opposition à M. Trump (4). Cette succession de témoignages est divisée en chapitres ; chacun donne la parole à des personnages importants qui racontent combien la conduite du président les a choqués et de quelle façon ils ont rejoint la « résistance ». Le quotidien ne nous épargne aucun détail de la réaction horrifiée de ces gens le lendemain de l’élection de 2016, ni de leur décision de participer à la Marche des femmes de janvier 2017, ni du traumatisme que leur fit subir M. Trump lors de son discours au Memorial Wall de la CIA — le monument qui rend hommage aux agents tombés en mission —, le 21 janvier 2017.

Dans ce « lieu vénéré », comme le qualifie le Washington Post, le président fit, comme de coutume, une intervention stupide et vaniteuse. Un « discours plus que honteux » pour Mme Tammy Duckworth, sénatrice démocrate de l’Illinois. M. Pete Buttigieg, ancien rival de M. Biden lors de la primaire, qui vient d’être nommé ministre des transports, l’a vécu comme un « moment vraiment sombre ». S’offusquer de ce qu’un homme politique puisse manquer de respect à la CIA constitue assurément une innovation notable dans le camp progressiste. La portée historique de cette rupture est toutefois éclipsée par les propos d’un ancien directeur de la CIA, M. Michael Hayden, invité lui aussi à commenter le discours du Memorial Wall : « Le renseignement, c’est la recherche de la vérité. L’objectif d’un agent de renseignement est toujours de s’approcher autant que possible de la vérité. C’est quelque chose, je crois, que nous avons en commun avec la presse. »

Il est exact que, durant l’ère Trump, il est devenu de plus en plus difficile de distinguer la presse libérale de ce que l’on appelle à Washington la « communauté du renseignement ». M. Hayden est devenu lui-même en 2017 commentateur sur Cable News Network (CNN), de même que M. James Clapper, directeur du renseignement national sous la présidence de M. Barack Obama. M. John Brennan, autre ancien directeur de la CIA, a rejoint la National Broadcasting Company (NBC). D’innombrables ex-chefs de l’espionnage ont connu une reconversion similaire, spéculant à l’écran sur la « désinformation » trumpiste et sur le pouvoir occulte qu’aurait exercé M. Vladimir Poutine sur le président américain.

Ce qui nous amène nécessairement au « Russiagate », ce cauchemar de l’ère Trump qui a occupé tant de place pendant tant d’années, labyrinthe sans fin dont personne ne souhaite garder en mémoire les détours les plus extravagants. À l’origine de ce scandale, la « collusion », c’est-à-dire l’idée que M. Trump avait, d’une manière ou d’une autre, conspiré avec le gouvernement russe pour fausser l’élection de 2016. Ce qui revenait à dire qu’il n’était pas seulement un incapable ou un escroc, mais qu’il opérait comme agent d’une puissance étrangère hostile.

Mise en échec du journalisme

Des centaines d’accusations étayèrent le dossier. On laisse aux futurs historiens le soin de préciser quel expert a grossi quel détail, de quelle manière les règles du journalisme ont été suspendues et comment l’information télévisuelle a exploité la peur de la Russie afin de gonfler son audience. Restons-en au point essentiel : cette histoire fut le grand feuilleton médiatique des années Trump, le thème dominant des titres de « une », et toujours traité à sens unique, avec des révélations accablantes à la pelle. Étrangement, pourtant, lesdites révélations n’ont jamais abouti. Nul n’a été poursuivi par le procureur Robert Mueller pour complicité ou conspiration avec le gouvernement russe. Et son rapport a conclu, en mars 2019 : « En définitive, cette enquête n’a pas établi que des membres de la campagne Trump ont conspiré ou se sont coordonnés avec le gouvernement russe dans ses activités d’ingérence électorale. »

Autrement dit, le scandale politique le plus retentissant de l’ère Trump a enfanté un scandale journalistique. Dans leur zèle à faire tomber un président qu’ils méprisaient, les journalistes ont renoncé à toute apparence de mesure ou d’équité. Loin de camoufler leurs œillères, ils les ont revendiquées comme un progrès rendu nécessaire par les mensonges incessants de M. Trump. Ainsi que l’écrit Matt Taibi, le « Russiagate » est l’« arme de destruction massive de la nouvelle génération », mais à une échelle encore plus grande : « Les erreurs et les exagérations ont atteint un tel degré qu’elles ont balayé la réalité des faits. Nous sommes devenus de parti pris, comme si l’idée d’une presse indépendante dont le rôle consisterait à trier le factuel de la fiction n’avait plus cours » (5).

Mais ce scandale a eu peu de conséquences. Les commentateurs qui ont relayé de fausses informations sur le « Russiagate » n’ont presque jamais été sanctionnés. Cette spectaculaire mise en échec du journalisme n’a nullement empêché ses protagonistes de se percevoir comme des super-héros engagés dans une lutte intrépide contre les forces de la désinformation à l’étranger et contre leur complice à la Maison Blanche. Ainsi que le rappelle la devise mélodramatique adoptée en 2017 par le Washington Post, « la démocratie meurt dans l’obscurité ».

La presse démocrate a fait son miel du parallèle historique entre les années Trump et la guerre froide, cette autre période où les ténèbres russes menaçaient la démocratie et où l’information « sérieuse » livrait un combat essentiel contre la propagande étrangère. « De Black Lives Matter au lobby des armes, chaque fois qu’une division apparaît dans la société, la Russie recourt à la désinformation pour l’approfondir, semant le chaos dans l’ensemble du spectre politique », diagnostiquait le New York Times en 2018, dans une vidéo intitulée « Operation Infektion », en référence à une célèbre opération de désinformation soviétique (6).

Mais comment gagner cette nouvelle guerre froide, plus cruciale encore que la précédente, et qui a pour objet la vérité elle-même ? Le camp démocrate a ressorti une arme qui avait fait ses preuves à l’époque : la censure. Dans une récente interview, l’ancien directeur de la légendaire Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), M. Ira Glasser, homme de gauche de la vieille école, relate une conférence qu’il a donnée dans une prestigieuse école de droit : « À l’issue du débat, des personnes dans la salle se lèvent les unes après les autres, dont des enseignants parmi les plus jeunes, pour déclarer que leur objectif de justice sociale pour les Noirs, les femmes et les minorités de toutes sortes est incompatible avec la liberté d’expression, et que celle-ci est leur adversaire (7). »

On ne saurait comprendre la politique américaine sans tenir compte de ce que signale M. Glasser : beaucoup de progressistes ont accepté de faire front commun avec l’industrie de la tech pour conjurer la « désinformation » et les mauvaises pensées auxquelles l’homme de la rue pourrait être exposé. Les voix malsaines doivent être exclues des plates-formes. Les points de vue mensongers — comme les tweets postés par M. Trump après l’élection de novembre — doivent être masqués ou désamorcés par les autorités compétentes à l’aide de messages d’alerte. Les contenus qui relaient des « réclamations infondées, fabriquées ou inexactes » ont vocation à être supprimés.

Mais, avant de s’embarquer dans le combat visant à sauver la démocratie des ténèbres poutiniennes, on serait bien avisé de se souvenir de la manière dont la guerre froide s’est déroulée. La « peur des rouges » de la fin des années 1940 fut avivée pour accuser l’administration Truman de collusion avec les communistes — et infléchir encore plus à droite sa politique étrangère. Les chasseurs de rouges prirent pour cible les « agents de la subversion », obtenant qu’ils soient réduits au silence ou démis de leurs fonctions, ruinant ainsi leur vie. Ce fut une période d’hystérie morale, où le soupçon valait aveu. Guerres culturelles

La culture politique actuelle nous emmène tout droit vers une situation comparable. D’autant que l’attaque du Capitole a intensifié le climat de peur et de paranoïa. Mais qui sont les subversifs que la nation doit pourchasser ? Où sont les J. Edgar Hoover qui vont verser de l’huile sur le feu et neutraliser l’ennemi ? La vidéo du New York Times mentionnée plus haut nous apprend que les campagnes de désinformation russes exploitent les « divisions dans notre société », mais cette assertion pourrait s’appliquer tout aussi bien aux points de vue des chroniqueurs du New York Times. Twitter fonctionne de la même façon. CNN aussi, ainsi que Facebook et la majorité des médias. Comme le démontre Matt Taibbi dans son ouvrage, tel est le business model des médias de masse d’aujourd’hui : les guerres culturelles font rage autour de nous du matin au soir, car l’indignation et la division produisent de l’audience et permettent aux médias de vendre des friandises et des couches pour adultes. Faites démarrer votre voiture, et vous entendrez à la radio une voix critiquant un acteur pour avoir joué un rôle inapproprié dans un film. Allumez votre téléviseur, et vous verrez un éditorialiste fustigeant des militants antifascistes qui ont jeté des objets sur la police ou abattu une statue.

Certes, il ne s’agit pas toujours de désinformation. Le New York Times croit fermement que les guerres culturelles qu’il choisit d’alimenter sont des croisades pour le bien et la lumière. Et nul doute que les conservateurs sont convaincus de devoir réduire leurs opposants au silence, comme ils l’ont fait à d’autres moments de notre histoire. Cette fois, cependant, ce n’est pas la droite qui contrôle les armes. La légitimité culturelle repose entièrement entre les mains de la coalition des indignés, dont la réponse est simple : les experts savent. C’est à eux qu’il appartient d’appuyer sur le bouton « silence ».

La légitimité d’une guerre culturelle ne tient pas à la véracité de ses arguments, laquelle, il est vrai, n’est pas toujours aisée à déterminer : elle dépend de la position de ses protagonistes au sein de leur communauté professionnelle. À l’inverse, ce qui définit une « information tronquée », c’est le fait qu’elle soit émise par une personne ordinaire sans droit à la parole, un illuminé qui s’attaque aux experts sur Twitter et diffuse des théories conspirationnistes sur Reddit.

Le problème de la désinformation illustrerait ainsi la crise plus générale de l’autorité des élites, particulièrement sensible depuis l’avènement de M. Trump. Comme le regrettait Jonathan Rauch, de la Brookings Institution, dans un article publié par The Atlantic au cours de l’éprouvant été 2016, « notre problème politique le plus pressant aujourd’hui tient au fait que le pays a abandonné l’establishment, et non l’inverse (8) ».

S’inquiéter de la crise de l’autorité : voilà à quoi se consacrent certains progressistes américains par les temps qui courent. Les préoccupations plus anciennes, économiques, par exemple, récoltent des sarcasmes pendant que la restauration de la hiérarchie des expertises semble s’imposer comme une urgence morale. « Respectez la science », enjoignent les panneaux et les autocollants visibles dans les quartiers démocrates. Respectez l’expertise. Respectez la hiérarchie. Restez à votre place.

La politique étrangère, assurent-ils, doit appartenir à la « communauté » diplomatique. La politique de la banque centrale doit être protégée contre l’influence néfaste des fermiers. Aucune voix discordante face au consensus interne à chaque profession ne sera admise, du moins en public. Le doute doit être étouffé, sinon effacé. Les membres des professions médicales sont priés d’afficher un point de vue unanime — une logique de suppression de la pensée qui s’étend à tous les domaines de la connaissance.

Il ne s’agit pas ici de plaider pour une liberté d’expression absolue, ni de justifier les théories complotistes et xénophobes, ou les attaques contre l’enseignement universitaire. Il s’agit de l’avenir du Parti démocrate et de l’avenir de la gauche américaine. Une société démocratique ne peut qu’éprouver un haut-le-cœur lorsqu’on lui répète encore et encore, en termes tour à tour subtils et grossiers, que l’un de ses problèmes les plus fondamentaux réside dans son insubordination face à l’autorité des élites traditionnelles. Pis : lorsque ces élites se rassemblent dans une unanimité sans précédent pour proclamer que leur haut rang est gage de correction et justifie leurs privilèges ; lorsqu’elles affirment que nous sommes engagés dans une nouvelle guerre froide contre le mensonge ; lorsque les médias renoncent à toute neutralité, se présentent en super-héros et se déclarent mystiquement reliés à la vérité et à la légitimité ; lorsqu’ils font tout cela, puis se ruent sur l’une des informations les plus fabuleusement fausses de la décennie, alors une société comme la nôtre ne peut ignorer pareille hypocrisie, ni manquer d’y réagir.

Au bout du compte, ces sermons s’avèrent contre-productifs. Les quatre années passées à réprimander les partisans de M. Trump n’auront apparemment servi qu’à les convaincre de redoubler de dévotion envers leur icône corrompue. Tenter de faire honte aux gens qui ne s’élèvent pas jusqu’à vos standards de qualité personnels n’est jamais la meilleure stratégie pour infléchir leur comportement.

Pourtant, la gauche américaine est bien placée historiquement pour savoir que la politique de la remontrance donne des résultats médiocres. Durant la campagne de l’élection présidentielle de 1936, les classes dominantes (patrons de presse, économistes, avocats d’entreprise…) s’unirent dans un réflexe de panique morale pour tenter d’éviter un second mandat de Roosevelt. Environ 85 % des journaux du pays s’opposaient au président sortant et l’attaquèrent dans les termes les plus vifs, le qualifiant d’apprenti dictateur, de communiste ou de fasciste ; on l’accusa de galvaniser les fous furieux, d’ignorer les experts autorisés et de servir de marionnette aux Soviétiques.

Cette campagne eut le succès que l’on sait. Roosevelt riposta contre les « royalistes de l’économie » et gagna l’élection haut la main. À rebours de M. Trump, Roosevelt était un « populiste » authentique, et authentiquement populaire. Comme le notèrent divers commentateurs de l’époque, le front uni que la haute Amérique dressa contre lui accrut encore sa popularité.

« Comme du gaz lacrymogène »

Si leur profession existe encore dans trente ans, les historiens regarderont la période des quatre années que nous venons de vivre avec un mélange de dégoût et de confusion. Dégoût devant le spectacle de l’ignare bruyant et vaniteux qui trônait à la Maison Blanche, engloutissant des hamburgers et recrachant les théories conspirationnistes les plus délirantes sur Twitter pendant que la pandémie de Covid-19 faisait des centaines de milliers de morts dans le pays. Mais, en observant l’attitude des progressistes, ils secoueront la tête, incrédules. Comment ceux-ci ont-ils pu croire qu’il serait sage de gagner à leur cause les grandes puissances économiques et culturelles de notre époque — les maîtres de la Silicon Valley — pour censurer leurs opposants ? M. Glasser relate la délectation avec laquelle les universitaires de gauche ont adopté les « codes d’expression » (speech codes) très stricts promus par leurs facultés pour empêcher les cas de harcèlement, parce qu’ils « s’imaginent être toujours ceux qui choisiront ceux contre qui ces codes seraient utilisés ». Mais il est une chose, poursuit-il, que ces progressistes bien intentionnés n’ont pas comprise, c’est que « les restrictions de langage sont comme du gaz lacrymogène. C’est une arme apparemment très efficace quand vous l’avez en main et que la cible est proche, mais, dès que le vent change de direction — notamment sur le plan politique —, vous vous retrouvez le nez dans le gaz ».

Ainsi que le suggère cette comparaison, une telle histoire ne peut pas connaître une fin heureuse. L’attaque du Capitole nous a saisis d’effroi. Mais les démocrates se renient eux-mêmes s’ils pensent que la censure résoudra le problème. Il y a quantité d’adjectifs pour décrire l’action d’un parti qui, au cours des trente dernières années, n’a caché ni son indifférence envers la classe ouvrière ni sa révérence pour l’autorité de la haute société. « Progressiste » n’en fait pas partie.


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