« Avec le Covid-19, la présidentialisation de la Ve République a pris une forme radicale »

mardi 9 février 2021.
 

Les politistes Delphine Dulong et Brigitte Gaïti s’inquiètent, dans une tribune au « Monde », du rétrécissement de l’espace de la décision politique autour de la figure présidentielle, au risque d’une perte d’efficacité sur le terrain.

La succession des séquences est désormais bien établie : une réunion du conseil de défense dont on ne sait rien, puis le premier ministre (ou le ministre de la santé), accompagné de ministres concernés, qui vient devant les caméras, s’installe à une tribune, retire son masque et égrène les mesures à prendre (heures de couvre-feu, commerces autorisés à ouvrir, dérogations pour des sorties, etc.).

Le dispositif, inédit, s’est routinisé et dessine un nouvel espace décisionnel. Le conseil des ministres est éclipsé par ce conseil de défense, créé en 1906, activé durant la première guerre mondiale, constitutionnalisé en 1958 et réformé en 2002 puis en 2009, chargé, entre autres, de planifier les « réponses aux crises majeures ».

Autre innovation spectaculaire surgie dans la crise : un conseil scientifique, fort d’une douzaine de membres, très largement composé de médecins hospitaliers, doit outiller la décision politique en statuant sur l’état de la pandémie, les connaissances scientifiques et les mesures propres à y mettre un terme. Le conseil scientifique semble devoir résumer l’expertise scientifique sur le sujet, mettant de côté les compétences d’autres administrations, d’agences et d’établissement sanitaires, de corps formés à l’urgence, au soin ou à la prévention.

La loi d’urgence, votée et prolongée par un Parlement anesthésié qui peine à exister dans ce processus de décision [1], vient compléter cet assemblage.

Rêve technocratique

Le Covid-19 conduit donc à la fois à une recomposition et à un dépeuplement sévère de l’arène décisionnelle. Le dispositif, conçu sur le mode de l’état-major et inspiré de l’organisation militaire, est réputé permettre le retour d’une capacité d’action efficace et rapide en dérogeant au processus ordinaire, fait de réunions interministérielles, de compromis et marchandages entre les services administratifs des ministères, les agences sanitaires, les corps ou les représentants des professions. Il faut aller vite, plus vite que le virus dont la publication des chiffres de contamination rend visible chaque jour la dangereuse progression.

Le dispositif permet d’émanciper la figure élyséenne ; le conseil de défense se réunit à l’Elysée sous conduite présidentielle, les grandes décisions sont énoncées solennellement par le président de la République dans des retransmissions télévisées touchant un large public, les mesures plus sectorielles sont présentées par les membres du gouvernement. Les hiérarchies politiques sont ainsi mises en scène. Il en ressort une forme d’épuration du niveau décisionnel, rendu stratégique, rationnel, car placé à distance du gouvernement des choses, dégagé des nécessités et des vicissitudes de l’opérationnel ou de la logistique.

« L’Elysée, à la différence de Matignon, n’est pas armé pour gouverner au jour le jour »

La crise du Covid-19 réalise finalement le rêve technocratique d’une restauration de la puissance du commandement qui passe par le raccourcissement drastique des chaînes de décision, le court-circuitage de la cascade de réunions interministérielles, la marginalisation des agences, des autorités sanitaires et des groupes professionnels qui prétendent au monopole de la compétence sur le secteur.

Décider en urgence sous commandement élyséen, voilà ce qui guide ce nouvel assemblage politique. Décider donc, mais gouverner ?

Ce que le pouvoir politique gagne en émancipant la décision, gageons qu’il le perd dans le temps de la mise en œuvre et de la gestion opérationnelle. Après le moment initial de la sidération, de l’inhibition reviennent les acteurs de terrain, les maîtres d’œuvre des mesures à exécuter, écartés des premiers moments de la décision, qu’il s’agisse des vétérinaires, des pompiers, des pharmaciens, des généralistes, des élus locaux, des fonctionnaires opérationnels ou des représentants des intérêts professionnels. Beaucoup dénoncent l’absence de moyens disponibles en matériel ou en personnel, soulignent l’infaisabilité des directives et leur solitude sur le terrain, contestent les priorités affichées et s’irritent de l’irréalisme des technocrates.

La révolution silencieuse de l’Etat

S’agit-il d’un « oubli » coupable du terrain ou d’une forme d’improvisation politique ? De fait, la priorité donnée à la décision solitaire en temps de crise renvoie à un répertoire d’actions routinisé des présidents de la Ve République. On l’oublie souvent : l’Elysée, à la différence de Matignon, n’est pas armé constitutionnellement et surtout administrativement pour gouverner au jour le jour. C’est « une Rolls Royce avec un moteur de 2 CV », comme l’ont dit certains conseillers. Le président ne peut s’appuyer sur les denses réseaux formés par les administrations des ministères, leurs experts, leurs publics, les professionnels de leur secteur. Dès 1959, les locataires de l’Elysée ont cherché à prendre le contrôle de la décision, en multipliant les décrets simples non délibérés en conseil des ministres et les conseils restreints, ou en recourant à des hommes liges. S’ils s’affranchissent des circuits constitutionnels et politiques contraignant la décision, ils perdent ce faisant ce qui l’habilite, ce qui la rend possible parce que négociée, en prise sur le monde qu’il s’agit de réguler.

Cette émancipation de l’espace de décision sous signature présidentielle prend aujourd’hui une pente plus raide, renforcée par une politique de réforme de l’Etat, qui vise depuis plus d’une décennie à produire, à tous les niveaux d’encadrement, une reverticalisation du pouvoir censée restaurer le commandement et la rationalité de l’action. Les institutions transversales de l’Etat – directions interministérielles, ministères des finances et de l’intérieur – portent ces réformes dont Matignon et l’Elysée sont les chevilles ouvrières. Ce sont ces acteurs, peu ancrés dans les mondes qu’ils entendent régir, auxquels se joignent des cabinets de conseil, qui peuplent aujourd’hui une arène décisionnelle rétrécie. La crise du Covid-19 réalise la révolution silencieuse de l’Etat, elle en accentue même certains traits. La présidentialisation des régimes qui accompagne ces dynamiques décisionnelles de crise est observable partout en Europe, mais elle prend une forme radicale et, il faut le dire, inquiétante, dans le cadre de la Ve République.

Delphine Dulong Politiste

Brigitte Gaïti Politiste


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