Le retour de l’inflation, fausse peur ou vraie menace ?

mercredi 3 mars 2021.
 

Les polémiques autour du plan Biden aux États-Unis et la remontée des prix des matières premières ont relancé les inquiétudes de certains sur l’inflation. Une inquiétude largement exagérée et qui évite de penser aux enjeux concernant le mode de production.

- Par Romaric Godin

Alors que l’économie mondiale continue d’être engluée dans une pandémie apparemment sans fin, une crainte fait son retour, celle de l’inflation. Le phénomène est parti des États-Unis voici quelques semaines, où certains économistes de tendance néokeynésiennne ont jugé que le plan de relance de Joe Biden risquait d’être trop élevé et d’alimenter une « inflation comme on n’en a pas vu depuis une génération », affirmait l’ancien secrétaire d’État au Trésor Larry Summers.

Le point focal des marchés et des commentateurs a donc commencé à se fixer sur ce risque. Le mouvement a alors été alimenté par la prise de conscience de la flambée actuelle des prix sur les marchés des matières premières (lire l’article de Martine Orange). Puis, le chiffre de l’inflation de la zone euro en janvier publié le 23 février a relancé ces inquiétudes. En un mois, l’évolution des prix est passée de − 0,3 % à + 0,9 % sur un an, et même à 1,4 % en excluant l’alimentation et l’énergie.

Tout cela a été perçu comme le signe que la pandémie serait suivie d’une forte hausse des prix. Et logiquement, cette anticipation s’est traduite dans les taux, notamment les taux longs. Dans la foulée, les alertes se sont multipliées, comme cet éditorial du Point titré « Et revoilà l’inflation » et annonçant le retour du fléau de la hausse des prix. Mais cette crainte est-elle justifiée ?

A priori, la menace ne peut être complètement écartée. Les pandémies et les guerres, qui perturbent fortement le processus productif, sont généralement suivies de poussées inflationnistes plus ou moins longues. Ce phénomène se réalise par plusieurs canaux. Le premier est lié à la réadaptation de l’économie à l’après-désastre. Une fois l’épidémie terminée, la demande peut repartir rapidement, d’autant qu’une partie des revenus a été préservée, mais elle va se diriger vers des secteurs qui auront été durablement fermés ou qui se seront adaptés à une demande faible. Ce décalage peut entraîner une hausse des prix, parfois durable. C’est souvent le cas après un conflit où l’économie est organisée pour la guerre puis, une fois les combats terminés, doit servir à nouveau des besoins civils.

À la difficulté de la reconversion s’ajoutent d’ailleurs les effets des destructions et des pertes humaines. Avec moins de main-d’œuvre et moins de capital productif, on produit moins et on a donc plus de difficulté à faire face à la demande. C’est ce double effet qui fait des immédiats après-guerres des périodes de très forte inflation. Les records connus d’hyperinflation, répertoriés par une étude de 2012, datent d’ailleurs de l’après-Seconde Guerre mondiale, notamment en Hongrie entre août 1945 et juillet 1946, où, en moyenne, les prix doublaient toutes les 15 heures. En France, l’inflation était plus modérée, mais il y avait des restrictions sévères, notamment un rationnement qui n’a été levé qu’en 1949. Dans le cas des épidémies, le phénomène est plus diffus mais non pas différent. À la suite de la Grande Peste au XIVe siècle, la rareté de la main-d’œuvre a contribué à renchérir durablement la production agricole, alors que la demande reprenait.

Souvent, le phénomène est renforcé par le phénomène monétaire. Les États ont recours à la monétisation de leurs dépenses pour relancer la machine économique, mais les capacités productives ne répondent pas suffisamment à cette demande et le phénomène inflationniste est entretenu et peut même devenir incontrôlable, comme dans l’Allemagne des années 1920.

Si l’on s’en tient à ce simple tableau général, l’inflation semble effectivement inévitable. Une catastrophe accompagnée d’une sauvegarde relative des revenus et d’une forte action des banques centrales : les ingrédients semblent réunis pour revenir à la valse des étiquettes. Mais cette lecture n’est que superficielle. Car la pandémie de coronavirus n’est ni la peste noire, ni la Première Guerre mondiale. La ponction sur la main-d’œuvre reste réduite et les destructions de capital, si elles ne sont pas inexistantes (en raison de l’arrêt des investissements), restent aussi modérées. Bref, la situation est très différente, ce qui ne signifie pas que le risque inflationniste est entièrement exclu, mais la dynamique sera nécessairement différente. Elle le sera d’autant plus que le contexte économique en 2021 n’est pas le même qu’en 1348, 1918 ou 1945.

Mais il faut d’abord s’interroger sur ce que l’on entend par inflation. Des hausses de prix ponctuelles ne représentent pas une dynamique inflationniste. Cette dernière fonctionne principalement par un effet d’entraînement des salaires et des prix. Les prix font pression sur les salaires qui, à leur tour, font pression sur les profits et, de là, à nouveau sur les prix. Pendant les quatre décennies de néolibéralisme, l’obsession a été de briser cette dynamique en réduisant les protections salariales et la capacité d’organisation et de négociation des salariés. En insistant sur les dangers de l’inflation, on préservait d’abord les profits dans un contexte de ralentissement de la productivité. La vraie question est donc désormais de savoir si la pandémie est capable de changer cette donne.

Dès lors, il convient d’écarter l’argument classique de ceux qui annoncent le retour de l’inflation ou de l’hyperinflation par l’action des banques centrales. Ces défenseurs de la vieille théorie quantitative de la monnaie considèrent qu’il existe un lien entre la quantité de monnaie émise et l’inflation. Les politiques non conventionnelles des banques centrales ont certes gonflé le bilan de ces dernières et injecté beaucoup de monnaie sur les marchés, mais cette monnaie ne s’est pas transformée en inflation dans la mesure où lesdites banques n’ont jamais réussi véritablement à accélérer la dynamique économique. Elles ont donc surtout favorisé les marchés financiers et encore davantage certains produits comme les crypto-monnaies ou les actions des géants du numérique. C’est ici, ainsi que sur les marchés immobiliers, que s’est logée l’inflation.

Il y a par conséquent une différence essentielle entre la politique de la Reichsbank, la Banque centrale allemande, de 1914 à 1923 et celle des banques centrales aujourd’hui : la monnaie créée ne finit pas dans les salaires ni dans la demande. Le lien n’est donc pas automatique : si ces politiques monétaires n’ont pas réussi à faire rebondir l’inflation depuis 2008, il n’y a aucune raison que ce soit le cas aujourd’hui. Sauf s’il y a un changement majeur de politique économique.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message