Quand la banane était la meilleure amie des dictateurs

jeudi 1er avril 2021.
 

par HERNÁNDEZ-ECHEVARRÍA Carlos

- Comment ce fruit, aujourd’hui si répandu, a suscité les appétits parfois concurrents d’hommes d’affaires, de mercenaires, d’espions et de putschistes, pour le plus grand malheur des habitants de la région.

Il est difficile de croire qu’il n’y a pas si longtemps le fruit le plus populaire de la planète (on en consomme 100 milliards chaque année) était un mets exotique et inconnu dans la majeure partie du monde. Aux États-Unis, il n’était accessible qu’aux plus riches. Il en serait peut-être toujours de même si un jeune New-Yorkais du nom de Minor Cooper Keith n’avait pas été doté d’un sens aigu des affaires.

Des bananiers pour nourrir les ouvriers

En 1873, alors qu’il travaille à la construction d’une ligne de chemin de fer au Costa Rica, Keith a l’idée de planter des bananiers le long des rails pour nourrir les ouvriers. Il ne lui faut pas longtemps pour se rendre compte que ces fruits tropicaux qui lui reviennent si peu cher ont pris énormément de valeur une fois arrivés sur les quais de New York ou de La Nouvelle-Orléans.

Dix ans plus tard, il a déjà négocié avec le gouvernement costaricain une concession de 325 000 hectares de terres vierges à utiliser à sa guise ainsi qu’une exonération fiscale de vingt ans. Il a également épousé la nièce du président du pays. En 1899, il cherche des associés et fonde l’United Fruit Company.

L’entreprise s’implante d’abord au Costa Rica, au Panama et en Jamaïque, s’installe ensuite très vite au Honduras et au Guatemala, puis en Colombie, en Équateur, à Cuba et en République dominicaine. L’United Fruit devient propriétaire de centaines de milliers d’hectares de bananeraies, parfois sans rien payer. Dans les années 1930, il contrôle 90 % du marché mondial de la banane. Comme son produit vedette est périssable, il arme dès sa fondation une flotte de cinquante navires pour le transporter.

Le massacre des bananeraies

Dès le début, l’entreprise consacre une grande partie de son activité à empêcher les pays d’Amérique latine où elle fait pousser ses bananes de mettre le nez dans ses affaires. En 1911, Sam Zemurray, un jeune trentenaire arrivé récemment au Honduras, recrute des mercenaires pour renverser le président du pays Miguel Davila, qui a refusé de lui accorder certaines prérogatives. Zemurray deviendra plus tard le PDG de la société.

Lorsque l’United Fruit ne parvient pas à soudoyer les dirigeants en place ou à organiser un coup d’État pour les écarter du pouvoir, il sait qu’il peut presque toujours compter sur le soutien du gouvernement américain. En 1928, les 25 000 travailleurs de ses plantations colombiennes se mettent en grève pour obtenir des droits fondamentaux. Un mois plus tard, Washington menace Bogota d’une invasion militaire. À la suite de quoi les autorités colombiennes donnent l’ordre à l’armée de tirer sur un rassemblement de grévistes. Cet épisode est connu sous le nom de “massacre des bananeraies”.

Dans les années 1940, la multinationale s’attache les services du “père des relations publiques”, Edward Bernays. Bernays est un neveu de Sigmund Freud dont les parents ont quitté Vienne pour les États-Unis lorsqu’il était enfant. Il utilise les enseignements de son oncle pour perfectionner les techniques publicitaires. Durant son passage chez United Fruit, il promeut un produit avec un grand succès : un coup d’État en Amérique centrale.

Propagande orchestrée au Guatemala

En 1951, Jacobo Árbenz est démocratiquement élu président du Guatemala. Il décide de lancer une réforme agraire, et son gouvernement approuve l’expropriation d’une grande partie des terres que l’United Fruit n’exploite pas. Il promet d’indemniser l’entreprise sur la base de la valeur que cette dernière leur a attribuée dans ses déclarations aux services fiscaux, mais l’United Fruit exige beaucoup plus et a le soutien du gouvernement américain.

Bernays articule alors une campagne de propagande pour convaincre l’opinion publique qu’Árbenz est “un communiste” et que sa réforme agraire “a été dictée par Moscou”. L’United Fruit offre des voyages tous frais payés au Guatemala à des journalistes de grands médias et leur “organise” des présentations de faux témoignages concernant des bombardements, des émeutes communistes et des conseillers soviétiques. Bernays fait également circuler des rapports anonymes sur “le danger communiste au Guatemala” dans les cercles du pouvoir à Washington.

Le coup d’État a lieu en 1954, mené par une petite armée de putschistes entraînés par la CIA (qui venait de naître) sous le commandement du colonel Carlos Castillo Armas. Árbenz est contraint à l’exil et Castillo Armas devient président. Une fois au pouvoir, il annule toutes les réformes qui ont nui à l’United Fruit.

Paradoxalement, ce grand succès de l’United Fruit marque le début de son déclin. Quelques jours seulement après le coup d’État, le ministère de la Justice américain l’accuse d’infractions aux lois antitrust. Les ennuis avec les tribunaux, les grèves et les maladies qui frappent ses bananes s’abattent sur l’United Fruit, qui commence à perdre de l’argent. Au début des années 1970, il devient l’United Brands, au moment où il perd la première place dans le commerce de la banane aux États-Unis.

La crise qu’il traverse prend un tour tragique le 3 février 1975. À 8 heures du matin, Eli Black, le PDG de l’United Brands, se jette par la fenêtre de son bureau au 44e étage du célèbre bâtiment de la PanAm à New York. Comme souvent avec tout ce qui a trait à l’United Fruit, le drame est lié à un secret concernant un gouvernement d’Amérique latine acheté par l’entreprise. Deux mois seulement après le suicide de Black, l’United Brands est accusé d’avoir versé un pot-de-vin d’un million de dollars au président du Honduras Oswaldo López Arellano, en échange d’une réduction des taxes à l’exportation. Le scandale déclenche un nouveau putsch au Honduras, et l’United Brands finit par plaider coupable de corruption.

Carlos Hernández-Echevarría

Courrier International


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