Wall Street : la faillite d’un fonds souligne à nouveau les trous noirs de la finance

mercredi 7 avril 2021.
 

2 avril 2021 Par Martine Orange

La faillite du fonds Archegos a mis le monde financier en ébullition. Des banques font face à des pertes qui se chiffrent en milliards. Cette nouvelle débâcle illustre l’opacité des hedge funds, adeptes des produits dérivés. La finance est toujours hors contrôle.

Un fonds qui explose faute de pouvoir honorer ses appels de marge, des ventes précipitées à Wall Street, des banques qui font face à des pertes pouvant aller au-delà de 10 milliards de dollars, des régulateurs qui s’affolent et Goldman Sachs au milieu… Le scénario est familier. Mais, cette fois-ci, il ne s’agit pas de Lehman Brothers mais d’un fonds jusqu’alors totalement inconnu, en dehors des spécialistes, Archegos Capital Management. Mais sur le fond, rien n’a vraiment changé entre les deux épisodes.

Depuis une semaine, Wall Street ne parle plus que de ça. La débâcle d’Archegos a entraîné une liquidation spectaculaire de plus de 30 milliards de dollars à New York, le 26 mars. Certains titres ont chuté de plus de 30 % en une séance. Surtout de très grandes banques se retrouvent piégées. La banque japonaise Nomura a annoncé qu’elle risquait de perdre 2 milliards de dollars dans l’affaire. Crédit suisse affronte désormais la fronde de ses actionnaires après avoir averti qu’elle allait faire face à des « pertes très importantes ». Celles-ci sont évaluées entre 3 et 5 milliards de dollars. Les deux banques ont déjà été dégradées par les agences de notation. Mais d’autres banques seraient aussi concernées.

Même si cette faillite n’est pas a priori systémique, c’est-à-dire susceptible d’entraîner l’ensemble du système financier comme en 2008, elle constitue un sérieux avertissement. Contrairement à tout ce qui a été dit depuis une décennie, la finance n’est toujours pas sous contrôle.

De nombreux connaisseurs du monde financier ont souvent insisté sur le danger potentiel représenté par le trou noir des hedge funds. Ceux-ci sont restés à l’écart de toute régulation, de toute surveillance, et continuent d’œuvrer en toute opacité. Ils ne cessent de prospérer : en 2007, l’encours des hedge funds représentait 2 300 milliards de dollars, il atteint 4 000 milliards de dollars aujourd’hui. Les fonds indiciels qui géraient à peine 700 milliards de dollars en 2007, en contrôlent 8 000 milliards aujourd’hui.

C’est ce trou noir que le fonds Archegos a mis à profit pour se développer, attirant des banques toujours aussi âpres au gain. Profitant de l’absence de toute réglementation, celles-ci ont utilisé ce fonds en quelque sorte pour externaliser le trading pour compte propre, qui leur est désormais interdit, et contourner les obligations prudentielles qui leur sont imposées pour couvrir les risques.

Comment expliquer sinon que Goldman Sachs, Morgan Stanley, Deutsche Bank, Wells Fargo aux côtés de Crédit suisse et Nomura ont accepté de figurer parmi les principaux clients d’Archegos ? « Personne n’a jamais vu quelque chose comme cela avant : l’ampleur, les implications potentielles pour notre métier et comment de si nombreuses banques peuvent être absorbées par leur propre cupidité ou par un investisseur soi-disant intéressant », confiait un responsable de Wall Street au Financial Times au lendemain de la débâcle.

Car Bill Hwang, le fondateur d’Archegos, est connu de longue date dans le monde de Wall Street. Et sa réputation est plutôt sulfureuse, comme le rappelle le Financial Times. Gérant d’un fonds nommé Tiger Asia Management, spécialisé dans les investissements asiatiques, il a été poursuivi en 2012 pour délit d’initiés. Les régulateurs américains ont imposé des amendes massives au fonds, qui a dû fermer.

Après avoir plaidé coupable, Bill Hwang aurait dû être considéré comme infréquentable par le monde financier. Pourtant, il reparaît à peine un an après sa condamnation et fonde un family office nommé Archegos. Officiellement, celui-ci a 10 milliards de dollars de capitaux. Très vite, les investisseurs se bousculent pour devenir ses clients. Et les grandes banques ne sont pas les dernières.

Car Archegos offre des gains alléchants, surtout en cette période où l’argent vaut zéro, grâce à des méthodes censées être imparables : le total return swap ou contrat de différence. Ces dérivés ont déjà été utilisés par le fonds Long Term Capital Management dont la faillite en 1998 fit courir un risque à l’ensemble du système financier. Plus tard Warren Buffett a décrit ces total return swaps comme « des armes financières de destruction massive, porteuses de dangers potentiellement mortels ».

Le Wall Street Journal décrit ainsi le fonctionnement de ces total return swaps. « Il s’agit de contrats négociés par les banques de Wall Street qui permettent à un client de prendre des profits et éventuellement des pertes sur un portefeuille d’actions ou d’autres actifs en échange d’une commission. » L’investisseur verse une commission et la banque conserve les actions déposées en garantie. En retour, celui-ci reçoit de l’argent calculé sur les performances du portefeuille. En cas de pertes, la banque procède soit à des appels de marge pour couvrir la différence de valeur, soit procède à la vente de l’actif.

« Ces dérivés », poursuit le Wall Street Journal, « permettent aux investisseurs de prendre d’importantes positions tout en limitant les mises de fonds, par essence empruntées à la banque. […] Ils assurent aussi un total anonymat puisqu’à la différence des actionnaires, le détenteur de ces dérivés n’est pas obligé de déclarer la part de capital qu’il détient dans une société. »

Mais l’intérêt n’est pas que pour l’investisseur. Les banques y trouvent aussi largement leur compte. Car ce mécanisme leur permet de détourner l’interdiction du trading pour compte propre. Grâce à ces dérivés, elles ne sont officiellement associées à aucune spéculation boursière, puisqu’elles sont propriétaires de rien, le portefeuille est juste chez elles, déposé en garantie. Elles en touchent pourtant une partie des gains. De plus, cela leur permet, toujours par le jeu des garanties, de n’avoir pas à respecter les ratios prudentiels imposés à tous les établissements pour couvrir les risques.

Séduites par ce jeu censé être « gagnant-gagnant », toutes les banques se sont bousculées par venir prêter au fonds Archegos. Profitant de l’opacité qui règne sur ce marché – toutes les transactions se font de gré à gré, sans aucun contrôle –, celui-ci a utilisé l’effet de levier à plein. Surtout, il a décidé de concentrer ses investissements sur quelques titres comme le groupe Internet chinois Baidu, les groupes de médias Discovery et ViacomCBS.

Même dans cette période d’exubérance boursière, les analystes ne comprenaient pas l’envolée de ViacomCBS : depuis le début de l’année, il avait augmenté de 169 %. Ils ont eu la réponse cette semaine : Archegos avait amassé dans le plus grand secret des positions correspondant à plus de 10 % du capital en quelques semaines.

Mais la bulle a fini par exploser. À partir de février, les cours de certaines actions sur lesquelles Archegos avait massivement pris position ont commencé à chuter. Les banques ont commencé à demander des appels de marge pour couvrir la différence. Et Archegos s’est retrouvé étranglé : il n’avait pas les liquidités suffisantes pour couvrir ces gigantesques effets de levier.

Le 25 mars, Bill Hwang a organisé une réunion avec ses principales banques créancières. Et autour de la table, ce fut la surprise : les banques découvraient d’abord l’ampleur des pertes potentielles du fonds, plus de 30 milliards de dollars. La liquidation était inévitable. Surtout, elles comprenaient brusquement qu’elles étaient contreparties sans l’avoir su, sans jamais s’être informées, avec des garanties sur les mêmes titres. En d’autres termes, en cas de ventes précipitées, les prix des actions risquaient de s’écrouler et les banques allaient devoir essuyer de lourdes pertes.

« Une proposition émergea [lors de cette réunion] » raconte le Wall Street Journal, « que toutes les banques retardent les ventes importantes de titres et se parlent pendant le week-end », afin d’organiser une liquidation ordonnée.

Mais le mot coopération est inconnu chez les requins de Wall Street. Dès le lendemain matin, Goldman Sachs a commencé à vendre tous les titres qu’il avait en garantie pour Archegos. Il aurait liquidé en quelques heures pour plusieurs milliards de dollars sur le marché. Comprenant ce qui se passait, Morgan Stanley s’est empressé de l’imiter suivi par Deutsche Bank qui aurait lui aussi liquidé pour quelque 4 milliards de dollars de titres.

Ces ventes massives de quelques actions ont provoqué un effondrement. En quelques heures, les groupes favoris d’Archegos on perdu 20, 30, voire 50 % de leur valeur. Les banques qui n’étaient pas dans la confidence se sont réveillées quand il était trop tard. Elles ont dû liquider dans la précipitation tous les portefeuilles d’Archegos qu’elles avaient en garantie, en acceptant des pertes douloureuses.

C’est ainsi que Nomura et Crédit suisse ont dû avouer plusieurs milliards de pertes. Goldman Sachs lui s’en tire bien comme d’habitude. La banque a fait savoir que la faillite d’Archegos devrait être négligeable pour elle et n’aurait aucune conséquence sur ses résultats trimestriels.

La débâcle d’Archegos a cependant réveillé les régulateurs. La SEC a ouvert une enquête préliminaire sur les pratiques du fonds. Alors que, depuis des années, de nombreuses voix dénoncent l’absence totale de transparence sur le marché des dérivés, il va lui être difficile d’écarter une nouvelle fois le sujet. D’autant que la secrétaire américaine au trésor, Janet Yellen, ancienne présidente de la FED, s’est déclarée en faveur d’un renforcement de la régulation en ce domaine.

Mais l’épisode pourrait laisser des traces aussi dans les banques. En dépit de tous les contrôles de risques censés exister, aucune n’avait vu les dangers auxquels elles étaient exposées chez Archegos, puisque aucune n’avait exigé d’avoir une vue d’ensemble sur les positions prises par le fonds. « Il est très difficile pour moi de défendre les raisons pour lesquelles nous lui avons prêté autant d’argent », a confessé un responsable d’une banque liée à Archegos.

Au-delà, cette affaire, après la faillite de Greensill survenu il y a à peine un mois, est un rappel à l’ordre pour toutes les banques. L’appât du gain et la protection assurée des banques centrales leur ont fait oublier toutes les règles, y compris celles de la maîtrise des risques. Toutes ont prêté en acceptant des effets de levier gigantesques. Cela a nourri l’explosion boursière mais rend la situation intenable. Archegos est un de ces canaris dans la mine qui le démontre.


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