Quand le gouvernement américain protégeait aux USA les criminels de guerre nazis

jeudi 22 avril 2021.
 

Un jour de 1973, un « bureaucrate de niveau intermédiaire » des services d’immigration et de naturalisation (INS) a contacté la députée Elizabeth Holtzman pour lui dire que « le gouvernement américain possède une liste de criminels de guerre nazis vivant aux États-Unis. » Ne sachant que penser de ces allégations, Holtzman a accepté le rendez-vous et a appris de sa source que non seulement le service d’immigration disposait d’une telle liste, mais qu’il « ne faisait rien » à ce sujet. Holtzman ne sait pas comment procéder jusqu’à ce que, plus tard dans l’année, deux articles du New York Times viennent corroborer ce que le dénonciateur lui avait dit.

En avril 1974, alors que le commissaire de l’INS se présente devant le Congrès pour une audition annuelle de routine, Holtzman en profite pour demander s’il existe « une liste des criminels de guerre nazis vivant aux États-Unis. » Lorsque le commissaire répond par l’affirmative, Holtzman est presque « tombée de sa chaise. » Elle s’est heurtée à un « écran de fumée bureaucratique et au refus du commissaire de fournir une réponse directe. » Mais lorsqu’elle demande à voir la liste et tous les fichiers associés, à la surprise de Holtzman, l’INS accepte.

Une semaine plus tard, Holtzman se rend au bureau de l’INS à New York, où elle a accès à une cinquantaine de dossiers. Chacun présentait un scénario similaire. Il y avait un nom, des crimes de guerre présumés, et une enquête menée par un fonctionnaire de l’INS qui ne faisait aucun effort pour déterminer la véracité des accusations. Cela a inspiré « une colère si intense que Holtzman a promis de se consacrer à l’expulsion d’autant de criminels nazis qu’elle le pourrait, [et] avec l’espoir qu’ils soient jugés pour crimes de guerre » écrit Richard Rashke dans son livre sur le procès de John Demjanjuk, Useful Enemies : America’s Open-Door Policy for Nazi War Criminals [Des ennemis utiles : la politique américaine de la porte ouverte pour les criminels nazis, NdT].

En mai 1974, elle tient une conférence de presse pour détailler ses conclusions. Elle accuse l’INS d’un « laxisme et d’une superficialité effroyables » qui ont créé « un refuge pour les criminels de guerre nazis présumés. » Elle demande la création d’un groupe de travail sur les crimes de guerre pour commencer le travail que l’INS a négligé pendant des décennies. Cette « vilaine tache sur notre pays » comme elle l’a appelée, ne pouvait plus durer.

C’était un appel vibrant, mais peu d’actions ont suivi. Entre 1974 et 1978, les nazis restent en sécurité aux États-Unis ; ils ne font l’objet d’aucune poursuite ou enquête. Il y avait bien sûr l’inertie bureaucratique habituelle qui faisait obstacle. Mais les reportages ont commencé à suggérer une possibilité plus inquiétante : de multiples agences au sein du gouvernement américain, dont certaines avaient activement recruté des nazis à des postes sensibles, protégeaient désormais délibérément les nazis de toute poursuite.

Sur l’insistance de Holtzman, la force de frappe proposée (et entravée) s’est transformée en 1978 en ce qui devait être une unité spéciale de litige (SLU) plus puissante. Elle a également présenté et obtenu l’adoption de ce qui est désormais connu sous le nom d’amendement Holtzman, qui répondait à un défi juridique majeur auquel l’unité était confrontée. La loi élargit les critères d’expulsion pour inclure toute personne « en association avec le gouvernement nazi d’Allemagne [qui] a ordonné, incité, aidé ou participé de toute autre manière à la persécution de toute personne en raison de sa race, de sa religion, de son origine nationale ou de ses opinions politiques. »

Les efforts de Holtzman ont permis de combler une lacune qui empêchait auparavant de demander aux criminels de guerre nazis s’ils avaient « commis des crimes » pendant la guerre. L’amendement a également rendu « les ex-nazis inéligibles aux visas, et a éliminé la possibilité pour le procureur général de les admettre comme non-immigrants temporaires. »

Même avec ces nouvelles directives, le travail fut lent, coûteux et difficile. Les nazis décédaient, pour commencer. L’obtention d’informations fiables et crédibles sur leur passé s’est également avérée être un obstacle important, car les agences gouvernementales ne souhaitaient toujours pas coopérer de manière significative. Parfois, leurs efforts sont même allés jusqu’à subvertir le SLU.

Holtzman n’a pas cédé. Elle espèrait que le transfert du SLU de l’INS au ministère de la Justice permettrait d’accroître la portée de l’unité et sa capacité de poursuite. La nouvelle unité, logée au sein du DOJ, fut appelée le Bureau des enquêtes spéciales (OSI) et sera bientôt connue sous le nom « d’unité de chasse aux nazis. »

Avec un budget plus important et des lois révisées, les procureurs de l’OSI – Eli Rosenbaum et John Loftus en sont deux exemples notables – commencèrent sérieusement à localiser et, au minimum, à dénaturaliser les nazis vivant aux États-Unis. Beaucoup apparaissaient être des « citoyens modèles », comme le mécanicien chez Ford John Demjanjuk, qui fait également l’objet d’un récent documentaire sur Netflix, The Devil Next Door [Le diable de la porte d’à-côté, NdT].

Depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, le Bureau des enquêtes spéciales a obtenu une centaine de dénaturalisations ou d’expulsions des États-Unis en plus de 30 ans de travail. « Aucun autre pays n’a poursuivi plus rigoureusement les criminels de guerre nazis au cours des trois dernières décennies que les États-Unis » écrit la journaliste d’investigation Debbie Cenziper dans son livre Citizen 865 : The Hunt for Hitler’s Hidden Soldiers in America [La chasse aux soldats cachés de Hitler en Amérique, NdT].

À mesure que ces hommes vieillissaient, des questions se posaient quant à la constitutionnalité et à l’éthique des procès et des expulsions, qui pouvaient être coûteux, stressants et désorientants. Un exemple récent est le cas de Jakiw Palij, qui en 2018 a été expulsé du Queens, à New York, vers l’Allemagne à l’âge de 95 ans. Début mars, le nouveau bureau de l’OSI, la Section des Droits de l’Homme et des poursuites spéciales, a contribué à obtenir l’expulsion d’un gardien de sous-camp de Neuengamme âgé de 94 ans, Friedrich Karl Berger. « Berger était expulsable en vertu de l’amendement Holtzman de 1978 à la loi sur l’immigration et la nationalité » rapporte le New York Times.

La pression exercée par Holtzman pour que le gouvernement rende des comptes – cette éthique souvent éphémère du jeune politicien – a créé une vague d’intérêt gouvernemental, journalistique et public pour savoir dans quelle mesure le gouvernement américain avait non seulement ignoré la présence de nazis dans ses agences, mais les avait activement recrutés par le biais de la CIA et d’autres moyens, puis les avait protégés de toute poursuite.

En 1984, l’OSI était sur les traces d’Arthur Rudolph, le spécialiste des fusées qui avait « conçu la fusée Saturn V qui a emmené les astronautes sur la Lune en 1969. » Plutôt que de faire face aux « preuves irréfutables de la complicité de Rudolph dans l’abus et la persécution des détenus des camps de concentration » au camp de concentration de Mittelbau, Rudolph a renoncé à sa citoyenneté et a quitté le pays.

La question s’est naturellement posée de savoir comment une personne ayant le profil et le pédigrée de Rudolph avait pu se frayer un chemin sans encombre jusqu’aux plus hauts niveaux du programme spatial américain de la NASA. En 1985, la journaliste Linda Hunt a publié un article révolutionnaire dans le Bulletin of Atomic Scientists, qui a ensuite été repris par le Times.

S’appuyant sur des années de recherche et sur des informations obtenues par le biais des demandes de la loi sur la liberté de l’information, Hunt écrit que « des documents autrefois classifiés montrent que les responsables gouvernementaux ont dissimulé des informations sur de nombreux spécialistes [comme Rudolph et Wernher von Braun] afin de garantir leur statut légal en matière d’immigration aux États-Unis. » En fait, les fonctionnaires ont simplement modifié les rapports d’immigration afin de s’assurer que les talents allemands amenés aux États-Unis ne finissent pas par travailler pour des programmes communistes rivaux en Union soviétique.

Ce programme, appelé Operation Paperclip, a amené plus de 100 spécialistes nazis des fusées aux États-Unis. Il s’agissait des scientifiques chargés de concevoir la fusée V-2 qui a semé la terreur dans les paysages civils de Londres et d’Anvers dans les derniers jours de la guerre ; il s’agissait de fusées construites par des esclaves dans une installation souterraine si inhospitalière à la vie qu’il fallait un approvisionnement constant de prisonniers pour remplacer ceux qui mouraient.

Même avec ces rapports publics, la CIA a résisté à ouvrir ses dossiers pour que les historiens ou les reporters puissent les étudier. En 1998, Holtzman a témoigné devant la commission de la Chambre des représentants sur la réforme et le contrôle du gouvernement de l’importance cruciale de l’adoption de la loi sur la divulgation des crimes de guerre nazis, qui exigerait la déclassification des « dossiers secrets sur les criminels de guerre nazis. »

L’insistance de Holtzman a porté ses fruits et, dans les années qui ont suivi l’adoption de cette loi, des affirmations comme celles de l’ancien procureur de l’OSI, John Loftus, sur la complicité de la CIA dans l’arrivée de nazis aux États-Unis, se sont avérées largement fondées. Au début des années 1980, alors qu’il travaillait comme enquêteur pour l’OSI, Loftus a découvert des dossiers (parmi beaucoup d’autres) qui « révélaient que le département d’État américain avait fourni des visas à d’anciens nazis pour qu’ils travaillent ici sur des questions de renseignement pour l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. » Les patrons de Loftus à l’OSI lui ont ordonné de « rester à l’écart des coffres-forts » et il a dû s’en remettre à des informateurs, dont certains de la CIA, pour révéler que les services de renseignement américains avaient, après la guerre, accueilli des criminels de guerre nazis.

Loftus reste un personnage controversé, souvent malmené par les responsables gouvernementaux, ce qui n’est pas surprenant. (Il en parle avec ressentiment dans l’introduction de America’s Nazi Secret – Le secret nazi de l’Amérique, NdT – publié en 2010). Mais les documents déclassifiés après 1998 (une bataille difficile, naturellement, qui s’est prolongée dans les années 2000), comme l’écrit la journaliste Annie Jacobsen dans son livre Operation Paperclip, révèlent en fait une politique gouvernementale à grande échelle visant à recruter des scientifiques, des médecins et des bureaucrates nazis pour rejoindre les rangs américains.

Les archives montrent qu’après 1945, des milliers de nazis se sont installés aux États-Unis. Certains sont passés entre les mailles du filet pendant la période chaotique de l’après-guerre. D’autres ont appris que mentir sur les formulaires d’immigration pouvait être un moyen efficace d’être admis dans le pays. Ceux qui ont été recrutés par le gouvernement ont trouvé des agences prêtes à réécrire l’histoire pour leurs nouveaux employés. Dans presque tous les cas, ces personnes ont été laissées tranquilles par le gouvernement américain.

Le plus déconcertant est peut-être la façon dont la CIA a secrètement engagé d’anciens nazis comme espions et informateurs. Selon Lichtblau, les États-Unis ont employé « au moins un millier d’espions nazis [qui] faisaient tout, depuis la surveillance des lignes ferroviaires soviétiques en Europe de l’Est jusqu’aux briefings des hauts responsables de la CIA à Washington. »

S’il peut être difficile d’accepter l’idée d’employer des scientifiques qui ont conçu des fusées destructrices et des médecins qui ont utilisé des corps juifs pour des expériences douloureuses et souvent mortelles, telle était l’obsession de la Guerre froide d’être en « pôle position » comme l’appelle Jacobsen. Mais ces espions n’étaient pas seulement d’anciens nazis ; ils étaient souvent inefficaces et payés avec l’argent des contribuables pour leur travail mauvais et parfois trompeur. Et le gouvernement ne s’est pas contenté d’obtenir de précieux visas d’immigration pour les nazis ; il l’a fait tout en refusant l’entrée aux réfugiés juifs anciens détenus des camps de concentration, tout simplement rebaptisés camps de personnes déplacées.

Source : Tablet, Scott Lerner, 22-04-2020

Traduit par les lecteurs du site Les Crises


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