Les bourgeois, leurs valets, leurs bouffons

dimanche 25 avril 2021.
 

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Alors que l’affaire Chalençon a fait grand bruit, nous verrons avec le Stagirite que cette affaire exceptionnelle permet un coup de projecteur sur quelque chose de parfaitement ordinaire : les connivences entre les univers médiatiques et politiques, et enfin l’intérêt qu’ont les classes dominantes à rejoindre ces réseaux. On en parle dans ce nouveau numéro d’On sort les dossiers.

Qui aurait cru, il y a une semaine, en plein débats délétères sur “l’islamogauchisme” ou les réunions non mixtes, qu’un sosie de Polnareff complètement allumé allait retourner l’agenda médiatique ?

Dans un passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust décrit la salle à manger du Grand Hôtel d’une station balnéaire. Illuminée en pleine nuit, elle devenait “comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges”.

En plein troisième confinement, alors que les amendes pleuvent sur les citoyens qui font un petit écart, on découvre derrière les parois de verre de nos écrans ces restaurants clandestins où se rencontrent des nantis autour de dîners hors de prix au mépris des règles sanitaires communes.

Après le reportage d’M6, les internautes ont rapidement identifié l’inénarrable Pierre-Jean Chalençon, collectionneur fantasque fan de Napoléon qui s’est fait un nom dans le monde des ventes aux enchères, star de l’émission “Affaire conclue”, et propriétaire du Palais Vivienne.

Voulant banaliser les évènements qu’il a lui-même organisés ou ceux de son acolyte Christophe Leroy, notre Pierre-Jean national a donc réussi l’exploit de provoquer une bérézina médiatique du gouvernement en lancant la rumeur sur la présence de ministres.

Cette affaire est une fusée à trois étages : la propulsion est la question de la présence de ministres, l’étage intermédiaire est la question du respect des consignes sanitaires, mais le dernier étage, le plus important, qui demeure une fois les autres largués, est la question de ce que font les classes dominantes dans ces repas. Réponse : ce qu’elles font d’habitude - se rencontrer, tisser leurs liens, entretenir leur réseau.

1er étage - Si la théorie de la présence de ministres semble s’affaiblir - il est vrai qu’elle ne tient qu’aux allégations d’un extravagant - le problème est surtout qu’on est tellement habitués aux scandales qu’on trouve tout à fait plausible que les gens qui nous gouvernent se croient à ce point au-dessus des lois.

2e étage - Ministres ou pas ministres, il y a bien eu des ripailles bourgeoises. A-t-on affaire à des restaurants clandestins, donc à des violations des règles sanitaires ? C’est ce que l’enquête doit dire. en déterminant si ces repas avaient lieu dans le cadre d’une soirée privée ou d’un évènement commercial, au domicile d’un particulier ou dans un Etablissement Recevant du Public. Les menus payants, la présence de serveurs, et d’un chef professionnel pourraient accréditer la thèse du resto clandestin.

Il y a aussi la question morale du deux poids, deux mesures, quand on voit la jeunesse populaire verbalisée au moindre écart, les étudiants faire la queue à l’aide alimentaire, ou ces montpelliérains écopant de 405€ d’amende pour quelques verres de rosé sur la plage pendant que les happy few se payent des menus à 400€ et trinquent au Champagne.

3e étage. Cette affaire exceptionnelle met en fait un coup de projecteur sur quelque chose de parfaitement ordinaire : les connivences entre les univers médiatiques et politiques. Mediapart nous apprenait par exemple que Brice Hortefeux, ancien ministre de l’intérieur, a déjeuné fin mars avec l’éditorialiste Alain Duhamel chez le chef Leroy.

On comprend mieux la solidarité entre collègues. Il faut se rappeler ce que cette corporation dit lorsque ce sont d’autres secteurs de la société, ou les classes populaires qui enfreignent les règles sanitaires.

Cette connivence entre journalistes et politiques, est bien connue mais si on tire ce fil qui dépasse, comme avec une pelote, petit à petit tout un monde se dévoile.

Dans Les Ghettos du Gotha, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (spécialistes de la grande bourgeoisie) écrivent :

Les associations, les cercles, les conseils, les comités dessinent une toile d’araignée à la trame complexe. Chaque personne apporte dans l’institution son carnet d’adresses, en partie redondant avec celui des autres membres, mais en partie seulement.

Pour la haute société, les clubs, dîners mondains, déjeuners d’affaires, galas de charités, les ventes aux enchères, les cocktails ne sont donc pas seulement une façon de se divertir, il s’agit surtout d’entretenir des ressources qui peuvent jouer un rôle stratégique dans une trajectoire personnelle, comme réseaux à activer pour toucher un secteur éloigné du sien.

La grande bourgeoisie, parce qu’elle est organisée en réseaux qui eux-mêmes se structurent en réseaux de réseaux, met en contacts réels et potentiels l’ensemble des individus qui appartiennent objectivement à la classe. (Les Ghettos du Gotha, 2, Des portefeuilles de relations)

"C’est le retour de la lutte des classes", s’indignait Chalençon face au tollé. Mais elle n’avait jamais cessé, et comme le montrent les Pinçon-Charlot, c’est bien la grande bourgeoisie qui est la plus mobilisée dans cette lutte. Quitte, pour défendre ses intérêts à s’affranchir des clivages politiques apparents. Si Chalençon se vante par exemple d’être "apolitique” et de cotoyer à la fois gauche, centre et droite. Les photos affichées sur ses réseaux sociaux le montrent, certes, aux côtés d’Hollande, Brigitte Macron ou Fillon, mais aussi de Dieudonné, Le Pen, ou Philippot. En revanche, les personnalités plus à gauche ne semblent pas se bousculer dans ses soirées.

Ces réseaux et cet entremêlement de liens doivent être discrets pour conserver toute leur efficacité. Il y va de la crédibilité et de la légitimité du pouvoir qui en résulte. Faire jouer ses relations pour la nomination à un poste, pour l’entrée dans un cercle, pour tout avantage, risque toujours, si cela est trop public, de dévaloriser la réussite. Qu’il s’agisse des cercles ou des liens de famille, du champ de la politique, de la finance, du rapport aux médias, les contacts et les conciliabules, les amitiés et les solidarités, doivent se faire oublier. (Les Ghettos du Gotha, 2, Des portefeuilles de relations)

Ici on a affaire aux franges les plus m’as-tu-vu, les plus bling-bling de cette bourgeoisie : vedettes du show-biz, jet-seters, people, aristocratie fêtarde. La télé nous abreuve de documentaires sur ce monde. Par contre, on voit très rarement la haute société (grande bourgeoisie et noblesse) étudiée par les Pinçon-Charlot, celle qui est aux commandes de l’administration de l’Etat et des grandes entreprises, et pour qui la vulgarité et l’ostentation sont des vices rejetés.

Pour autant ces deux univers ont une intersection. Car même si la vulgarité de ces clowns les empêchent d’être estimés par les grands bourgeois, Chalençon et ses amis offrent des services à la haute société : caution culturelle, mise à disposition de son palais et mise en valeur du patrimoine, entremetteur, et même divertissement (Chalençon se définit comme “un homme de fêtes et d’évènementiel”). Ces personnages n’ont pas de grands pouvoirs, mais en organisant des rencontres ils remplissent une fonction précieuse car la haute société est un réseau de réseaux.

Cultiver un réseau des gens de puissants, et en contrôler les noeuds, c’est de là que la classe dominante tire son pouvoir, et son influence la décision publique. Ces dîners mondains sont donc une pratique vitale pour la défense de ses intérêts. C’est pas seulement un effet -obscène- de son pouvoir, c’en est surtout la source même.


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