L’idéologie dominante a mené une action subversive à l’intérieur de l’idéologie de gauche et l’a battue, corrompue (Claude Cabanes)

samedi 1er septembre 2007.
 

Claude Cabanes a été chef de la rubrique culture, puis rédacteur en chef adjoint de l’Humanité dimanche, puis rédacteur en chef de l’Humanité pendant seize ans. Le 11 décembre 1998, il est promu à la direction de la rédaction. En 2006, il est éditorialiste de ce quotidien.

Ci-dessous, Intégralité de son intervention lors du premier rassemblement des signataires de Gauche Avenir.

Gramsci, grand penseur révolutionnaire italien, mort dans les prisons de Mussolini a élaboré de nombreux concepts qui nous sont familiers : exemple « société civile » ou « hégémonie culturelle ».

* L’hégémonie culturelle : la direction intellectuelle et morale dans une société, qui créé les conditions de l’hégémonie politique.

Ce que nous venons de vivre, c’est l’inverse : la gauche a perdu cette hégémonie culturelle et a donc perdu la bataille politique. Cela oncerne toutes les composantes de la gauche.

Gramsci : le concept d’« intellectuel organique ». Le collectif militant ( parti) mène l’action subversive de l’intérieur pour transformer pacifiquement l’idéologie dominante.

C’est bien ce qui vient de se passer, mais à l’envers : l’idéologie dominante a mené l’action subversive à l’intérieur de l’idéologie de gauche et l’a battue, corrompue.

Au-delà du bilan électoral général, nous constatons à gauche un affaissement intellectuel en profondeur.

Cette hégémonie culturelle, qu’est-ce que c’est ? Tout un monde de représentations, d’imaginaires, de formes d’idées, de langues, de textes de voix et surtout de valeurs qui se développent dans les nappes phréatiques de la société et qui l’animent.

Evidemment figures célèbres attachées autrefois à ce monde : de Diderot à Marx, de Jaurès à Blum, de Sartre à Foucault, de Bourdieu à Brecht, de Benjamin à Vitez etc...

Il n’est peut-être pas inutile de faire un retour à ce qui est encore vivant dans ce grand vivier là de la pensée qui est la cible permanente des petits chiens de garde du système qui tiennent le haut du pavé et qui l’enterrent matin, midi et soir.

Mais l’essentiel pas là : l’essentiel, c’est que l’idéologie de la droite a tendu à occuper tout l’espace déserté par les valeurs que la gauche a abandonnées ou vidées de leur substance... La droite a enfoncé le front moral de la gauche.

Elle nous a battu sur nos propres territoires dans une guerre de mouvement offensive.

Battu sur la question qui se confond avec nos combats depuis près de deux siècles : la question des hommes au travail ou des hommes sans travail. Elle nous est existentielle.

Battu sur la question des classes sociales, dont Nicolas Sarkozy a écrit sans vergogne le seul chapitre ou presque de la campagne électorale.

Battu sur la question du volontarisme économique qui était jusqu’ici au cœur même de la vision du monde de la gauche.

Battu sur la sémantique de la rupture dans la société : c’est un comble que cette problématique ait transité du camp naturel du mouvement, la gauche, au camp naturel du conservatisme, la droite.

Et ces défaites - je n’en cite que quelques-unes s’inscrivaient par ailleurs dans un paysage désespérément énigmatique.

Aujourd’hui que pense-t-on à gauche :

* du mérite ?

* du progrès ?

* de la Nation ?

* de l’Industrie ?

* des rapports de la famille et de la société ?

* de l’ordre des hiérarchies, de l’autorité, des chefs ?

Pour aller un peu vite, mystère et boule de gomme.

Il faut donc se faire une raison : la droite a donné un élan et la gauche a perdu le sien. Certes leur élan dans l’autre camp ne s’appuie que sur du sable et ne sera qu’un semeur d’illusion. Ce n’est pas une consolation. Au contraire, c’est encore plus grave.

Nous n’avons donc pas le choix : ou travailler à la reconquête de cette hégémonie culturelle ou sombrer dans l’accompagnement résigné et cynique du système libéral.

Il nous revient, par la reconquête, de construire une espérance, de proposer un horizon, une frontière nouvelle, un esprit collectif, un au-delà ( je veux dire un au-delà du parking de supermarché).

Bref, il nous revient « d’apporter notre âme à un monde sans âme » comme disait Benjamin.

Mais cette espérance ne serait qu’une pauvre chimère si elle n’était fondée sur une pensée du monde. Une pensée critique et rationnelle du monde où nous vivons. Eh bien cette pensée aujourd’hui nous n’en avons pas. C’est notre chantier. Nous sommes réunis pour ça. Pour l’ouvrir chapitre par chapitre.

Ce qui relève à gauche de la lampe à huile et de marine à voile n’est pas ce que l’on croit : ce sont les phrases creuses à la queue leu leu, les incantations ardentes qui ne sont que la marque des renoncements, les moulins à prière des vertus de la modernité économique pour rassurer le petit troupeau des moutons bêlants, les oraisons du réel pour fuir à l’idéal.

L’autre jour sur un plateau de télé un éminent dirigeant du PS interpellé par un virulent vainqueur de l’UMP en ces termes : « Cessez une bonne fois pour toute de coucher avec Marx et Lénine !!! » Stupéfaction de l’interpellé qui n’avait pas, apparemment, souvenir de ces nuits d’amour là. A nouveau interpellé par l’autre qui l’invite à se débarrasser des vieux dogmes et à entrer au paradis de la rénovation : il lui propose même le logiciel nécessaire. Le dirigeant socialiste n’a pas dit non ...

Cette anecdote pour rappeler que la gauche :

1) dispose d’un socle de valeurs fondamentales, issues de l’histoire, elle ne survivra pas si elle les enterre.

2) Qu’elle a à produire des valeurs nouvelles et des outils nouveaux pour comprendre « le monde mondialisé », globalisé, et le changer.

Nous tous ici, nous savons que nous choisissons :

* La justice plutôt que la charité

* Le partage plutôt que le privilège

* La lutte plutôt que la peur

* La conscience plutôt que la consigne

* La raison plutôt que l’émotion

* La pensée plutôt que le chef

* Le nous plutôt que le moi

* L’être plutôt que l’avoir

* L’internationalisme plutôt que le nationalisme

* L’école plutôt a prison

Ce sont quelques valeurs du socle qui nous est commun : Elles ne sont ni obsolètes, ni ringardes, ni dogmatiques, ni doctrinaires. Elles sont bien vivantes. Comme les valeurs de résistance à tous les mécanismes d’exploitation, de domination, d’oppression, d’aliénation.

A ce sujet, je souhaiterais que l’on travaillât avec rigueur à mettre à jour les dispositif de classe dans notre société. J’ai éprouvé une consternation douloureuse au plaidoyer lancé dans une usine par M. Sarkozy à l’adresse de la classe ouvrière : il est resté sans réponse, dans notre camp.

Certes le dispositif des classes n’est plus celui du 19ème siècle. Certes leurs rapports ne sont plus de même nature. Certes de grands bouleversements modifient sans cesse la donne. Certes le nombre des ouvriers d’industrie a beaucoup diminué et les puissances du CAC 40 ne siègent plus dans les salons des maîtres de forges.

Mais tout de même, je refuse de croire que le marché répartit ses bienfaits avec équité dans toute la société. Je refuse de croire que parce que la conscience de classe s’est effondrée , la classe ouvrière s’est évanouie dans les espaces infinies. Et je sais ,nous savons, que le capital et ses propriétaires constituent aujourd’hui la classe absolue, la classe en soi et pour soi. Pourquoi y aurait-il donc à gauche de prudes minauderies effarouchées à l’observation de cette réalité : dans la France de 2007 certains petits groupes d’hommes dominent d’imposants groupes d’hommes, et travaillent sans cesse à maintenir leur domination.

On ne nous fera pas prendre les vessies pour des lanternes en nous faisant croire que l’opposition des « inclus » et des « exclus », des travailleurs et des chômeurs, des Français et des immigrés, des méritants et des paresseux, etc...

a désormais évacué la contradiction fondamentale du capital et du travail (que Sarkozy ne nous empruntera jamais)

Après tout le mythe de la grande classe moyenne qui regrouperait 80% de la population et serait désormais pacifiée a du plomb dans l’aile. Aujourd’hui un salariat multipolaire considérable est soumis à des forces nouvelles de l’exploitation capitaliste. Il faudrait travailler d’arrache pied sur cette question.

Comme sur celle de « la mondialisation ». Sommes -nous entrés dans une crise de civilisation planétaire où non seulement les inégalités les plus cruelles et les plus insupportables ne se résolvent pas au Sud, mais au contraire, par mouvements tectoniques, et de proche en proche progressent vers le Nord et notre propre pays ? ou au contraire s’agit-il d’une mutation et d’un bond en avant comme l’humanité en a peu connu dans son histoire ? Une renaissance ? Une révolution ?

Ce monde propose à nos enfants de survivre ? Mais la survie c’est de la mort dans la vie. Ou d’entrer dans une nouvelle ère brillante.

Nous devons inventer en particulier des répliques stratégiques au développement du capitalisme financier : entre l’économie d’Etat qui a lamentablement échoué et ce laissez-faire du marché, n’y-a-t-il pas à inventer des instruments économiques, financiers et sociaux nouveaux ?

Claude Cabanes

« La nature est historique, l’histoire est naturelle ». (Karl Marx)

« Dans l’histoire comme dans la nature la décomposition est le laboratoire de la vie ». Karl Marx)


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