Garantie d’emploi : la proposition qui monte et fait débat à gauche

lundi 31 mai 2021.
 

L’intérêt croissant pour la garantie d’emploi témoigne d’une recherche de remèdes économiques qui ne passe pas seulement par de la redistribution et des incitations fiscales.

Le 6 mai dernier, par 36 voix contre 14, était rejetée une proposition de loi établissant la garantie d’emploi par l’État employeur en dernier ressort. Le résultat n’était pas une surprise, le texte étant porté par La France insoumise (LFI), qui profitait là de sa « niche parlementaire » (un jour par mois réservé aux groupes d’opposition et minoritaires). L’affichage politique n’était cependant pas neutre, à l’heure où la garantie d’emploi est promue par plusieurs think tanks et débattue entre économistes hétérodoxes, comme un des outils dont pourrait se saisir une gauche de transformation.

La mesure a été défendue par la députée LFI de Paris Danièle Obono. Celle-ci explique à Mediapart que la garantie d’emploi a l’avantage de faire le lien entre l’objectif d’une « bifurcation écologique », thématique du deuxième cahier de l’Avenir en commun édité par l’équipe de campagne de Jean-Luc Mélenchon, et l’objectif du plein emploi et du « progrès social », auquel est dévolu le troisième cahier du genre. Le dispositif consisterait en effet à « proposer ou à financer un emploi à tout chômeur et toute chômeuse de longue durée qui souhaite travailler, au salaire de base du secteur public ou davantage », les emplois ainsi créés devant « satisfaire des besoins dans des secteurs non polluants, ou à effet social et écologique positif ».

À l’heure où doit entrer en vigueur une réforme de l’assurance-chômage particulièrement violente et inégalitaire (voir notre dossier), la logique est inverse d’un raisonnement libéral classique, qui pense avant tout en termes d’« incitations » à l’emploi, comme si le marché du travail en fournissait suffisamment à des conditions décentes, et comme si les chômeurs étaient tentés de profiter des indemnisations de Pôle emploi (rappelons que seule la moitié en touche…), plutôt que de reprendre une activité salariée. Dans l’exposé des motifs de leur proposition de loi, les élus insoumis soulignent d’ailleurs à quel point le chômage est selon eux « un problème social [autant qu’]une question de santé publique », mais aussi « un phénomène intrinsèque au capitalisme contemporain », qui exige une protection collective allant dans le sens d’une démarchandisation du travail.

En parallèle, plusieurs jeunes think tanks de gauche ont eux aussi choisi de promouvoir leur version de la garantie d’emploi, dans l’espace public et auprès des forces politiques auxquelles sont destinés leurs travaux.

C’est le cas de la campagne « Un emploi vert pour tous ». Lancée par l’Institut Rousseau et Hémisphère Gauche, elle annonce la création possible d’un million d’emplois afin d’éviter « l’immense gâchis humain et financier lié au chômage de masse », notamment en faisant monter en puissance des dispositifs existants tels que « Territoires zéro chômeur » (une expérimentation visant à réintégrer des chômeurs de longue durée via des « entreprises à but d’emploi »). De son côté, Intérêt général propose une version plus radicale, ouverte à tous les chômeurs (et pas seulement à ceux en longue durée). À chaque fois, le principe du volontariat est respecté, ce qui fait tomber toute critique de « travail obligatoire » et implique de proposer des emplois de qualité.

L’idée n’est pas nouvelle. Sur le plan des principes, on peut la considérer comme une mise en musique d’objectifs très anciens du mouvement ouvrier. Contacté par Mediapart, Hadrien Clouet, une des plumes d’Intérêt général, rappelle l’ancienneté de la revendication du droit à l’emploi. Citant son importance lors de la révolution de 1848 en France, il la voit comme « un fil rouge du socialisme ». « Avec cette proposition, on s’inscrit dans une histoire plus longue que soi », revendique le sociologue, qui souligne aussi que l’idée, dans sa forme plus contemporaine et opérationnelle, s’inscrit dans une tradition keynésienne ou « postkeynésienne » – ce dernier terme désignant une école cherchant à faire vivre les dimensions les plus hétérodoxes, voire subversives de la pensée de Keynes lui-même.

Si les premières suggestions en ce sens ont été faites il y a une bonne quarantaine d’années par des économistes tels que Hyman Minsky, il a fallu attendre la fin des années 1990 pour qu’émergent des versions plus élaborées. Comme le raconte Marc Lavoie dans un article de la Revue française de socio-économie, deux groupes de chercheurs – l’un en Australie, l’autre dans le Missouri aux États-Unis – ont détaillé à cette époque des programmes d’employeur en dernier ressort (EDR).

Dans leur perspective, résume le professeur d’économie à l’université Paris XIII, « l’emploi est une responsabilité sociale, qui incombe à l’État et qui donc, à ce titre, dépend de la régulation de l’État social. La notion d’EDR est l’expression ultime de l’État-providence. Si le secteur privé est incapable de fournir le plein emploi, alors le secteur public doit le faire. Si certains agents du secteur privé sont frustrés par l’ampleur du secteur public, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes ».

Un des avantages d’un tel programme, selon ses promoteurs, serait de s’adresser directement aux individus menacés par la précarité et la perte de revenus. Or ces individus sont également ceux qui auront tendance à réinjecter cet argent dans le circuit économique, plutôt que de le placer en titres financiers ou dans l’immobilier. Le volontarisme et les atouts de la proposition expliquent qu’elle ait été reprise par Bernie Sanders dans ses tentatives de tirer le parti démocrate vers la gauche.

Voyageant en Europe grâce à des intellectuels et responsables politiques au fait de ces débats, l’idée de garantie d’emploi se retrouve évoquée pendant quelques mois au sein du ministère grec du travail, à l’arrivée au pouvoir de Syriza en 2015, mais sans se traduire dans les faits. En France, toujours à l’occasion de la crise de la zone euro, des économistes comme Cédric Durand contribuent à la populariser dans les rangs de la gauche radicale. En 2017, elle figure d’ailleurs dans le travail programmatique effectué pour la candidature de Jean-Luc Mélenchon. « Une version modérée de l’État employeur en dernier ressort a été validée par le candidat, mais elle n’était pas encore suffisamment travaillée pour qu’il en fasse une revendication de premier plan », explique Hadrien Clouet.

« L’idée était déjà présente en 2017, confirme Danièle Obono, qui l’avait pour sa part mise en avant lors de sa campagne législative à Paris. Nous l’avons affinée à travers des ateliers des lois, avec des juristes, des associations de chômeurs, des habitants… et nous avons aussi procédé à des auditions d’économistes, comme récemment à l’Assemblée nationale avec Pavlina Tcherneva. » Cette chercheuse états-unienne, dont l’ouvrage a été récemment traduit en français aux éditions La Découverte, défend en effet la mesure dans le cadre de la « théorie moderne de la monnaie » (TMM), un courant à la fois proche et distinct des postkeynésiens. Là encore, la connexion avec l’écologie est forte, puisque les partisans de la TMM sont également les plus fervents soutiens d’un Green New Deal, censé bâtir une économie décarbonée sans sacrifier la justice sociale.

Une réforme au potentiel révolutionnaire ?

Séduisante, l’idée de garantie d’emploi n’en suscite pas moins le débat. Celui-ci reste feutré entre les différents partis de gauche, dont les programmes pour les grandes échéances nationales sont encore en construction. À l’Assemblée, aucun député de gauche n’a voté contre la proposition de LFI, tandis que neuf maires de grandes villes, PS et EELV mêlés, ont affirmé leur adhésion au principe. Le seul à avoir eu des mots vraiment durs sur le sujet est le secrétaire national du PCF Fabien Roussel, désormais officiellement candidat à l’élection présidentielle. Émise dans un entretien à Marianne, sa critique était d’ailleurs étonnante venant d’un communiste, identifiant une possible dérive vers le collectivisme, présenté comme une perspective terrifiante : « Nous ne partageons pas du tout cette philosophie-là, ça, c’est l’époque soviétique. »

Derrière l’outrance, le numéro un du PCF défend la vision d’une « Sécurité sociale professionnelle » portée de longue date par la section économie du parti, en lien avec la CGT. Alexis Cukier, maître de conférences à l’université de Poitiers et auteur du Travail démocratique (voir notre entretien), explique que le projet est devenu identitaire pour les deux organisations, partisane et syndicale, tout en s’avérant pour le coup assez indépendant de la réflexion écologiste. Il consiste à prolonger la logique de la Sécurité sociale, en liant à l’emploi des droits ambitieux à des revenus et de la formation, tout au long de la vie, même une fois cet emploi perdu. « La proposition de salaire à vie de Bernard Friot va encore un cran au-dessus, mais découle d’un même esprit », analyse le philosophe.

En fait, la discussion sur la garantie d’emploi a été plus animée dans d’autres espaces et pour d’autres motifs. C’est dans le milieu intellectuel que la controverse a essentiellement mis aux prises des économistes et des journalistes (dont le journaliste de Mediapart Romaric Godin, auteur d’une postface à l’ouvrage de Pavlina Tcherneva). Cette fois-ci, ce n’est pas tant le caractère étatique du dispositif qui se retrouve au cœur de la critique, que le fait qu’il pourrait être détourné pour mieux reproduire les rapports sociaux capitalistes (une perspective d’ailleurs reconnue par ses défenseurs les plus révolutionnaires, qui y voient un levier possible pour bousculer dès à présent l’ordre social, mais pas la martingale assurée).

Henri Sterdyniak, dans sa critique de l’essai de Tcherneva, estime ainsi que « la garantie de l’emploi, telle que décrite par l’ouvrage, ne peut être qu’un secteur spécifique, un non-marchand subventionné, de qualité médiocre, avec un fonctionnement en accordéon, qui ne pourrait répondre aux besoins effectifs des ménages ». Si la garantie d’emploi reste un outil purement conjoncturel, destiné à répondre aux à-coups du capitalisme et à corriger ses tendances à la dépression, difficile en effet d’en faire un outil de transformation de l’ordre productif. D’autres membres du collectif des Économistes atterrés, répondant à Sterdyniak, admettent qu’il faudrait « instaurer une règle visant à la pérennisation des emplois si les besoins couverts par ces derniers sont amenés à persister dans le temps ». Certains postes, à l’inverse, pourraient ne répondre qu’à des besoins temporaires, le temps que l’économie se reconfigure.

Surtout, insistent les Atterrés pro-garantie d’emploi, cette dernière pourrait devenir une arme politique majeure au service des salariés ordinaires. Ceux-ci sont en effet contraints et « tenus », au sens disciplinaire du terme, de vendre leur force de travail sur le marché. C’est pour cette raison, avait analysé il y a fort longtemps l’économiste polonais Michael Kalecki, que les capitalistes n’ont pas intérêt au plein emploi, même si celui-ci était préférable pour des raisons économiques. Politiquement, soulignait-il, une telle situation met en danger leur pouvoir de chantage, et en bout de course leur monopole de décision sur les grands choix économiques (quoi produire, où, quand et pour qui).

Le renversement du rapport de force est aussi l’argument du think tank Intérêt général, qui écrit qu’« un tel projet ne s’adresse pas qu’aux chercheurs d’emploi : n’oublions pas que le chômage des uns fait le profit des autres, et que le plein emploi de tous favorise la hausse des salaires ». Hadrien Clouet décèle une autre vertu stratégique à cette proposition, qui permet de « répliquer très simplement à des critiques néolibérales : quand on nous dira que la bourgeoisie retirera son argent si on augmente les impôts ou si l’on rogne sur ses prérogatives, eh bien nous aurons un outil pour que les salariés n’en aient rien à craindre sur le plan matériel ».

Si le chômage est bien structurel dans le capitalisme contemporain et que celui-ci est bien durablement essoufflé, un mécanisme de garantie d’emploi protègerait la capacité de négociation des travailleurs. Il les conduirait, avec l’appui de la puissance publique, à faire basculer des pans entiers de l’activité productive dans une autre logique sociale, où les besoins sociaux et les contraintes écologiques primeraient sur la formation du profit. Dans cette perspective, la garantie d’emploi serait une sorte de cheval de Troie au sein du capitalisme existant – ou, comme l’explique l’économiste marxiste Michel Husson, une « revendication transitoire » qui débouche progressivement sur la remise en question du mode de production actuel, sans suffire à son renversement immédiat.

L’ambiguïté de la garantie d’emploi est en effet là, entre un principe potentiellement révolutionnaire, mais des versions tantôt maximalistes, tantôt inoffensives par rapport au cadre actuel, facilement finançables mais introduisant tout de même l’idée que, contre le chômage, « on n’a pas tout essayé ». Si ces dernières versions peuvent ratisser large politiquement – d’où le soutien de certains maires très loin d’être anticapitalistes à la campagne « Un emploi vert pour tous » –, le front politique pourrait se révéler plus sélectif du moment où les milieux d’affaires et détenteurs de capitaux voudront mettre fin à un dispositif devenu gênant.

En tout cas, plus l’ambition d’une garantie d’emploi grandira, plus la question d’un financement non dépendant des marchés financiers se posera. Aux États-Unis, l’existence d’une banque centrale puissante et assise sur le dollar (toujours la seule monnaie de référence au niveau mondial) permet à ses promoteurs de n’identifier aucune difficulté insurmontable sur ce terrain. Pour des pays plus dépendants, et a fortiori pour des États membres de la zone euro qui ne disposent plus de leur souveraineté monétaire, l’enjeu est brûlant. À cet égard, la garantie d’emploi est une incitation de plus pour la gauche à s’intéresser au financement des États, et les façons de reconstruire des « circuits » plus dirigistes, hors marché (lire notre article sur l’annulation de la dette publique détenue par la BCE). La crédibilité de la mesure sera à ce prix.

De la même façon, s’il s’agit de changer de modèle écologique, la proposition « reste encore au milieu du gué » selon Alexis Cukier, auteur d’une critique du Green New Deal dans la revue d’Attac Les Possibles. « Il faut une définition politique des besoins, avec des vrais moments de délibération, insiste-t-il auprès de Mediapart. Tant qu’on en reste à annoncer tel ou tel nombre d’emplois créés, on parle d’une transition très technique, alors que ce sont toutes les activités qu’il s’agit de décarboner, en partant de l’expérience, des savoirs et des intérêts des travailleurs et des habitants concernés. » De fait, décider des emplois utiles à créer suppose d’enlever ce privilège aux employeurs, ce qui peut donner lieu à un processus technocratique piloté par un État définissant d’en haut l’intérêt général, ou à un processus plus démocratique animé par de « nouvelles institutions du travail ».

Dans tous les cas, le débat actuel sur la garantie d’emploi pointe vers un horizon nouveau pour la gauche, qui consiste à dépasser les seules mesures correctives de l’économie telle qu’elle évolue au fil de la dynamique capitaliste. Cela d’autant plus que les gouvernements néolibéraux, lorsqu’il s’agit de sauver la paix sociale, sont tout à fait capables de recourir à des moyens extraordinaires, mais temporaires. Afin d’agir à la racine contre les effets entremêlés de la crise sociale et écologique de notre société, les gauches seront appelées, pour rester originales et crédibles dans leurs proclamations, à plonger au cœur de la machine productive et financière (lire, à ce sujet, l’article de Romaric Godin sur les alternatives possibles au système actuel).

par Fabien Escalona


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