Afghanistan, Irak... : l’échec du « state building » témoigne des mutations de l’ordre international

vendredi 15 octobre 2021.
 

Après être montée en puissance durant les années 1990 et 2000, la prétention à (re)construire des États depuis l’extérieur est désormais largement abandonnée. Au-delà des erreurs états-uniennes, le fiasco afghan illustre les failles du principe même de l’importation de l’État-nation occidental.

Par Fabien Escalona

S’il y a un sujet sur lequel le départ chaotique des États-Unis en Afghanistan semble avoir mis tout le monde d’accord, c’est l’inanité des projets de « state building », c’est-à-dire l’intervention de puissances extérieures pour construire ou reconstruire un État défaillant, voire effondré (au sens où il ne parvient plus à produire, ou même ne produit plus du tout, de sécurité physique, de relative stabilité politique, ni de services de base satisfaisant les besoins primaires de sa population).

Outre le cas afghan, le quotidien Libération présentait récemment la situation en Irak, où se tenaient des législatives ce dimanche, comme « un fiasco exemplaire » de ce point de vue. Le bilan est « désastreux partout », assénait Pierre Lellouche au Figaro le 23 août dernier. Pour cette figure de la droite conservatrice, ancien représentant spécial de la France pour l’Afghanistan et le Pakistan sous Sarkozy, « il est illusoire de fabriquer de l’extérieur des administrations fonctionnant sur des projets conçus en Europe ou aux États-Unis, et le plus souvent déconnectés des réalités locales ».

« On a foiré dans les grandes largeurs, après 1989. L’Occident a cru qu’on pourrait transformer le monde », tranchait le diplomate américain James F. Jeffrey dans une interview au Monde le 27 août. Sur le site The Conversation, le professeur de science politique Frédéric Charillon affirmait justement que nous vivons « la fin d’une époque […] où l’Occident espérait remodeler des sociétés, refaire les cartes du monde, superviser l’instauration des bons régimes chez les autres ».

Une telle communauté de vues n’était pas aussi répandue il y a encore quinze ou vingt ans. Après l’invasion de l’Afghanistan en 2001, un certain Joe Biden a ainsi vanté à plusieurs reprises les mérites du « nation building » (un terme souvent utilisé comme synonyme de « state building », et qui serait même plus ambitieux si on tenait à faire la distinction, comme le consultant Serge Michailof, entre la simple construction d’un « État viable » et un processus de « dépassement des clivages ethniques »). Aujourd’hui, celui qui est devenu président des États-Unis affirme n’avoir jamais partagé une telle opinion.

En 2004, le célèbre politiste Francis Fukuyama publiait State building. Gouvernance et ordre du monde au XXIe siècle (traduit aux éditions de La Table Ronde). Il y partait du principe que, pour des raisons de sécurité nationale et internationale, « les pays doivent être capables de mettre sur pied des institutions d’État, non seulement à l’intérieur de leurs frontières, mais tout aussi bien dans d’autres pays plus désorganisés et/ou plus dangereux ». Ajoutant : « L’art de bâtir l’État apparaît désormais comme une composante essentielle d’une puissance nationale. » En 2008, c’est Ashraf Ghani, président de la république afghane de 2014 jusqu’à sa fuite le 15 août dernier, qui proposait avec Clare Lockhart une stratégie de « state building », dans Fixing Failed States : A Framework for Rebuilding a Fractured World (Oxford University Press).

Les voix dissonantes existaient déjà, mais peinaient à se faire entendre. Le chercheur Antonio Donini, qui a travaillé pendant vingt-cinq ans dans le domaine humanitaire auprès des Nations unies, était en poste en Afghanistan au moment de l’invasion. Il se souvient : « Déjà dans les années 1980-90, lorsque les moudjahidine combattaient l’État central avec le soutien de puissances étrangères, moi et quelques collègues étions convaincus que ces dernières n’amèneraient que des solutions partielles. Cela restait vrai pour les talibans, soutenus par le Pakistan. Les représailles lancées à leur encontre, après les attentats du 11 septembre 2001, se sont rapidement transfigurées en opération de “state building”. Mais là encore, nous disions que ça ne fonctionnerait jamais, car les États-Unis ne connaissaient rien au fonctionnement de la société afghane. »

Aux États-Unis, rares étaient les chercheurs à mettre en garde contre l’ambition excessive de bâtir un État démocratique moderne. Marina Ottaway et Anatol Lieven en faisaient partie dès janvier 2002. Dans une note pour le Carnegie Endowment for Peace, ils affirmaient que la situation sur place et les moyens pour y faire face ne permettaient pas de tels espoirs, alors que ceux-ci venaient déjà d’être mis à rude épreuve sur le terrain plus favorable de la Bosnie-Herzégovine, où avait sévi la guerre au début des années 1990. Un tel projet risquait, selon eux, de déboucher sur « de la désillusion, un retrait international et un plongeon dans un nouveau cycle de guerre civile ».

Des années 1990 à aujourd’hui : l’essor puis l’abandon du « state-building »

Il faut dire que depuis la fin de la guerre froide, la prétention au « state building » avait eu le temps d’émerger au sein de la communauté internationale, et même de donner lieu à une véritable industrie de l’expertise en la matière. Elle ne s’est pas appliquée aux seuls cas afghan et irakien, les plus spectaculaires et les plus souvent cités, mais aussi aux administrations provisoires de l’ONU qui ont géré le Kosovo ou le Timor oriental à partir de 1999, avec des résultats mitigés mais moins calamiteux.

« La notion apparaît dans les années 1990, explique Frédéric Charillon, qui enseigne à l’université Clermont Auvergne. Au départ, elle s’inscrit dans un effort de penser la reconstruction d’un pays après l’imposition de la paix, selon des objectifs fixés par les Nations unies. On voit alors naître une ingénierie de ce type de processus, impliquant des ONG, des think tanks et tout un vivier de consultants. Puis le terme a été dévoyé avec l’administration Bush, qui prétendait reconstruire des États après les avoir détruits [en Afghanistan et en Irak – ndlr]. »

« L’émergence de la notion accompagne une extension du domaine de la sécurité en matière internationale, complète Olivier Schmitt, directeur de recherches à l’Institut des hautes études de défense nationale. Celle-ci n’est plus considérée sous les seuls rapports inter-étatiques, et l’on se met à parler de “sécurité humaine” : l’objet de référence passe de l’État à l’humain, lequel doit être protégé des défaillances comme des abus du premier. Dans les années 2000, la notion prend complètement son essor avec des programmes complets élaborés par l’ONU et des ONG. L’Afghanistan est alors pensée comme le terrain d’application de la construction d’un ordre politico-constitutionnel relativement stable. »

Mais dans ce pays comme en Irak – où Saddam Hussein est renversé en 2003 – la situation sécuritaire et politique ne cesse de se dégrader et d’exiger de nouvelles ressources. Face aux nouvelles crises qui se déclarent en Libye ou en Syrie, les États-Unis et leurs alliés font alors preuve d’une plus grande modestie. Dans le premier cas, l’opération militaire contre le régime de Kadhafi n’est suivie d’aucun programme de « state building » ; tandis que dans le second, c’est la non-intervention qui l’emporte. Le retrait d’Afghanistan, en 2021, apparaît finalement comme le moment de clôture de cet engouement pour la (re)construction de l’État.

Difficile de ne pas voir la coïncidence entre ce moment de clôture et la focalisation croissante de la puissance américaine sur sa rivale chinoise. C’est ce que confirme Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du bureau parisien du think tank The German Marshall Fund of the United States : « Aux États-Unis, il s’est forgé la conviction, parmi les décideurs, que le pays s’était laissé distraire pendant vingt ans par des théâtres moins cruciaux que la Chine au regard de ses intérêts fondamentaux. On assiste à une envie un peu panique de rattraper le retard pris, et d’accomplir le fameux “pivot” vers l’Asie qui avait été pensé sous Obama, et que Biden concrétise dans les faits. »

Pour Olivier Schmitt, l’essor puis l’abandon du « state building » correspondent bien à une mutation des relations internationales. Selon lui, ce type d’ambition était lié à « une phase très particulière, post-guerre froide, durant laquelle toutes les grandes puissances étaient dans le même camp, et communiaient autour d’un agenda de libéralisme internationaliste ». Les tensions actuelles pointent vers « une configuration historique plus classique. Ce n’est pas le retour à celle qui prévalait au XIXe siècle, car les États-Unis et leurs alliés sont toujours du côté des principales puissances, sans qu’il y ait de véritable équilibre avec la Chine et encore moins la Russie, mais il y a le retour net d’une compétition entre puissances ».

Au cours de cette mutation, c’est peut-être même la croyance en l’universalité du modèle étatique à l’occidentale qui a reculé. Il faut d’emblée nuancer : toutes les entreprises de « state building » n’ont en effet pas eu le même destin. Les processus administrés par les Nations unies, notamment, n’ont pas abouti aux mêmes fiascos que ceux observés en Afghanistan et en Irak. Dans le cas du Kosovo, certes loin d’être exemplaire, la chercheuse Nathalie Duclos a montré comment l’administration onusienne avait su nouer des transactions habiles, en impliquant toutes les communautés dans un dialogue national, et en aménageant une place aux ex-combattants indépendantistes, plutôt que de les laisser dans la nature.

Les « péchés originels » des États-Unis en Afghanistan et en Irak

A contrario, les processus où les États-Unis ont porté la plus grande responsabilité se sont révélés désastreux. « En Afghanistan, ça a été le retour des talibans, et en Irak, ça a été un gouvernement grignoté par des milices chiites pro-iraniennes, soit l’inverse du résultat espéré », résume Alexandra de Hoop Scheffer. Pour cette spécialiste du cas irakien, « l’énorme erreur » fut d’avoir détruit les structures préexistantes à ce qu’aurait pu être un État post-Saddam Hussein. Le renvoi des membres du parti Baas, dont l’adhésion était pourtant obligatoire pour faire une carrière publique, et le démantèlement de l’armée irakienne, accompagné de la sous-traitance de la sécurité à des entreprises privées ignorantes du terrain, figurent parmi les décisions les plus néfastes prises par Paul Bremer, l’administrateur provisoire du pays entre mai 2003 et juin 2004.

Dans le cas afghan, le politiste Gilles Dorronsoro pointe que l’échec final ne peut pas être imputé à un manque de moyens, mais aux modalités mêmes de la prétendue reconstruction étatique. D’ailleurs, remarque-t-il dans son dernier ouvrage aux éditions Karthala, « les talibans avaient retracé, [après leur victoire en 1996 – ndlr], les linéaments d’un État qui reprenait nombre des structures d’avant 1978. […] Loin d’être un État failli, le régime taliban avait fait montre d’une réelle capacité d’organisation, qui ne tenait que marginalement au soutien pakistanais ». Le problème serait plutôt que des masses d’argent se sont déversées sur une économie incapable d’absorber un tel afflux, d’où « la corruption et la multiplication d’investissements irrationnels ».

Selon Antonio Donini, trois péchés originels ont scellé le sort de l’implication américaine en Afghanistan. « Premièrement, le processus de paix a été dicté par les vainqueurs, sans strapontin pour les talibans. Deuxièmement, ce processus a redonné vie aux seigneurs de la guerre moribonds qui avaient mis le pays à feu et à sang pendant dix ans, sans tentative de donner un espace à des gens ne venant pas de cette tradition “moudjahidine”. Troisièmement, il n’y a pas eu de reddition de comptes sur les massacres et violences perpétrés par les talibans mais aussi leurs prédécesseurs. » De manière structurelle, ajoute-t-il, « la raison des échecs répétés des États-Unis dans ce domaine, depuis le Vietnam jusqu’à aujourd’hui, sont dus au fonctionnement du département d’État, avec des changements réguliers d’affectation, qui empêchent toute mémoire collective profonde ».

Le problème de fond, comme le développe Gilles Dorronsoro dans son livre, a été la dépendance du pouvoir afghan envers les opérateurs internationaux, que ce soit pour ses ressources économiques ou sa défense. Celle-ci a empêché toute accumulation de compétences et de légitimité de la part des autorités locales. Un tel « gouvernement transnational de l’Afghanistan » était contradictoire avec l’objectif affiché de construire une puissance publique autonome. Le professeur à l’université Paris 1 rappelle notamment que « les fonctions les plus classiques de la souveraineté, telle que la sécurité et la législation, échapp[ai]ent à l’État afghan. En amont, celui-ci ne maîtris[ait] pas les savoirs qui informent les politiques, car le champ de l’expertise [était] contrôlé par des institutions étrangères ».

La croyance en l’universalité du modèle étatique à l’occidentale a reculé

Au-delà des erreurs commises, il reste à savoir si la mission n’était pas impossible depuis le départ. Il n’est pas anodin que les deux seules réelles success stories de « state building » constamment évoquées sont celles de l’Allemagne et du Japon au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Or, ces deux pays avaient déjà produit dans leur histoire des institutions typiques de l’État moderne, à savoir un assemblage institutionnel exerçant l’autorité sur un territoire donné, après avoir conquis le monopole de la contrainte fiscale et celui de la coercition légitime. Des fonds importants et les opportunités offertes à de nombreux fonctionnaires compétents ont fait le reste.

En Europe, le processus de genèse de l’État moderne s’est étalé sur plusieurs siècles, et a d’ailleurs été scandé par des moments de violence considérable. C’est l’impossibilité de reproduire cette trajectoire qui explique que l’universalisation forcée de ce modèle politique s’est révélée si riche en problèmes, comme l’a défendu Bertrand Badie dans un ouvrage devenu classique, L’État importé (Fayard, 1992). « La durée est le meilleur allié de l’invention dans les domaines politiques et sociaux, écrit-il dans la préface de sa réédition en 2016, alors que la mondialisation a eu pour effet d’obliger les dominés non seulement à s’inscrire dans le temps des dominants, mais également à réagir aussi vite que possible à leurs défis et à s’aligner sur leurs enjeux. »

Plus loin, le spécialiste en relations internationales explique que la brutalisation du corps social par l’importation d’un modèle étranger peut avoir pour conséquence de réhabiliter, aux yeux de la population, des figures et des instances traditionnelles, conservatrices, qui promettent le retour à un âge d’avant la corruption ou l’humiliation par cette importation : « d’où la formidable capacité de toute forme de fondamentalisme, religieux ou simplement social, qui s’épanouit sur les dépouilles de systèmes politiques impuissants ».

Le cas du Japon, mais certains autres comme la Corée du Sud ou le Chili, pourrait être mobilisé comme des cas d’importation réussie. Mais même Fukuyama reconnaissait, dans son ouvrage de 2004, que ces cas « sont intervenus lorsqu’une société a engendré une forte demande domestique d’institutions, avant de les créer de toutes pièces, de les importer de l’étranger “clé en main” ou d’adapter aux conditions locales des modèles extérieurs ». Sauf qu’à l’issue d’une guerre civile (comme en Somalie) ou de la destruction de l’État existant par une puissance extérieure (comme dans les cas afghan et irakien), cette demande n’existe pas forcément.

« Vous ne pouvez pas importer un système politique occidental de l’extérieur, dans un terrain qui n’a pas cette tradition-là », tranche Alexandra de Hoop Scheffer, guère étonnée du caractère interminable de certaines opérations de « state building ». Dans l’expression, « le problème réside plus dans le terme “État” que dans le terme de “construction”, abonde Frédéric Charillon. On pense spontanément à la construction d’un État occidental, selon la définition classique qu’en a donné le sociologue Max Weber. Or, certaines sociétés ne fonctionneront jamais comme ça. L’une des clés, c’est d’accepter que se construise quelque chose qui ne ressemble pas à l’État occidental. Il ne faut pas renoncer à reconstruire des sociétés, mais à ce que celles-ci le soient forcément par un type d’État qui nous plaise ».

De fait, dans le temps et l’espace, il a existé et il existe d’autres modèles d’autorité politique. Les notions contestées d’État « failli » ou « défaillant » ne signifient pas forcément, en tout état de cause, la disparition de tout ordre social ni de tout acteur capable de produire de la sécurité. C’est l’argument que le chercheur Karl Menkhaus a développé à propos des régions somalies dans la Corne de l’Afrique, où les échecs à asseoir l’autorité d’un État central n’ont pas empêché l’émergence de « systèmes de gouvernance sans gouvernement ».

Si les États occidentaux font déjà preuve de davantage de modestie, la renonciation au « state building », lorsque des problèmes de sécurité surgissent ou que des populations sont mises en danger par leurs dirigeants, pose cependant la question des actions (ou de l’inaction) alternatives. C’est ce que soulevait récemment l’historien Pierre Grosser dans un fil Twitter.

Pour reprendre les exemples libyen ou syrien, « dans tous les cas de figure, vous n’aboutissez pas à un bon résultat », reconnaît Alexandra de Hoop Scheffer. Dans le premier cas, une intervention avec une « empreinte légère » (light footprint) a contribué à la déstabilisation sécuritaire de toute la région sahélienne. Dans le second, les Occidentaux ont refusé d’intervenir directement face aux soutiens de Bachar-al-Assad, qui a pu perpétuer son « État d’extermination », selon l’expression de l’écrivain Yassin al-Haj Saleh (voir son entretien sur Mediapart).

Au Sahel, où la France ne s’est jamais livrée à du « state building » à strictement parler, la fin de l’opération Barkhane correspond à un repli sur une logique « purement sécuritaire », relève Frédéric Charillon. « On a toujours assumé d’intervenir car on ne voulait pas que des djihadistes s’y organisent contre nous, mais il n’y a pas de prétention à édifier nous-mêmes des États stables et fiables. » Un retour au cynisme froid des relations internationales ? Olivier Schmitt craint « qu’après un excès d’optimisme sur la capacité à “constitutionnaliser le monde”, on glisse vers un genre d’attitude, non universaliste, consistant à se dire que “ce qui compte c’est nous”. Et quand un génocide aura lieu quelque part sans conséquences pour nous, eh bien on ne fera rien. »

Peut-être est-ce l’issue qui prévaudra, plutôt que la « tragédie des bonnes intentions » qu’a été le « state building », ou le « deux poids deux mesures » récurrent lorsqu’il s’agit d’user de la force contre des régimes qui attentent aux droits humains. À moins que, sous la pression des mobilisations populaires, le processus de « constitutionnalisation du monde » ne reprenne, de manière plus inclusive qu’aux lendemains de la guerre froide.


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