Art : Mécénat et privatisation des œuvres d’art

dimanche 7 novembre 2021.
 

Alors que la présentation des œuvres d’art doit beaucoup à la République, la tendance des dernières années fait la part belle aux « mécènes » privés, pourtant plus soucieux de paraître que de culture.

Pour beaucoup de gens, les liens étroits, voire exclusifs entre la commande, la possession et la jouissance des arts et les élites sociales peuvent sembler inéluctables tant l’histoire universelle en offre une succession et une diversité d’exemples impressionnante.

De l’art comme bien public…

Mais que nous enseigne l’histoire de la France en ce domaine ? Porte-parole des idées des Lumières, le critique d’art Etienne La Font de Saint-Yenne dès 1747 demandait la création d’un musée accessible à tous où seraient visibles les œuvres des collections royales. À la suite de la Révolution, profitant des confiscations révolutionnaires des biens du clergé et des biens des émigrés puis des saisies napoléoniennes dans les pays conquis, se créent des musées publics : le muséum central des arts au Louvre et le musée des monuments français constitué par Alexandre Lenoir. Les Bourbon et Orléans revenus au pouvoir n’oseront pas revenir sur l’idée et le Louvre sous Charles X développe et met en scène ses départements d’antiquités.

En 1818 est créé le musée du Luxembourg afin d’acquérir des œuvres des artistes vivants, tandis que Louis-Philippe crée à partir de 1833 à Versailles un musée consacré aux grandes figures et événements de l’Histoire de France. Par un arrêté du 18 mars 1848 du gouvernement provisoire de la IIe République, les musées du Louvre, du Luxembourg et de Versailles, ainsi que les œuvres d’art qui décoraient les résidences royales passaient de la tutelle de la Liste civile (crédits alloués aux souverains) au ministère de l’Intérieur. En 1870, sous la IIIe République les musées seront rattachés au ministère de l’Instruction publique (comme la 1ère République les avait mis sous la tutelle du Comité de l’Instruction publique).

C’est donc la IIIe République qui assigna aux musées, parisiens et de province, une mission didactique. Plusieurs centaines de conservateurs des musées de province furent inspectés dans l’intention de les professionnaliser et de les inciter à faire des musées un corollaire de l’école républicaine : inventorier, réorganiser les collections, publier des catalogues raisonnés, légiférer pour éviter l’abandon ou la dispersion de ce patrimoine. Ces conservateurs étaient des artistes, des bibliothécaires, des fonctionnaires ou des notables locaux qui furent les artisans de la protection et de la valorisation d’un patrimoine commun. Parallèlement la Réunion des Sociétés des Beaux-Arts des Départements réunissant et publiant un nombre croissant de documents d’archives exhumés et commentés, de notes, mémoires et monographies, constituait à partir de 1877 le soubassement savant pour l’étude des monuments et des collections publiques.

… à l’art comme bien marchand

Force est donc de constater que c’est l’accélération de l’offensive néo-libérale pour la privatisation de tous les secteurs de la vie sociale, les plus prestigieux notamment, qui explique la montée en puissance des fondations privées. Sur les plateaux télévisés comme dans les revues généralistes ou spécialisées qu’ils détiennent, les milliardaires se décrivent toujours complaisamment comme des « passionnés » d’art. La question de leur incompétence est éludée et leurs goûts, caprices et intérêts personnels fort rarement mis en discussion. Avec leur art de l’inversion rhétorique, les dirigeants des fondations d’entreprise, affirment que la France ne fait que rattraper un retard funeste par rapport aux pays anglo-saxons et que le pays – et surtout sa capitale comme vitrine des puissants – a tout à y gagner. Une fois de plus « l’exception française » républicaine est stigmatisée comme passéiste et bureaucratique.

Bien entendu, les réductions ou stagnations budgétaires des musées sont soigneusement programmées. Et ce alors même que le prix de l’art ne cesse de croître en tant que « valeur refuge » ou champ d’investissement spéculatif. Les musées publics ne peuvent plus rivaliser avec les sommes investies par les puissances d’argent. Le mécénat collectif (crowdfunding, financement participatif) peut fonctionner pour des cas précis et relativement espacés de trésors que les musées publics voudraient acquérir, mais il s’agit d’opérations marginales. L’astuce par laquelle François Pinault prête généreusement les œuvres d’artistes contemporains de sa collection pour les exposer à Venise ou dans les musées de Rennes ou de Nantes, est une stratégie bien connue qui fait monter leur valeur marchande : elles en sont comme labellisées. Dans les résumés de l’actualité pour grand public, il est surtout question d’art lorsque des œuvres atteignent des records lors de ventes aux enchères, comme si l’information essentielle résidait dans leur valeur marchande.

Niche fiscale

Le « mécénat » d’entreprise a été promu officiellement lors d’un discours du président Chirac le 8 avril 2002 : « Premier objectif : libérer l’initiative. Instaurer une nouvelle règle du jeu ». Mais dès 1987 la loi Léotard sur le mécénat misait sur le mécénat privé et la loi Jack Lang du 4 juillet 1990 créait le nouveau statut de fondation d’entreprise. Il revenait à Jean-Jacques Aillagon de faire aux entreprises un cadeau fiscal tel que ce sont les Français qui paient les deux-tiers des opérations de mécénat de ces grands philanthropes qui redorent leur blason par ces opérations d’ « art washing ».

L’ADMICAL (Association pour le développement du mécénat industriel et commercial) est devenue une sorte de MEDEF des mécènes d’entreprise, un puissant lobby qui crie à la catastrophe si le gouvernement s’avise de réduire les dégrèvements fiscaux qui sont pourtant les plus avantageux au monde. Devant l’indignation populaire face à la surenchère des Arnault et Pinault qui voyaient dans le soutien à la restauration de Notre-Dame de Paris une opération plus que profitable à tous points de vue, Gabriel Attal a été mandaté en 2019 pour tâter le terrain en proposant de réduire le dégrèvement fiscal de 60 % à 40%. La suggestion a été fraîchement accueillie. Les magazines Les Échos et Connaissance des Arts (propriété du groupe LVMH de Bernard Arnault) ont consacré un numéro commun au « Mécénat en France en 2020 » où ce ballon d’essai est traduit par la formule « 2019. L’année de tous les dangers ». Danger vite écarté et conjuré par la formule « dérives du philanthropy washing ».

Les mécènes ne cessent donc de gagner du terrain : par des assimilations douteuses entre art et luxe, ils peuvent promouvoir leurs marques. La fondation LVMH bénéficie d’une exposition de prestige dans la grand-nef du Grand Palais de Paris pour exposer sa bagagerie passée et présente. L’architecte de sa fondation Frank Gehry était couronné par une exposition rétrospective au musée d’art contemporain Georges Pompidou au moment de l’inauguration de son œuvre. Et la maison LVMH/ Arts et Talents, ancien musée des Arts et Traditions Populaires, devrait bientôt ouvrir, à ses côtés, couronnant une ingérence croissante dans les écoles d’art et d’artisanat de haute qualité.

L’appétit des grandes sociétés ne manque pas. Citons le numéro de Connaissance des arts déjà mentionné : « Pour le grand mécène de la culture qu’est Marc Ladreit de Lacharrière, patron de Fimalac et initiateur de la Fondation Culture et Diversité : « il y a beaucoup à faire dans les régions ». De l’art de faire des affaires.

Martine Vasselin


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