La flamme du Che (extraits du livre d’Olivier Besancenot et Michael Löwy : Che Guevara, une braise qui brûle encore)

mercredi 3 octobre 2007.
 

Quarante ans après sa mort, le Che demeure un signe de ralliement pour de nombreux jeunes en révolte contre le désordre barbare du monde. Nos camarades Michael Löwy (sociologue, auteur de nombreux essais) et Olivier Besancenot viennent de consacrer un ouvrage à sa pensée politique et à l’actualité de son combat, dans le livre « Guevara, une braise qui brûle encore » (Mille et une nuits - Fayard), à paraître le 24 septembre. « Rouge » en publie ici les bonnes feuilles, avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

« Ernesto Guevara de la Serna, médecin argentin devenu ministre de l’Industrie à Cuba, est tombé en combattant la dictature militaire en Bolivie le 8 octobre 1967. Il existe déjà un bon nombre de biographies sur la vie du Che. Nous, nous avons fait le choix de nous intéresser aux idées, aux valeurs, aux analyses, aux propositions, aux rêves de l’homme. Certes, il était un combattant qui maniait avec autant d’aisance la plume que le fusil : mais pour quelle cause se battait-il ? Comment concevait-il la lutte des peuples d’Amérique latine et du monde entier pour leur libération ? Quelle image avait-il du socialisme, de “l’homme nouveau”, de la société enfin émancipée du cauchemar capitaliste ? Voilà les questions qui nous occupent dans ce livre, sans avoir la prétention de livrer la réponse.

« Ernesto “Che” Guevara n’était ni un saint, ni un surhomme, ni un chef infaillible : il était un homme comme les autres, avec ses forces et ses faiblesses, ses lucidités et ses aveuglements, ses erreurs et ses maladresses. Mais il avait cette qualité rare chez les acteurs de la scène politique : la cohérence entre les paroles et les actes, les idées et les pratiques, la pensée et l’action. De ce point de vue, il était exceptionnel, et cette singularité est pour beaucoup dans l’attraction qu’il exerce, encore aujourd’hui, sur de nombreuses personnes - notamment jeunes - à travers le monde.

« Adversaire irréconciliable de l’impérialisme - machine à broyer les peuples - et du capitalisme - système intrinsèquement pervers -, Guevara était un révolutionnaire marxiste. Son marxisme, fruit de ses lectures un peu improvisées, de ses rencontres et de son expérience, ne se laisse enfermer dans aucun des tiroirs habituels. À partir des années 1950, il n’eut de cesse d’approfondir sa réflexion politique, de développer une approche qui lui était propre, à laquelle mirent fin prématurément les assassins de la dictature bolivienne. Nous allons essayer de saisir le mouvement, l’évolution de sa pensée politique.

« Nous, les auteurs de ce livre, appartenons à deux générations distinctes, et nous avons des lectures, des interprétations, des approches différentes de I’œuvre du Che ; mais nos démarches, loin d’être contradictoires, se sont révélées compatibles, complémentaires et convergentes. Le résultat de notre travail n’est pas un “manuel de guévarisme”, ni une systématisation imaginaire d’une œuvre peu systématique, en perpétuel changement, mais avant tout un essai, une tentative de mettre en évidence l’apport d’Ernesto “Che” Guevara au socialisme du xxie siècle. [...]

Ya Basta

« C’est au cœur de cette autre Amérique et sur le sentier balisé par les combats du Che que s’est remise à briller l’étoile de l’aventure humaine. Elle allait scintiller d’autant plus fort que la nuit était à l’époque particulièrement obscure. Le 1er janvier 1994, dans le Sud-Est mexicain, au Chiapas, des paysans zapatistes prirent les armes pour dire “Ya basta !” au nouvel ordre mondial. En décembre 1995, en France, la première grande révolte contre le néolibéralisme sonnait le renouvellement des luttes sociales.

« Depuis, une parole ne cesse de retentir “Un autre monde est possible !” Ce cri d’urgence poussé par les peuples a été entendu pendant des grèves générales en Europe ou en Asie, il a jailli des mouvements insurrectionnels d’Amérique latine, au Venezuela, en Argentine, en Bolivie, en Équateur. Il est porté par les forums sociaux du mouvement altermondialiste.

« Actuellement, le capitalisme est toujours grand gagnant. Il s’affiche avec d’autant plus d’arrogance qu’il ne souffre pas d’alternative politique crédible. Le bilan du stalinisme pèse lourd sur l’idée socialiste - il ne se compte pas qu’en millions de morts -, il a discrédité auprès d’une génération tout entière l’idée qu’un autre système que le capitalisme pouvait être mis en place et fonctionner. Pourtant, l’imagination reprend ses droits et renaît progressivement de ses cendres. Dans cette nouvelle ébullition idéologique en quête de solutions égalitaires, démocratiques et antibureaucratiques, la pensée du Che est une source d’inspiration inépuisable. Les modèles tout faits n’existent pas. Le bilan des révolutions du siècle passé demande à être une nouvelle fois établi : de la Commune de Paris en 1871 jusqu’aux révolutions latino-américaines des années 1960 et 1970, sans oublier la Révolution russe d’octobre 1917 ou espagnole en 1936, les révolutionnaires se doivent de puiser, avec un regard critique, parmi ces épisodes, les solutions démocratiques adéquates. Ils doivent aussi en apprendre à nouveau que la multitude des exploités et des opprimés, unie et solidaire, est capable de prendre son sort en main si elle le décide. [...]

Internationalisme

« Ce n’est pas un hasard si le grand événement internationaliste de 1967 que fut la Tricontinentale était une assemblée des forces révolutionnaires des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Sans être un “tiers-mondiste borné”, Guevara voyait, lui aussi, les pays dépendants ou coloniaux comme le centre vivant de la lutte contre l’impérialisme et pour une nouvelle société. Or, le nouvel internationalisme du xxie siècle a été inauguré par une réunion convoquée par l’Armée zapatiste de libération nationale dans les montagnes du Chiapas, en 1996 : la Rencontre intercontinentale - dans le langage ironique du sous-commandant Marcos : “intergalactique” - pour l’humanité et contre le néolibéralisme. Ce n’est pas un hasard si ce fut un mouvement révolutionnaire d’origine guévariste qui a convoqué cette mémorable réunion à laquelle participèrent des milliers de syndicalistes, de militants paysans, d’indigènes, d’intellectuels, d’étudiants et d’activistes venus des différents courants de la gauche, en provenance de 40 pays du monde entier - y compris, en nombre, des États-Unis et d’Europe. Mais la dynamique de l’Intercontinentale était autre, plus “universelle” que celle de la Tricontinentale, et avec des méthodes de lutte distinctes, moins centrées sur la violence (sans être pour autant “non violentes”). Le mouvement de lutte mondiale contre la domination brutale du capitalisme néolibéral est né dans les villages indigènes du Chiapas et a éprouvé son baptême du feu dans les combats de rue de Seattle en 1999, contre la réunion de l’Organisation mondiale du commerce. [...]

Humanisme révolutionnaire

« Nous touchons ici au troisième moment, aussi important que les précédents : la dimension utopique du mouvement. Elle aussi est radicale : “Un autre monde est possible.” Il ne s’agit pas simplement de corriger les excès du monde capitaliste et de ses monstrueuses politiques néolibérales, mais de rêver, et de lutter pour une autre civilisation, un autre paradigme économique et social, une autre forme de vivre ensemble sur la planète. C’est à l’aune de cette ambition qu’il convient de reprendre l’héritage éthique, révolutionnaire et humaniste d’Ernesto Che Guevara. L’utopie altermondialiste se manifeste avant tout dans le partage de certaines valeurs communes, qui seules esquisseront les contours de cet autre “monde possible”, profondément humain.

« La première de ces valeurs est l’être humain lui-même. L’utopie du mouvement demeure résolument humaniste, elle exige que les besoins, les aspirations des êtres humains deviennent le centre vital d’une réorganisation de l’économie et de la société. [...]

Autogestion

« Cette autogestion socialiste est la forme la plus démocratique de la société. Bien qu’étant conscient de cela, Guevara s’opposait à l’autogestion à partir du moment où décentralisation des entreprises rimait avec autonomie financière des unités de production, car il y voyait une forme inéluctable de mise en concurrence. À juste titre, il combattait tous les résidus et tous les îlots de l’économie de marché. L’autogestion pose fondamentalement la question de la propriété des grands moyens de production dont se dote un système. Car, à ce niveau, “la propriété, c’est le pouvoir”. Qui décide ? Une démocratie qui n’est pas bancale est celle qui permet de trancher tous les choix publics, également dans le domaine économique, sur les bancs des assemblées démocratiquement élues. Dans cette perspective, la planification, chère au Che, n’est pas contradictoire avec l’autogestion. Le socialisme, s’il ne se paye pas de mots, ne peut se résumer à un gouvernement qui change de mains. Car l’État n’est pas neutre. Et pour établir de nouvelles institutions, qui fonctionnent du bas vers le haut et pas en sens inverse, il faut se débarrasser de l’ancienne structure étatique et créer des mécanismes de contrôle démocratique. Guevara en était arrivé, par sa propre expérience, à la conclusion qu’il était impossible de changer la société sans changer de société. Ce type de changement implique, à terme, le remplacement de l’État par des formes de pouvoir non étatiques, fondées sur la participation populaire directe - conseils, assemblées.

« Dans le débat sur le socialisme au xxie siècle, qui se développe avec une énergie croissante, non seulement au Venezuela, mais dans toute l’Amérique latine et au-delà, l’héritage du marxisme humaniste et révolutionnaire du Che est une des grandes références morales et politiques. La quête d’un socialisme réhabilité n’est pas le rêve d’une poignée d’irréductibles. Elle a ceci d’utopique qu’elle se projette dans l’avenir pour essayer d’imaginer, demain, à quoi pourrait ressembler une société alternative au capitalisme. [...]

Urgence

« Quarante ans plus tard, de nouvelles fragmentations divisent les populations entre elles. Le néolibéralisme, en précarisant le monde du travail et en privatisant les espaces publics, a considérablement asséché les poches de solidarité. Au sein des couches populaires, des murs invisibles se sont construits, du haut desquels les préjugés servent de gardes frontières : entre chômeurs et salariés, précaires et titulaires, hommes et femmes, jeunes et anciens, nationaux et immigrés... Malgré tout, ces nouvelles couches du salariat ont appris à résister ensemble à la mondialisation capitaliste. Dans ce renouveau des luttes internationales, se profilent autant d’expériences fondatrices qui permettent de croire à l’élaboration d’un projet de société crédible. Le socialisme et le communisme, au xixe siècle, sont nés de la dialectique entre la réflexion - de Fourier, Marx, Engels, Bakounine et beaucoup d’autres - et les expériences de lutte d’organisations d’opprimés. C’est d’en bas qu’est venu l’espoir. C’est d’en bas qu’il renaîtra.

« De nouveaux cycles politiques approchent. Les révolutionnaires d’aujourd’hui les abordent avec leur part de doute légitime, mais aussi avec des convictions assumées. Le rouge et le noir du drapeau de Guevara résistent mieux que d’autres couleurs aux bouleversements en cours et à l’air du temps. Pour le Che, le socialisme n’était pas un projet de société “clé en main” ; le combat pour renverser le capitalisme devait être ressenti par chacun comme une urgence personnelle. Une urgence plus que jamais d’actualité.

BESANCENOT Olivier, LOWY Michael

* Rouge n° 2218 du 13 septembre 2007. Les intertitres sont de la rédaction.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message