Laïcité - Un idéal inatteignable ?

dimanche 30 avril 2023.
 

On la définit souvent comme une neutralité de l’État – et des élèves de l’école publique, depuis 2004 – en matière religieuse. Mais cette neutralité est-elle possible ?

Que peut-on exiger des élèves ?

La laïcité est d’abord l’affaire de l’État et ses représentants, mais je vais commencer par parler des élèves, puisque c’est surtout d’eux (ou plutôt d’elles !) qu’il s’agit dans l’actualité médiatique. Pour savoir ce qui est exigé actuellement des élèves en matière de laïcité, le plus simple est de se référer à la « Charte de la laïcité », qui a été publiée par le ministère de l’éducation nationale en 2013. Ce texte, qui s’inspire des lois de 1905 et de 2004, prétend défendre la liberté de conscience des élèves, en les protégeant de tout prosélytisme et de toute pression (article 6), mais aussi en affirmant que la laïcité « permet l’exercice de la liberté d’expression des élèves dans la limite du bon fonctionnement de l’École comme du respect des valeurs républicaines et du pluralisme des convictions » (article 8). On peut donc noter que ces articles n’identifient pas vraiment la laïcité à la neutralité. Certes, les élèves (comme les professeurs) doivent s’abstenir de faire pression sur leurs camarades, mais rien ne leur interdit d’exprimer des convictions personnelles du moment qu’ils ne cherchent pas à imposer la leur et qu’ils respectent les « valeurs républicaines ». Mais que faut-il entendre par ce « respect des valeurs républicaines » ? Il y a ici une double ambiguïté. D’abord, il n’est pas évident de définir en quoi consistent les valeurs républicaines. L’article 1, directement inspiré de la constitution, présente certes une ébauche de définition de ces valeurs : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi, sur l’ensemble de son territoire, de tous les citoyens. Elle respecte toutes les croyances. » Le problème est que tout le monde n’est pas d’accord sur la signification des mots « indivisible », « laïque », « démocratique » et « sociale ». Nous y reviendrons.

La deuxième ambiguïté concerne le mot « respect ». Quel type de respect peut-on exiger de la part des élèves, à l’égard des « valeurs républicaines » ? Ce respect doit-il se manifester dans la forme ou dans le fond ? J’entends par forme, la manière de s’exprimer en classe : en respectant ses camarades et le professeur, en évitant de monopoliser la parole et de chercher à imposer ses croyances. Le fond, c’est le contenu même des croyances (ou des questionnements) des élèves. La plupart des professeurs s’accorderont sur le fait qu’il faut interdire aux élèves d’exprimer des opinions nazies, car cela pourrait s’assimiler à une incitation à la haine raciale. Mais comment faudrait-il traiter une ou un élève qui défendrait en cours de philosophie ou dans une dissertation des convictions très proches de celles de Hobbes ou de Platon, deux auteurs dont la pensée politique est tout à fait incompatible avec les « valeurs républicaines » ? Ce serait pour le moins malaisé. D’abord, ce serait reprocher à des élèves de reprendre à leur compte la pensée d’auteurs classiques, au programme de la classe de Terminale, et couramment étudiés en cours de philosophie. Ensuite, ce serait imposer une sorte de catéchisme républicain, ce qui est tout à fait opposé à l’esprit de la philosophie, qui privilégie toujours la liberté intellectuelle et le doute par rapport à un enseignement dogmatique. Plus généralement, une telle interdiction serait contraire à la laïcité, puisqu’elle ferait des « valeurs républicaines » des sortes de divinités devant lesquelles il conviendrait de s’incliner humblement.

Admettons donc que l’école permet une large liberté d’expression pour les élèves, du moment qu’ils ne cherchent pas à imposer leurs croyances et qu’ils s’abstiennent de propos expressément interdits par la loi (discours racistes ou négationnistes, notamment). Il est même permis aux élèves, me semble-t-il, de mentionner leur appartenance religieuse, du moment qu’ils ne font pas de prosélytisme. En tout cas, cela n’est pas expressément interdit par la charte de la laïcité ni par la loi, à ma connaissance. Supposons, par exemple qu’une élève dise, durant un cours sur la religion : « Le fait que je sois catholique ne m’empêche pas de respecter les athées et les personnes ayant d’autres croyances religieuses que la mienne. » Pourrait-on reprocher à cette élève de faire du prosélytisme ? Peut-être... Ce serait une façon de dire : « Regardez comme ma religion est tolérante ! » Mais on pourrait aussi voir dans ce propos l’expression d’un profond respect à l’égard du principe républicain de la laïcité. Il ne me semble donc pas qu’on doive censurer un tel propos.

Quoi qu’il en soit, la charte de la laïcité n’implique pas la neutralité en matière de discours. Une neutralité stricte impliquerait d’ailleurs un climat d’autocensure permanente, qui rendrait les cours encore plus ennuyeux qu’ils ne le sont actuellement. Mais ce qui vaut pour la parole ne vaut pas pour les vêtements. En cette matière, l’article 14, transposition directe de la loi de 2004, impose aux élèves une certaine neutralité en matière religieuse : « Dans les établissements scolaires publics, les règles de vie des différents espaces, précisées dans le règlement intérieur, sont respectueuses de la laïcité. Le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. »

Cette interdiction pose encore plus de problèmes que les articles concernant la liberté d’expression. D’abord, pourquoi se focaliser sur les vêtements, et pas sur d’autres signes d’appartenance ? Prenons l’exemple de la cantine. Supposons que des élèves refusent de manger du porc. Il peut bien entendu y avoir toute sorte de raisons à cela : végétarisme, goût personnel, refus de cautionner l’élevage industriel.... Mais on sait que des élèves refusent de manger du porc pour des raisons religieuses. Faut-il les accuser de manquer de respect à l’égard de la laïcité, tout comme on le fait pour des élèves portant des robes longues et sombres, lorsqu’on est convaincu qu’elles sont motivées par des convictions religieuses ? Allons plus loin. Que faire des élèves qui mangent du porc ? Ne peut-on pas les accuser de manquer de neutralité en matière de religion ? D’une façon ostensible (c’est-à-dire bien visible), ces élèves montrent qu’ils ne sont ni juifs ni musulmans – ou, s’ils le sont, qu’ils ne pratiquent par leur religion très sérieusement. Pourquoi serait-il plus critiquable de montrer qu’on appartient à une religion que de montrer le contraire ?

Cet exemple m’amène à un deuxième point : pourquoi la neutralité devrait-elle exister uniquement en matière de religion ? Après tout, il y a beaucoup d’autres sujets clivants : la peine de mort, le véganisme, les violences policières, la justice sociale et fiscale... Si le but est d’éviter les débats trop passionnés, qui risquent d’inciter les élèves à manquer de respect envers leurs camarades, alors il faudrait faire une liste de tous les sujets hautement polémiques, et ne pas se cantonner à la religion – en prenant toutefois le risque, encore une fois, de rendre les cours encore plus ennuyeux et tristes qu’ils ne le sont à l’heure actuelle.

Mais peut-être que le but de la loi de 2004 était autre. On sait que ce qui a motivé cette loi, historiquement, ce n’était pas une réflexion abstraite sur le rapport de l’école à la religion, mais des conflits répétés entre de jeunes musulmanes voilées et la direction de leurs établissements scolaires respectifs. Beaucoup de choses ont été écrites à ce sujet. Je me contenterai de poser quelques questions, afin de montrer le caractère problématique de la loi de 2004, à défaut de prouver sa nocivité. Tout d’abord, était-il nécessaire d’invoquer le principe de la laïcité pour interdire le voile ? Si le but était de protéger des jeunes filles contre l’emprise d’une idéologie sexiste, alors on pouvait simplement s’appuyer sur le principe d’égalité entre les êtres humains. Qu’une idéologie sexiste soit ou non religieuse ne change pas grand-chose au problème. Si le voile est un symbole d’une oppression sexiste subie par des jeunes filles, alors peut-être faut-il l’interdire – mais parce qu’il est un instrument de la domination masculine, et pas parce qu’il s’agit d’un vêtement religieux. Selon le principe de la laïcité, d’ailleurs, l’État doit protéger la liberté de culte, sauf lorsqu’elle entre en contradiction avec la loi. Il est donc un peu curieux d’invoquer la laïcité pour interdire le port d’un signe religieux.

Ensuite, est-il certain que la loi de 2004 protège efficacement les jeunes filles contre une contrainte religieuse qui leur serait imposée ? Si les jeunes filles portant un voile sont effectivement forcées de le faire, alors l’application de la loi de 2004 peut leur apporter un soulagement momentané, mais il ne règle pas grand-chose quant à la pression qu’elles subissent au sein de leur famille ou dans leur quartier. Et si elles ne sont pas forcées de porter ce voile, alors n’est-il pas étrange de vouloir les libérer malgré elles, par une contrainte imposée de l’extérieur ? Même en admettant – ce qui ne va pas de soi – qu’elles soient intoxiquées par une idéologie liberticide, endoctrinées par des imams intégristes, n’est-il pas contreproductif de chercher à libérer leur âme en les contraignant à dévoiler leur chevelure ? On pourrait m’objecter que les jeunes filles voilées ne sont pas seules en cause. Il faut aussi tenir compte des autres jeunes filles, celles qui ne sont pas voilées et qui pourraient sentir de la part de leurs camarades voilées une forme de pression. Mais un vêtement peut-il être à lui seul considéré comme une forme de prosélytisme ? De plus, on pourrait dire que la pression peut aller dans les deux sens. Avant 2004, les jeunes filles voilées pouvaient sans doute exercer une pression silencieuse ou explicite dans les classes où elles étaient nombreuses. Mais lorsqu’elles étaient ultra-minoritaires, c’étaient plutôt elles qui subissaient une pression de la part du groupe majoritaire. En réalité, quoi qu’on fasse, il n’est jamais facile d’être habillé différemment des autres. La pression du groupe est inévitable .

On vient de voir que les élèves n’ont pas réellement à être neutres sur le plan religieux. Leur liberté de conscience et d’expression est protégée par le principe de la laïcité, si bien qu’ils peuvent évoquer leur religion s’ils ne font pas de prosélytisme. Par ailleurs, ils sont tenus de respecter certaines valeurs, et c’est au nom de ces valeurs qu’ils doivent éviter de faire du prosélytisme et s’abstenir de porter des signes religieux « ostensibles ». Maintenant, qu’en est-il des représentants de l’État ?

Les représentants de l’État ont-ils vraiment un devoir de neutralité ?

Je ne parlerai que des personnels de l’éducation nationale (personnel enseignant, personnel de direction, conseillères et conseillers d’éducation, AESH, AED...), mais mon propos vaut dans une large mesure pour tous les représentants et représentantes de l’État. En général, ces derniers ne sont guère mentionnés dans les polémiques sur la laïcité. Les personnes dont on parle surtout, ce sont des élèves (lycéennes voilées ou portant une longue robe sombre) et des parents d’élèves (mères voilées). Pourtant, comme on va le voir, il n’est pas aisé de savoir comment les personnels de l’enseignement public doivent appliquer le principe de laïcité. Pour nous en convaincre, reportons-nous à la Charte de la laïcité :

« 10. Il appartient à tous les personnels de transmettre aux élèves le sens et la valeur de la laïcité, ainsi que des autres principes fondamentaux de la République. Ils veillent à leur application dans le cadre scolaire. Il leur revient de porter la présente charte à la connaissance des parents d’élèves.

11. Les personnels ont un devoir de stricte neutralité : ils ne doivent pas manifester leurs convictions politiques ou religieuses dans l’exercice de leurs fonctions.

12. Les enseignements sont laïques. Afin de garantir aux élèves l’ouverture la plus objective possible à la diversité des visions du monde ainsi qu’à l’étendue et à la précision des savoirs, aucun sujet n’est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique. Aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique pour contester à un enseignant le droit de traiter une question au programme. »

Derrière la simplicité apparente de ces articles se cachent des paradoxes, pour ne pas dire des contradictions. Le premier d’entre eux, c’est que l’article 11 évoque les convictions politiques des personnels de l’éducation nationale, comme si elles étaient comparables à des convictions religieuses. Or, la laïcité n’a-t-elle pas pour fonction – entre autres – de séparer la religion de la politique ?

Par ailleurs, est-il possible à des enseignantes ou à des enseignants d’être totalement neutres d’un point de vue politique ? Même si elles ou ils ne font pas étalage de leurs convictions personnelles – notamment pour respecter la liberté de leurs élèves – leur manière de faire cours n’est-elle pas nécessairement influencée par leurs orientations politiques ? Le choix des auteurs étudiés, la manière de présenter les faits historiques ou les idées des auteurs, tout cela dépend en grande partie de ces orientations, même si les professeurs s’efforcent d’exposer le plus honnêtement possible les idées qu’ils n’approuvent pas, sans les caricaturer, de manière à ne pas faire pression sur leurs élèves. Cette remarque vaut notamment pour les disciplines où il est très difficile de s’affranchir d’une idéologie : l’histoire et la géographie, les sciences économiques et sociales, la philosophie, mais elle concerne aussi le français, l’enseignement des langues vivantes ou la biologie (liste non exhaustive).

De plus, c’est la charte de la laïcité elle-même qui exige des personnels qu’ils ne soient pas neutres politiquement, puisqu’il leur est demandé « de transmettre aux élèves le sens et la valeur de la laïcité, ainsi que des autres principes fondamentaux de la République » (article 10). Il s’agit donc, pour les représentants de l’État, d’être de bons républicains, attachés à la liberté, à l’égalité, à la fraternité. Il leur faut même transmettre aux élèves l’idée que la république doit être « démocratique » et « sociale » (puisque c’est ainsi qu’elle est définie dans l’article 1 de la charte de la laïcité, qui reprend ici la constitution). Tout cela est loin d’être neutre. Si une pluralité de convictions politiques est possible au sein de ce cadre républicain, il n’en demeure pas moins qu’il faut respecter ce cadre et inciter les élèves à faire de même.

Mais laissons-la de côté la question de la neutralité politique et revenons à la laïcité proprement dite. Est-il possible aux personnels de l’éducation nationale d’être neutres sur le plan religieux ? Je ne le crois pas. Si ces personnels prennent vraiment au sérieux leur rôle pédagogique, à savoir former des citoyennes et des citoyens éclairés, libres, égaux, fraternels (et sororales), aimant la démocratie et la justice sociale, alors il leur faut combattre implicitement toutes les religions qui s’opposent à ces valeurs. Et ceci vaut non seulement pour les valeurs morales et politiques, mais aussi pour la connaissance théorique de la réalité naturelle et sociale. Comme le suggère l’article 12, les professeurs doivent transmettre une culture scientifique à leurs élèves, même si elle contredit certains dogmes religieux. Certes, il convient de ne pas présenter les connaissances scientifiques de manière dogmatique, comme si elles étaient des doctrines religieuses. Il n’empêche que des professeurs ne peuvent mettre sur le même plan, par exemple, les récits religieux sur les débuts de l’univers, de la Terre ou de l’espèce humaine, et ce que nous apprennent sur ces sujets l’astrophysique, la géologie et la biologie.

La vraie laïcité n’est pas la neutralité

Il ressort de toutes ces analyses que laïcité n’est pas synonyme de neutralité. Les pouvoirs publics, en garantissant la liberté de conscience et en refusant d’admettre une religion officielle, s’opposent clairement à toutes les formes de religion qui n’acceptent pas ces deux principes, et ils prennent clairement parti pour les religions qui s’y conforment. Reste à savoir comment appliquer concrètement ces principes. Censurer les discours ou les tenues vestimentaires est problématique. Outre que cela risque fort de contredire la liberté de conscience (qui est pourtant au cœur même de la laïcité), cela peut s’avérer contreproductif. La censure, à mon sens, ne devrait être utilisée que ponctuellement, en cas d’extrême nécessité : lorsqu’on a pu prouver que des élèves ont subi une contrainte extérieure, ou lorsque des sujets hautement polémiques déclenchent des passions qui empêchent les élèves de se respecter mutuellement.

De toute manière, interdire des paroles ou des symboles contraires aux valeurs républicaines et démocratiques ne suffit pas à rendre ces valeurs aimables. Les interdictions peuvent même rendre ces valeurs détestables si elles sont perçues comme arbitraires. C’est d’autant plus dommage qu’une valeur digne de ce nom est forcément aimable. Ce qui a de la valeur, c’est ce qui suscite un désir. Et il est raisonnable de penser que la liberté, l’égalité, la fraternité, la justice sociale sont des biens hautement désirables. Le problème est que ces valeurs sont tous les jours foulées au pied. Si les « valeurs de la République » ne font pas l’unanimité, c’est peut-être parce qu’elles sont salies par les institutions qui sont chargées de les faire respecter. On peut dire de la république ce qu’on disait autrefois du socialisme, dans les pays du bloc de l’est : il y a la république idéale et la république réelle, qui est tout sauf émancipatrice, égalitaire, fraternelle/sororale et sociale. Nous sommes dominés par une oligarchie économique, politique et médiatique qui possède la plus grande part des capitaux financier, culturel, social et symbolique. Cette domination implique une violence que les gens ressentent profondément dans leur chair : racisme structurel, mépris à l’égard des « gens qui ne sont rien », chômage et précarité, destruction du droit du travail et des services publics, indifférence des gouvernants aux souhaits des gouvernés, etc. Dans un tel contexte, il n’est pas très étonnant que prospèrent deux courants à la fois ennemis et semblables : une extrême droite xénophobe et obsédée par la haine de l’islam, et un fondamentalisme religieux (musulman, mais aussi chrétien), qui partage avec l’extrême droite un même rejet de la modernité, de l’égalité et de la liberté. Même si, à l’occasion, l’extrême droite brandit l’étendard de la laïcité contre l’islam, elle n’est pas plus attachée à la liberté de conscience que les fondamentalistes qu’elle prétend combattre.

Si nous voulons vraiment le triomphe de la laïcité, entendue comme respect de la liberté de conscience et indépendance des pouvoirs publics à l’égard de toute institution religieuse, nous devons transformer la république en un régime authentiquement démocratique. Cela passera peut-être par une disparition de l’État – une institution dont l’immense puissance a toujours été davantage au service des groupes dominants dans la société que de l’intérêt général. L’instauration d’une véritable démocratie impliquerait aussi, sans doute, la disparition de la classe bourgeoise. La bourgeoisie marchande et bancaire, puis industrielle, a été un facteur important dans la sécularisation des sociétés modernes, sécularisation dont la laïcité est la version française. Mais ce qui motivait cette bourgeoisie était moins un profond respect pour la liberté de conscience que l’amour de l’argent. L’argent n’a pas d’odeur et si on cherche à tout prix à en gagner, on doit faire abstraction des caractéristiques des personnes avec qui on commerce, y compris leurs croyances religieuses. Quand le Japon s’est isolé du monde, au 17ème siècle, il a fait une exception pour les commerçants néerlandais parce qu’il savait que ces gens – à cause de leur calvinisme, mais aussi et surtout de leur amour du profit – n’avaient aucunement le désir de faire du prosélytisme, contrairement aux Portugais. Mais cette indifférence à la religion des autres n’a rien à voir avec une laïcité fondée sur un amour pour la liberté, l’égalité, la démocratie et les autres êtres humains. L’appât du gain, qui a pu favoriser la tolérance religieuse, a été aussi à l’origine des plus grandes violences – comme les guerres de l’opium, l’usage de la menace militaire par les États-Unis, en 1853, pour contraindre le Japon à s’ouvrir au commerce international ou, plus récemment, la guerre en Irak. Cette violence, à la fois étatique et bourgeoise, ne prend pas toujours des formes aussi extrêmes, mais elle est présente dans la vie quotidienne des gens. Et le fait qu’elle se dissimule derrière un prêchi-prêcha "républicain" n’aide pas à faire la promotion des valeurs de liberté, d’égalité et de laïcité qu’elle prétend défendre.

J. GRAU

Professeur de philosophie


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