Dans les quartiers populaires, les mères préparent leurs enfants aux contrôles de police dès leur plus jeune âge

mercredi 19 juillet 2023.
 

Depuis la mort de Nahel, 17 ans, le 27 juin d’un tir policier, des mères de quartiers populaires partagent leur hantise de perdre leurs enfants dans les mêmes circonstances. À Corbeil-Essonnes, aux Tarterêts, plusieurs mères, notamment celles du collectif les Gilets roses, racontent comment elles préparent leurs enfants à faire face aux contrôles policiers, dès le plus jeune âge.

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« Hamdulilah« Hamdulilah, je n’ai pas de garçons. » L’exclamation de soulagement de Yamina, 51 ans, heureuse mère de deux filles « calmes » de 14 et 21 ans, signale une inquiétude palpable. « Elles restent à la maison, pas comme les garçons qui veulent sortir tout le temps. »

Cette femme de ménage sans emploi, depuis qu’elle a été victime d’un accident de travail non reconnu, y a beaucoup songé depuis le décès de Nahel d’un tir policier à Nanterre (Hauts-de-Seine), le 27 juin.

Tous les lundis et jeudis, Yamina vient suivre son cours de couture qui se tient dans la salle de la maison des associations de Corbeil-Essonnes (Essonne), nichée au cœur du quartier des Tarterêts, à dix minutes de la gare RER, dans une ville où le taux de pauvreté est de 26 % selon l’Insee, et où la rénovation urbaine dans le cadre du plan Anru 2 est déjà à l’œuvre avec la destruction programmée des tours.

Juste en face de la maison des associations, une carcasse de camionnette calcinée – toujours pas retirée par les services municipaux – témoigne des tensions nocturnes qui ont gagné le lieu. Mais les murs sont davantage bavards. Le prénom de Nahel et des adresses plus ou moins virulentes à l’égard de la police fleurissent sur les façades des bâtiments publics comme La Poste ou l’école élémentaire Pablo-Picasso.

Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1 Les Gilets roses à Corbeil-Essonnes © Faïza Zerouala / Mediapart Ce lundi, forcément, avec les sept femmes présentes, la conversation s’engage sur la mort de Nahel et les révoltes qui ont suivi. Certaines confient n’avoir pas dormi plusieurs nuits de suite à cause de l’agitation. Les couturières s’indignent des appels à la responsabilité des parents qui ont tourné en boucle tout le week-end.

Alors qu’elle s’échine à renforcer les coutures de la robe qu’elle coud, Yamina, le visage ceint de son hidjab beige, considère au contraire que « les parents, ils n’y sont pour rien » et qu’ils font ce qu’ils peuvent.

Ces derniers jours, les mères des adolescents – des garçons en majorité – qui ont pris part aux affrontements ont été mises à l’index et appelées à « tenir » leurs enfants par des responsables politiques, le président de la République en premier lieu, les menaçant même de sanctions financières.

Mais en réalité, dans les quartiers populaires, loin de ces injonctions culpabilisantes, au pic des révoltes, certaines femmes ont défilé pour appeler au calme, comme ici à Aulnay-sous-Bois, d’autres se sont assurées que leurs enfants restaient bien à la maison en tournant dans le quartier, conscientes du danger.

Le reste du temps, elles doivent composer avec leur inquiétude de voir leur progéniture aux prises avec un contrôle policier ou une garde à vue qui pourraient dégénérer.

À LIRE AUSSI Après la mort de Nahel, la révolte des quartiers populaires 29 juin 2023 Les mères rencontrées par Mediapart font toutes part de leur compassion envers celle de Nahel, qui a élevé seul son fils de surcroît. Toutes confient aussi leur hantise de recevoir le coup de fil fatal qui leur apprendrait la survenue d’un drame identique à leur enfant.

Car les histoires, aux ordres de gravité divers, sont légion. À mesure que la discussion fuse, les souvenirs remontent. Françoise, penchée sur sa machine à coudre, lâche un inattendu « la police déconne ». Si son souvenir reste nébuleux sur les dates et les circonstances exactes, l’émotion suscitée reste intacte. Encore émue, elle raconte qu’il y a une quinzaine d’années son fils adolescent se rendait au foot à Évry. À sa descente du bus, il remarque que des jeunes courent et que la police est présente. Par réflexe, le garçon court aussi.

Dans la confusion, il essuie un tir – de flash-ball, croit-elle savoir – d’un policier au niveau des testicules. Il saigne mais il est d’abord emmené au commissariat avant d’être transféré à l’hôpital où il sera opéré dans la foulée. Françoise n’a pas porté plainte à l’époque, par peur que cela n’aboutisse jamais et que « cela ne change rien ». Une fois qu’il a guéri, elle préfère ne plus aborder le sujet avec lui. « Je ne voulais pas en rajouter ou lui créer des peurs. Il devait prendre les transports pour aller en cours… »

La mère se demande encore si ce tir aura une incidence sur sa fertilité, lui qui n’a pas encore d’enfants à 30 ans. Aujourd’hui encore, elle assiste à des contrôles de police sur les jeunes du quartier, « à la gare » notamment. « Ça me fait mal au cœur quand je vois qu’on les traite comme des criminels, comme des malfaiteurs. »

Pour essayer d’enrayer cette dynamique de violences, Fatimata Sy a fondé le collectif des Gilets roses en 2019, mais il est actif depuis septembre 2021, lorsque la mère d’un jeune interpellé avait été gazée à bout portant par un policier avec tout le quartier comme témoin et une vidéo. À l’époque, cinq nuits durant, les habitant·es se sont révoltés.

« On a perdu des jeunes au fil des années et vu de nombreuses familles endeuillées, retrace Fatimata Sy. On était fatiguées d’être spectatrices. On doit se lamenter ou agir ? Donc, on a décidé de monter le collectif avec les mamans pour vraiment dire stop aux violences et stop aux rixes aussi. »

Cette cinquantaine de mères, déjà impliquées dans diverses associations de la ville, ont décidé de monter des actions de prévention et de dialogue avec la police.

Une peur incontrôlable L’absence de moment de rencontre entre les jeunes et l’institution policière a causé du tort, rapportent d’autres habitant·es comme Mathilde, 45 ans, présidente de l’amicale des locataires des Tarterêts et déléguée de parents d’élèves. Mère de quatre enfants, deux adolescent·es et deux petits, et figure locale, elle se souvient plus jeune que la Mission intercommunale vers l’emploi organisait une journée de sport, un « raid d’aventures » avec des gendarmes et policiers, ce qui était bénéfique.

Lors des violences consécutives à la mort de Nahel le 27 juin, plusieurs mères du collectif ont enfilé leur chasuble rose pour essayer de dissuader les jeunes de se lancer dans des dégradations. Sans grand succès. « Ils nous écoutent d’habitude, mais là, ils voulaient en découdre. Ils nous disaient : “Tata, rentre, ça ne sert à rien, ça va péter.” »

Geneviève, également membre du collectif, confirme la difficulté qui a été la leur d’engager le dialogue durant ces nuits de colère et la peur aussi. « Quand ils ont le sang chaud, ça fait boum dans ces cas-là, je ne suis pas descendue, même si en temps normal on parle… »

À LIRE AUSSI Inventaire des violences policières : l’angle mort de la couleur de peau 12 juin 2020 Le Défenseur des droits dénonce la discrimination systémique pratiquée par la police 2 juin 2020 Pour Fatimata Sy, le carburant aux violences, c’est la détresse des jeunes et ce rapport contrarié avec les policiers. « C’est la peur qui parle. Parce qu’ils disent que si Nahel est mort comme ça, ils vont être les prochains. Parce qu’ils sont contrôlés trois, quatre, cinq fois par jour. Le mois dernier, j’ai vu des jeunes alignés le long de la Poste. J’ai demandé aux policiers pourquoi ils les prenaient en photo, alors qu’ils n’ont pas le droit. Ils entendent aussi beaucoup de propos racistes. » Son propre fils, raconte-t-elle, quand il avait 20 ans, a subi une arrestation violente avec des coups, car il ne se serait pas arrêté en voiture.

Très tôt, racontent ces mères, leurs enfants développent une peur quasi incontrôlable à l’égard de la police. En 2017, le Défenseur des droits a montré dans une étude (en PDF) que les « jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes » avaient 20 fois plus de probabilités d’être contrôlés que les autres, toutes choses égales par ailleurs.

Fatoumata Sylla a 42 ans et un fils de 12 ans. Elle aussi Gilet rose, elle raconte que son fils a longtemps été terrorisé par la police à force de la voir dans le quartier. « Pour lui, la police veut dire danger parce qu’il a entendu des histoires autour de nous et qu’il voit les contrôles. Je lui ai expliqué qu’ils sont là pour notre sécurité et pour vérifier si tout va bien. »

Illustration 2Agrandir l’image : Illustration 2 La police de sécurité du quotidien. France, le 18 septembre 2018. Corbeil-Essonnes.

Alors il faut anticiper. Sonia*, la quarantaine, est employée dans une administration à Corbeil-Essonnes. Elle s’inquiète moins pour sa fille âgée de 15 ans que pour son fils de 21 ans. Comme les autres, elle se rappelle les contrôles d’identité récurrents qu’il a essuyés, parfois deux, trois fois par jour. Un jour, raconte-t-elle, elle a même été convoquée au commissariat pour le récupérer alors qu’il avait 15 ans. Il y avait été emmené, car il n’avait pas de pièce d’identité sur lui. « J’ai dit au policier que ce n’était pas comme s’il ne le connaissait pas déjà ; comme il a déjà été contrôlé plusieurs fois. »

Elle a toujours enjoint à son fils de bien se comporter dans l’espace public, encore plus car la famille est d’origine maghrébine. « Je lui ai dit qu’on n’est pas chez nous, que même s’il est français et qu’il a un passeport rouge, il restera toujours un Arabe, alors il ne faut pas se faire remarquer… »

De son côté, Mathilde a d’ores livré un manuel de survie à ses enfant et leur a déjà expliqué à ses enfants que « si la police les attrape, il faut qu’ils aient de bonnes raisons » : « Et puis tout de suite, je leur ai dit : tu demandes à appeler Maman, tu demandes un avocat, tu demandes le médecin. »

Ces précautions, la mère de famille les a prises, car depuis petits les enfants voient la police tirer des gaz lacrymogènes sur les jeunes du quartier dans le parc, affirme-t-elle. « Et les contrôles d’identité sont incessants et nos jeunes, ils se laissent faire même par la police municipale qui n’est pas autorisée à le faire, parce qu’ils ne connaissent pas leurs droits. »

D’autres mères délivrent des consignes encore plus précises, notamment parmi les militantes les plus aguerries.

On ne permet pas à nos enfants d’être des enfants. Il faut qu’ils soient traités à la dure pour qu’ils comprennent et payent plus cher que les autres leurs erreurs.

Goundo Diawara Traumatisée par la blessure de son frère lors d’un contrôle de police, Hind Ayadi, la fondatrice de l’association Espoir et création basée à Garges-Sarcelles, a engagé cette conversation dès le collège avec ses enfants, aujourd’hui jeunes adultes, pour les préparer à ce qu’éventuellement ça se passe mal avec les forces de l’ordre. « Je leur ai expliqué de ne surtout pas courir s’ils voient la police. De prendre sur eux si des policiers les insultent. Il vaut mieux laisser son ego de côté que de risquer de prendre des coups ou de mourir, même si c’est humiliant. Je leur ai dit aussi d’avoir leur pièce d’identité sur eux, même pour aller à 500 mètres. »

Goundo Diawara, cofondatrice et porte-parole de Front de mères, syndicat de parents des quartiers populaires, recommande cette attitude préventive par « lucidité ». Elle concède que connaître ses droits n’empêche pas qu’ils soient bafoués. « On ne dit pas à nos enfants de se protéger par soumission, mais parce qu’on veut les voir rentrer en un morceau, en vie. Ce qui consiste à leur dire de ne pas répondre, de ne pas faire de gestes brusques, par exemple. Ils doivent essayer de montrer patte blanche le plus possible. »

Si même les adolescents sont visés, c’est à cause de la « désenfantisation » qu’ils subissent. Ce concept forgé par Fatima Ouassak, cofondatrice de Front de mères, dans son livre La Puissance des mères (La Découverte), consiste à dire que les enfants de quartiers populaires, racisés de surcroît, n’ont jamais l’excuse de l’adolescence pour commettre des bêtises. « On ne leur permet pas d’être des enfants. Il faut qu’ils soient traités à la dure pour qu’ils comprennent et payent plus cher que les autres leurs erreurs. »

Ce problème enkysté des pratiques de la police envers les jeunes des quartiers populaires est occulté dans le débat public par les accusations d’être des parents démissionnaires. Toutes les mères interrogées s’indignent de ce discours qui fait fi des difficultés de certains parents, parfois dépassés. Goundo Diawara rappelle que, dans les quartiers, de plus en plus de collectifs de parents se mobilisent contre les abus policiers comme la Brigade des mamans à Belleville, à Paris.

Mathilde confirme aussi qu’aux Tarterêts la présence des femmes sur la voie publique change un peu la donne. Dès les beaux jours, elles sortent et vendent des pastels, ces chaussons frits fourrés au bœuf ou au thon, des glaces ou des bouteilles d’eau tout l’été aux endroits stratégiques du quartier, au pied des immeubles ou de la Poste. De leur point d’observation, elles sont témoins de tout ce qui se passe dehors, y compris des contrôles.

Faïza Zerouala


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