Partis, syndicalisme et lutte des classes ( article paru dans L’Emancipation)

dimanche 24 septembre 2006.
 

Le 11 mai 2006, nous avons mis en ligne le point de vue de Nicolas Voisin, membre du Bureau nationl de PRS sur la Charte d’Amiens et l’articulation syndicats, luttes et parti de gauche. Voici un autre point de vue publié par la revue L’émancipation.

Le centenaire de la "Charte d’Amiens" peut et doit être l’occasion de poser à nouveau certains problèmes liés aux conceptions du syndicalisme, de la lutte. Problèmes qui pourraient sembler être résolus depuis longtemps : ainsi l’indépendance, l’anti-capitalisme, l’autonomie ouvrière, la nature des revendications... si presque tout le monde pourrait être d’accord à ce sujet - verbalement - dans le mouvement ouvrier, c’est aussi parce que tous les aspects de ces question ne sont pas pleinement mis en débat.

Il n’est pas possible de prétendre apporter un point de vue achevé sur tous les problèmes du mouvement ouvrier aujourd’hui, ni même seulement sur ceux qui concernent particulièrement le mouvement ouvrier révolutionnaire. En revanche, les questions du contexte social, des organisations, des pratiques de lutte... doivent trouver des réponses

La situation actuelle du mouvement ouvrier

Aujourd’hui comme hier, le cadre politique général qui structure la société actuelle est celui de l’opposition entre capitalistes et travailleurs, celui de la lutte de classes : c’est par rapport à cette question que se posent toutes celles qui ont trait à l’émancipation des travailleurs. Mais cela n’implique pas qu’il n’y ait rien de neuf sous le soleil. C’est presque un lieu commun de parler de "crise" du mouvement ouvrier. Encore faut-il ne pas se tromper sur sa caractérisation. Elle présente trois dimensions importantes :

- l’affaiblissement numérique (évident) et idéologique (tout aussi évident : par exemple les dérives libérales des directions des grands partis sociaux-démocrates, voire des organisations syndicales).

- l’intégration accentuée dans les institutions de la société capitaliste, là aussi visible assez nettement... alors que dans le même temps les couches dominantes n’ont que faire d’un quelconque compromis social devenu superflu à leurs yeux. Ainsi en France les nouveautés de la "réforme de l’Etat", du "dialogue social local" et autres, qui peuvent enfermer le syndicalisme dans des instances qui par ailleurs ne permettent aucune avancée des droits de leurs mandants (exemple achevé de cette intégration institutionnelle : la Confédération Européenne des Syndicats). Notons que les deux aspects (affaiblissement et intégration institutionnelle) de la "crise" s’alimentent mutuellement : plus le mouvement ouvrier est affaibli, plus les directions des partis et syndicats s’adaptent à la société capitaliste, et affaiblissent leur propre base sociale... qui seule, pourtant, leur permet de continuer à exister.

- dans le même temps, partout dans le monde, les luttes continuent à exister, et les travailleurs continuent à se battre. Et même à se radicaliser pour une partie d’entre eux.

Pour le syndicalisme de lutte, il s’agit par conséquent de combattre à la fois le déclin et l’intégration du mouvement ouvrier, en s’appuyant sur les luttes. Mais il ne peut le faire que s’il a une perspective et une orientation.

Trois priorités pour le mouvement ouvrier

Les questions qui sont posées aujourd’hui, si elles ne sont pas nouvelles, ne concernent pas qu’une petite minorité de syndiqués : ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est l’existence même du mouvement ouvrier et syndical - partant l’existence des droits sociaux qui ont été conquis dans le passé, et pas seulement l’avenir de ses composantes révolutionnaires. La "crise" du mouvement ouvrier (partis et syndicats) doit ainsi être surmontée avant tout pour (re)faire de celui-ci une force capable d’affronter avec succès les politiques de régression sociale... et pas seulement assurer la prédominance de telle ou telle sensibilité en son sein. La crise du mouvement ouvrier peut lui être fatale, c’est donc une réponse politique durable à celle-ci sur le long terme qui s’impose... dès lors, celle-ci doit se situer sur trois niveaux :

- regrouper les travailleurs : public et privé, travailleurs précaires et travailleurs "stables", Français et immigrés, hommes et femmes... la classe travailleuse est divisée, éclatée par les politiques du capitalisme et des directions bureaucratiques. Dans ce contexte, le rôle du mouvement ouvrier devrait être de structurer un cadre organisationnel permettant de regrouper la majorité des salariés, autrement dit un mouvement de masse majoritaire dans le salariat.

La tâche n’est pas facile : il faut définir des cadres organisationnels qui permettent à la fois d’exprimer l’unité des travailleurs, mais aussi leur diversité : il y a des traditions politiques, idéologiques, professionnelles, etc... diverses dans le salariat, on ne peut les ignorer.

- avoir une orientation de rupture avec le capitalisme : bien entendu dans cette optique il faut rompre avec la politique des directions réformistes et bureaucratiques, et offrir une perspective aux travailleurs. Pour cela, la seule méthode, c’est de lier les revendications quotidiennes avec le projet d’une autre société, d’un changement de société ; autrement dit : lier la défense des intérêts immédiats des travailleurs à la défense de leurs intérêts à long terme (suppression de la propriété capitaliste des moyens de production). Cette orientation stratégique n’est pas nouvelle, elle non plus, la "Charte d’Amiens" l’avait déjà énoncée il y a un siècle... et seule l’hégémonie du stalinisme et de la social-démocratie dans le syndicalisme l’avait faite oublier.

- avoir des pratiques sociales en cohérence avec cette perspective : si l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, alors il faut développer leur capacité d’auto-gouvernement, il faut qu’ils s’approprient leurs luttes et leurs organisations. Ainsi se développe la conscience de classe, ainsi reculent les phénomènes de délégation de pouvoir (qui favorisent la bureaucratisation), ainsi les travailleurs peuvent s’approprier leurs mobilisations et leurs organisations. Ces pratiques émancipatrices ne doivent pas seulement irriguer les luttes (même si elles sont un accélérateur essentiel de la conscience de classe), elles doivent structurer la vie quotidienne du salariat lui-même : pratiques démocratiques dans les quartiers, les communes, les mutuelles, etc... question qui dépasse bien entendu le seul syndicalisme, fût-il révolutionnaire.

Mais si ces nécessités sont assez simples à énoncer, reste une question essentielle : quels outils pour y parvenir ?

Partis, syndicats et « mouvements sociaux » :

Quelle forme d’organisation est la mieux à même de répondre aux impératifs indiqués ci-dessus ? Ce qui revient à poser la question : quelle est la première priorité à mettre en avant, parmi les diverses organisations qui constituent le mouvement ouvrier d’émancipation (il y a des partis, des syndicats, mais aussi des associations, mouvements philosophiques et humanitaires, mouvement de consommateurs, mutuelles...) ? Il m’apparaît que le syndicalisme est l’outil principal, pour trois grandes raisons :

- seule la structure syndicale est à même de regrouper toute la classe travailleuse, elle seule peut réaliser l’unité des travailleurs et en regrouper la majorité, parce qu’elle prend naissance sur les lieux de travail à partir des revendications quotidiennes. La perspective centrale dans cette optique est bien celle de la réalisation d’une organisation syndicale unifiée (sur une base de classe), d’une confédération unique des travailleurs : les diverses organisations syndicales sont des phénomènes transitoires qui à long terme font obstacle à l’unité du salariat, il s’agit de dépasser ces obstacles par une (ré) unification organique du syndicalisme. La CGT unifiée, la FEN avant sa scission et malgré sa déformation bureaucratique qui était devenue de plus en plus évidente... constituent des préfigurations, des essais dans cette direction.

Mais cette position générale a deux implications importantes, qui lui sont liées et qui en conditionnent la faisabilité... implications que beaucoup oublient, dirigeants réformistes (qu’ils soient issus de la social-démocratie, du stalinisme et/ou ou de la démocratie chrétienne) mais aussi certains de leurs opposants d’extrême-gauche.

Tout d’abord, si la classe salariée a les mêmes intérêts communs (d’où la nécessité d’une organisation commune), en même temps elle n’est pas uniforme : diversité des situations professionnelles, diversité des courants idéologiques qui la traversent (issus de l’histoire, mais dont l’existence se maintient pour diverses raisons)... donc définir un cadre commun pour toute la classe travailleuse nécessite bien entendu une structure confédérale (syndicats souverains qui se fédèrent), mais aussi un système de droit de tendance institutionnalisé (les courants du mouvement ouvrier défendant publiquement leurs positions devant l’ensemble des travailleurs). Nier la nécessité de la structure confédérale mène au corporatisme et à une "autonomie" syndicale réactionnaire. Nier la nécessité du droit de tendance revient à théoriser l’éclatement et la division syndicale : alors qu’il s’agit de créer un cadre commun où toutes les orientations syndicales peuvent coexister, ça reviendrait à créer un syndicat par orientation comme actuellement (les vieux sociaux-démocrates pour FO, la "gauche plurielle" pour la CGT, les syndicats "rouges" pour les SUD, etc...) et à favoriser les scissions, les opérations d’épuration et d’homogénéisation idéologiques... qui affaiblissent le mouvement ouvrier en fin de compte.

Ensuite, l’enjeu est de créer les conditions pour empêcher l’intégration des organisations ouvrières (ici les syndicats) dans les institutions de la société capitaliste. Car qui dit une structure de masse dit la possibilité d’une "contre-société" ouvrière avec ses propres valeurs, ses propres structures de solidarité, de sociabilité (autrement dit des lieux où se forge et se renforce la conscience de classe)... en partie antagoniques à la société capitaliste. L’intuition des syndicalistes-révolutionnaires, des partisans de l’autonomie ouvrière... est fondamentale dans cette optique. Notons d’ailleurs que ces structures de contre-société, sous une forme certes encore hiérarchisée et partielle, avaient été mises en place y compris par des courants de masse du mouvement ouvrier : qu’on songe aux anciennes "banlieues rouges" françaises, ou encore à des expériences social-démocrates (1).

- seule la structure syndicale est capable de lier efficacement les revendications immédiates et la perspective de changement de société. Définir une stratégie de changement de société, ce n’est pas seulement accoler les revendications les unes aux autres, c’est les mettre en cohérence pour leur donner un sens. Pour cela les structures confédérales sont nécessaires (donner une portée générale aux intérêts des diverses professions), tout comme les tendances qui permettent d’approfondir le débat sur le plan politique, d’approfondir la conscience de classe des militants syndicaux.

- seule la structure syndicale de masse peut généraliser les pratiques d’auto-organisation. La classe prend conscience d’elle-même, développe sa conscience de classe... en très grande partie à partir des luttes. Celles-ci sont animées principalement par les organisations syndicales à l’heure actuelle. Cette remarque a une conséquence : c’est dans le cadre syndical lui-même que se développe au départ la politisation des salariés ; et c’est donc dans ce cadre qu’elle s’exprime prioritairement - qu’on le veuille ou non, à partir de leurs propres expériences de lutte et de façon "spontanée". A partir de là, c’est par voie de conséquence dans le cadre syndical qu’il convient d’intervenir pour développer le débat politique chez les salariés, en refusant de séparer artificiellement le "syndical" (réduit par certains courants aux revendications "de base") et le "politique" (qui serait réservé - toujours selon ces mêmes courants - aux partis) : la politisation se développant plus largement et en premier lieu dans les syndicat,s la perspective d’une rupture avec le capitalisme (ou plus modestement la question d’un changement de société rompant avec les politiques libérales actuelles, rompant avec l’Union Européenne et ses traités...) s’élabore et se débat logiquement en premier lieu dans les organisations syndicales. Il est évident que cette perspective - qu’il faut bien nommer par son nom : syndicaliste révolutionnaire - est bien évidemment minoritaire dans les périodes "habituelles".

Un seconde conséquence en découle : la forme fondamentale d’intervention révolutionnaire dans le salariat, c’est donc la tendance syndicaliste-révolutionnaire, qui intègre le fait que le syndicalisme se suffit à lui-même, et qui développe un courant d’opposition "lutte de classes" aux directions syndicales (conséquence du refus de la division syndicale : cette tendance devrait être une tendance intersyndicale et interprofessionnelle... on est loin d’une telle tendance à l’heure actuelle).

Les limites du syndicalisme révolutionnaire...

Si l’on suite la raisonnement précédent, il en découle que le syndicat se suffit à lui-même pour ce qui concerne la lutte contre le capitalisme : il est le cadre de l’expérience de la lutte, de l’expérimentation de pratiques sociales démocratiques et émancipatrices, et aussi de l’affirmation d’une prise de conscience individuelle aussi bien que collective... en même temps si le syndicat se suffit à lui-même, il ne suffit pas à tout !

Surtout dans le contexte actuel, marqué par l’affaiblissement numérique (les confédérations ne regroupent qu’un petite minorité des travailleurs) mais aussi le fait que le "syndicalisme réellement existant" soit très éloigné aujourd’hui de jouer ce rôle. Dès lors, plusieurs éléments font que tous les mouvements d’émancipation ne passent pas par le syndicalisme - chose regrettable sans doute, qui peut être en partie corrigée certainement par la démocratisation des organisations syndicales et l’affirmation d’une tendance syndicaliste révolutionnaire en leur sein, mais qui est la réalité actuelle :

- la radicalisation politique des travailleurs s’exprime normalement avant tout dans les structures syndicales, mais jamais seulement dans ces structures. Tout d’abord parce que ce ne fut jamais le cas : les structures nées des luttes (AG, comités de grève, coordinations) constituent un cadre d’expérience politique, tout comme des associations, des partis... pas d’esprit de système, le syndicalisme ne répond pas à toutes les luttes et toutes les situations existantes. Et c’était déjà le cas au temps de l’apogée du syndicalisme-révolutionnaire (2).

- cette remarque générale étant faite, il y a aussi l’état actuel du syndicalisme : son implantation limitée dans le monde du travail fait en sorte que les luttes et la politisation s’expriment en partie hors du cadre syndical, et ce de manière plus "spontanée" qu’avant (exemples : mouvement altermondialiste, partis, associations, groupes locaux...). Il faut en tenir compte : c’est peu dire que le syndicalisme n’est pas toujours partie prenante des multiples mouvements contestant les conséquences du capitalisme dans tous les domaines de la vie humaine.

- dans la perspective du socialisme : comment les travailleurs exerceront-ils leur pouvoir ? Par la direction des syndicats sur la production ? Ou par la mise en place de structures de pouvoir populaire (conseils) ? On peut se demander si aujourd’hui la réponse fournie par la charte d’Amiens (les syndicats aujourd’hui organes de résistance, seront demain les organes de gestion de la société future) est encore valable... à mon avis non.

... où l’on retrouve la question du parti !

Un problème se pose plus que les autres : celui du parti politique du mouvement ouvrier. C’est un problème classique dans le mouvement ouvrier, une immense réflexion et de multiples controverses ont eu lieu sur les rapports entre partis et syndicats, la nature et les formes de l’indépendance syndicale... personnellement, il me semble que trois éléments sont fondamentaux :

- le parti politique est un élément utile et nécessaire : il faut une force pouvant faire appliquer (autant que possible) dans les institutions (du niveau local au niveau national) les revendications portées par les organisations syndicales. De plus, un parti peut couvrir des domaines de luttes qui ne sont pas spontanément couverts par les syndicats.

- le parti est un élément second : c’est dans le syndicat que se développe la conscience de classe, le développement d’un parti en est la résultante et non pas la cause. Pour les raisons évoquées plus haut, il n’est pas le lieu où se structure la force de la classe salariée, ni même où commence le débat sur la société qu’il faut pour les travailleurs.

- le parti est l’expression de la diversité de la classe travailleuse, tandis que le syndicat exprime son unité. En effet, autant il est souhaitable d’avoir une seule confédération syndicale, autant il est dangereux - au moins depuis la scission du mouvement ouvrier en de multiples sensibilités - de vouloir un seul parti pour les travailleurs (seul le stalinisme a pu concevoir cette perspective). Le fait qu’il y ait plusieurs partis ouvriers est une nécessité pour la démocratie, le fait qu’il y ait plusieurs syndicats est une faiblesse pour le salariat. Pour conclure : si le parti est nécessaire, ce n’est pas lui qui fait la force du salariat, il est un élément second.

A mon sens, la « charte d’Amiens » cadre bien leur rôle : s’ils sont utiles, ils ne sont pas les outils principaux pour l’émancipation ("...partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale...").

Parti d’avant-garde et tendance syndicaliste révolutionnaire

Dans le mouvement ouvrier, il y a eu un courant qui a eu un impact important sur les rapports entre partis et syndicats : le léninisme et sa stratégie de l’avant-garde révolutionnaire. Aujourd’hui ce courant est très faible, ce sont plutôt les bureaucraties issues du stalinisme et de la social-démocratie qui dominent ; même dans ce cadre, la tutelle sur les syndicats telle qu’elle a pu exister, n’est plus une réalité. Pour autant, le léninisme étant une tendance révolutionnaire, une confrontation est utile avec ceux qui s’en réclament encore. D’autant plus que les léninistes (et trotskystes) eux-mêmes ont polémiqué avec les conceptions syndicalistes-révolutionnaires, considérées comme constituant une sorte de "pré-bolchevisme" qu’il s’agirait de dépasser. De surcroît, la tentation est récurrente dans le mouvement social (jusqu’au sein du mouvement altermondialiste...) d’ériger une organisation comme centre idéologique auquel le syndicalisme serait subordonné.

Quelques remarques sur le sujet, qui n’épuisent pas la discussion :

- la vision léniniste du rapport entre partis et syndicats donne un rôle premier au parti révolutionnaire sur le syndicat (et sur la tendance syndicale). Deux problèmes se posent. En premier lien bien entendu, la question de l’indépendance syndicale : les léninistes (puis les staliniens) ont théorisé la subordination (parfois organisationnelle) du syndicat au parti. Ils ont depuis reconnu l’indépendance du syndicalisme dans une partie de cette mouvance désormais très éclatée, mais cela de façon tronquée. L’indépendance syndicale, ce n’est pas seulement l’indépendance organisationnelle, mais aussi l’indépendance idéologique. L’indépendance syndicale, c’est quand les travailleurs syndiqués choisissent eux-mêmes leurs revendications, élaborent eux-mêmes leur stratégie de changement de société par la lutte sociale.

Autrement dit, il convient de refuser le "partage des tâches" prôné par les léninistes : au syndicat les revendications immédiates (trade-unionisme), au parti le projet de société (parti bolchevique) et la perspective de développer les organes de pouvoir populaire. Pour la raison indiquée ci-dessus : c’est dans les luttes et dans la vie syndicale que ces perspectives prennent forme, peuvent être débattues devant tous les travailleurs, etc.

Ensuite la question du fonctionnement démocratique : les léninistes sont pour le centralisme démocratique, les syndicalistes (et a fortiori les syndicalistes-révolutionnaires) sont pour le fédéralisme démocratique.

Cette différence n’est pas que sémantique. Elle porte sur la manière dont une organisation révolutionnaire doit fonctionner, pour que s’y réalise la démocratie. On peut schématiser ainsi les différences entre les deux conceptions : en ce qui concerne la manière de prendre les décisions, de définir les mandats, la discussion est libre dans les deux cas de figure ; ce sont les sections de base qui prennent position comme il leur plaît sur le problème qui est en débat. Mais dans l’application de l’orientation décidée par la majorité, il y a en revanche une différence : le principe du centralisme, c’est que les sections de base appliquent la décision prise quel que soit leur point de vue (idem pour les adhérents pris individuellement), ou du moins ne mènent pas une politique opposée. Le principe du fédéralisme, c’est que les sections de base sont souveraines (l’organisation ouvrière n’est que la somme de sections de bases), elles agissent comme bon leur semblent et c’est la même chose pour les individus.

En conséquence de quoi, dans les deux cas un bilan (en vue d’une synthèse) des actions menées selon l’orientation majoritaire est nécessaire, mais il se fait de manière différente : d’un côté on fait le bilan d’une "ligne" appliquée en principe partout, de l’autre on confronte les résultats d’expérimentations diversifiées.

Les différences entre les deux étant mises en évidence (3), on peut en conclure que la forme fédéraliste est plus appropriée ; elle présente deux avantages :

- elle prend racine dans l’activité réelle de la classe travailleuse sur les lieux de travail ; le fédéralisme se calque sur la manière dont se développe la conscience politique des travailleurs : de même que leur prise de conscience découle de l’accumulation de luttes revendicatives, le fédéralisme définit la stratégie de lutte en la pensant comme la fédération des structures locales de luttes.

- par là même, la forme fédéraliste correspond au cheminement réel que prend la conscience de classe, aux pratiques réelles qui caractérisent les luttes émancipatrices et auto-organisées du mouvement ouvrier. Plutôt qu’une discipline imposée, elle repose sur l’association libre d’individus libres.

Enfin - et ce n’est pas le moindre problème - si l’on considère que le lieu et l’outil privilégié d’intervention pour les militants révolutionnaires est le syndicat (plus précisément la tendance syndicale) et non pas le parti, alors on doit en tirer une conclusion logique : l’orientation que défendent les militants au sein des syndicats se définit dans des structures de nature syndicale (tendances, sections locales, etc...). Tandis que si l’on part du point de vue léniniste, l’orientation que défend le militant dans le syndicat est défini de fait en-dehors du syndicat lui-même... ce qui n’est pas la même chose du point de vue de la démocratie syndicale.

Approfondir les débats

Les problèmes du mouvement ouvrier et syndical sont fondamentaux ; ils conditionnent l’avenir de l’immense majorité des hommes. Il serait prétentieux de penser les résoudre une bonne fois pour toutes dans le cadre d’un article. Beaucoup d’autres questions doivent être mises en débat : qu’est-ce que la lutte, la revendication, l’intégration, le rapport entre la conscience politique et l’action, etc... les luttes récentes de la jeunesse et du salariat contre le CPE montrent que ces questions ne sont pas purement théoriques, elles sont posées par la vie sociale elle-même. D’où la nécessité de réaffirmer un certain nombre de vérités premières de la lutte sociale, enfouies dans l’oubli par les bureaucraties dominantes du mouvement ouvrier, mais périodiquement redécouvertes à une échelle de masse !

Quentin Dauphiné (Var)

(1) Un seul exemple parmi tant d’autres, l’étude instructive et nuancée de Paul Pasteur sur la social-démocratie autrichienne : Pratiques politiques et militantes de la social-démocratie autrichienne (1888-1934), Belin, 2003.

(2) Jusqu’au congrès d’Amiens de 1906 de la CGT, qui a adopté la "Charte" du même nom, au cours duquel, à propos de l’agitation pour le 1er Mai 1906, des responsables d’une CGT pourtant anarcho-syndicaliste à l’époque, reconnaissaient que leur organisation avait été débordée par les travailleurs dans certains endroits...

(3) Il existe aussi des formes bureaucratiques du fédéralisme ou du centralisme, mais on ne s’intéresse pas à celles-là aujourd’hui. Notons toutefois que, là encore, le débat n’est pas nouveau ; dès 1912 Robert Michels (Les Partis Politiques, Flammarion, 1971 - en fait une étude des organisations ouvrières) envisageait leur rôle respectif dans la formation des "tendances oligarchiques des démocraties".


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