"En réalité, rien ne va plus en Ovalie française, et c’est aussi ce que le Mondial entend faire oublier"

mercredi 6 septembre 2023.
 

La Coupe du monde de rugby qui se tiendra en France du 8 septembre au 28 octobre s’inscrit dans un contexte social, politique et économique marqué par de profonds clivages et d’inquiétantes régressions. Le passage en force de la réforme des retraites a exacerbé les conflits sociaux et accentué la défiance envers les pratiques dilatoires et manœuvrières des pouvoirs publics. L’intensité et l’ampleur des émeutes consécutives à la mort de Nahel Merzouk tué par un policier lors d’un contrôle illustrent le climat d’extrême violence qui couve dans le pays et la profondeur du mécontentement d’une grande partie de la population et de la jeunesse.

Le cap d’Emmanuel Macron et du gouvernement d’Élisabeth Borne est l’apaisement des tensions. Pour ce faire, le Président mise sur le potentiel rassembleur de la « nation sportive » qu’il entend impulser par l’organisation du Mondial de rugby puis des JO 2024 décrété « grande cause nationale ». Rien ne prouve toutefois que le sport soit en mesure de canaliser la violence sociale. Le rugby tout spécialement embrase les passions chauvines entre les clubs professionnels rivaux et attise l’agressivité par la violence récurrente des chocs et collisions entre les joueurs.

Un sport français en crise

Le sport français dans son ensemble traverse lui aussi une crise aiguë, à différents niveaux de ses institutions, de ses pratiques et de ses valeurs. La gouvernance du Comité national olympique et sportif français a démontré l’idée qu’il se faisait de la démocratie à travers la démission de sa présidente, Brigitte Henriques, opposée à son prédécesseur, Denis Masseglia, dans une affaire mêlant abus de bien social, violences psychologiques, diffamation, dépenses ou notes de frais abusives. Les fédérations les plus emblématiques – football, handball, tennis, rugby, etc. – font face à de nombreux scandales. Les ingrédients sont souvent les mêmes : harcèlements, intimidations, prévarications, ententes frauduleuses, gestion déloyale. Dans les clubs, les conséquences des entraînements intensifs dégradants, des conduites dopantes, des matchs arrangés, des violences supportéristes racistes et antisémites, des sévices sexuels gangrènent les relations entre les pratiquants et entre les pratiquants et les dirigeants.

« En réalité, rien ne va plus en Ovalie française. »

Selon Jacques Rivoal, le président du Comité d’organisation, le Mondial de rugby favoriserait le « lien social », la « fraternité », « une trêve pendant deux mois grâce aux valeurs du rugby ». Pour l’instant, le rugby est surtout miné par les poursuites judiciaires à l’encontre de ses deux principaux entrepreneurs : Bernard Laporte, ex-président de la Fédération française de rugby, et Claude Atcher, pilote du dossier de candidature avec sa société Score XV, ex-directeur général du Comité d’organisation. Bernard Laporte a été condamné à deux ans de prison avec sursis et 75 000 euros d’amende pour corruption passive, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts, recel d’abus de biens sociaux et abus de biens sociau. Claude Atcher a été démis de ses fonctions à cause d’« un management de la terreur » et condamné à 5 000 euros d’amende pour travail dissimulé.

En réalité, rien ne va plus en Ovalie française. Et c’est aussi ce que le Mondial entend faire oublier. Le scandale de double billetterie provoqua en 2016 la démission du vice-président de la FFR Bernard Godet. De multiples enquêtes visent certains entraîneurs et dirigeants de clubs pour maltraitances, agressions sexuelles et viols sur mineurs (dans les départements du Doubs, de l’Isère, de l’Aude, plusieurs entraîneurs ont été condamnés à de la prison ferme pour des viols commis sur les mineurs qu’ils entraînaient). Sans parler des affaires de viols en réunion, de harcèlements sexuels ou de violences conjugales dans lesquelles sont impliqués quelques prétendus « gentlemen » du rugby français (voir les poursuites judiciaires envers Felix Le Bourhis, Loïck Jammes et Baptiste Lafond). La récente condamnation à un an de prison ferme de Mohamed Haouas, 18 fois sélectionné en équipe de France, qui avait molesté sa femme en public, doit alerter sur la culture de la brutalité et la mentalité machiste qui règnent dans le rugby. D’après une étude de 2021 lancée par la Fondation Drake « 50 % des joueurs de rugby professionnels présentent un changement de leur volume cérébral en raison des impacts reçus à la tête pendant leur carrière » . Un sport où près de 400 joueurs seraient morts prématurément au cours des dix dernières années du fait de commotions cérébrales, n’est sûrement pas en mesure de symboliser l’unité « fraternelle » de la nation.

Une facture salée

La protection des profits qu’entend dégager le Groupement d’intérêt public (GIP) constitué pour le financement du Mondial sera réalisée par une aide publique généreuse de 171 millions d’euros. Afin d’éviter le fiasco de la sécurisation du Stade de France à Saint-Denis lors de la finale de la Ligue de football des champions en 2022, les villes accueillant les « festivités » des supporters de rugby anglo-saxons, australiens et néozélandais, bien connus pour leurs débordements, seront placées sous surveillance militaro-policière, avec drones espions et « caméras intelligentes » (loi « olympique » du 19 mai 2023, n° 2023-380). Les dégradations du mobilier urbain, les bagarres et autres nuisances publiques sont à prévoir. Tandis que Jacques Rivoal annonce des bénéfices nets pouvant atteindre 50 millions d’euros, la facture sera salée pour le contribuable.

« Telles devraient être les "grandes causes nationales" du moment, et non le Mondial de rugby ou les Jeux de Paris 2024. »

D’après un rapport de l’Inspection générale des finances et de l’Inspection générale de la jeunesse et des sports daté de mars 2018 (n°2018-M-010-03 ; n°2018-I-02), les contributions publiques hors sécurité devraient s’élever à 90,3 millions pour des postes budgétaires allant de la gestion des fans zones au nettoyage des rues, en passant par l’accueil des équipes dans leurs luxueux « camps de base », des médias dans leurs « centres » high-techs, des supporters dans les stades, etc. En ce qui concerne la sécurité hors stades et fans zones, le rapport précise que « l’État s’est engagé à [l’]assurer gratuitement [pour] 19,9 M€ ». « La sécurité à l’entour des stades lors des matchs est évaluée à 15,5 M€, et celle des équipes dans les camps de base et lors des déplacements à 4,3 M€ ». Dès lors, si la Fédération française de rugby peut se targuer de remplir son coffre-fort, c’est effectivement en creusant un peu plus la dette des communes, des régions et de l’État.

Durant les prochains mois le sport-spectacle va imposer son omniprésence médiatique et saturer l’espace public dans un flot ininterrompu d’images publicitaires et de commentaires sportifs bavards. La diversion sportive va contribuer par ses puissants effets d’obnubilation à occulter les grands défis auxquels la France doit impérativement faire face : violences urbaines de toutes sortes, endettement massif, inflation, pollution de l’air, réchauffement climatique, invasion militaire russe de l’Ukraine. Nous estimons que la dilapidation des ressources financières dans l’organisation de spectacles sportifs pharaoniques ne peut contribuer à affronter ces défis et qu’elle se fait surtout au détriment de l’hôpital public et des urgences qui ne sont plus en mesure d’assurer leurs missions premières, de l’enseignement public, de l’Université et de la recherche de plus en plus paupérisés, et plus généralement de tous les services publics sans exception de plus en plus délabrés ou indigents (crèches, écoles, transports en commun, administrations). Telles devraient être les « grandes causes nationales » du moment, et non le Mondial de rugby ou les Jeux de Paris 2024. Nous regrettons que ces compétitions à grands spectacles et à grands budgets y fassent obstacle.

Signataires :

Dominique Baquet, philosophe et critique d’art

Marie-Jo Bonnet, historienne, féministe

Miguel Benasayag, philosophe

Jean-Michel Besnier, professeur émérite de philosophie à Sorbonne-Université

Jean-Marie Brohm, sociologue, professeur émérite des Universités

Gilles Bui-Xuan, professeur émérite en STAPS à l’Université d’Artois

Anne-Lise Diet, psychanalyste, analyste d’institution

Renée Fregosi, philosophe et politologue

Christian Godin, philosophe

Fabien Ollier, directeur de la revue Quel Sport ?

Laetitia Petit, maître de conférences-HDR Aix-Marseille Université

Louis Sala-Molins, professeur émérite de philosophie aux Universités Paris I Sorbonne et Toulouse 2 Jean Jaurès

Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences en langue et littérature médiévales

Daniel Salvatore Schiffer, philosophe et écrivain

Françoise Schwab, historienne et éditrice des œuvres posthumes de Vladimir Jankélévitch

Annie Sugier, essayiste et militante féministe

Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées

Patrick Vassort, maître de conférences-HDR en sociologie à l’UFRSTAPS de Caen


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