Hendrik Davi (LFI) : « Les confrontations doivent s’exprimer dans un cadre démocratique »

samedi 28 octobre 2023.
 

Depuis 20 ans, notre petit site s’est toujours positionné en faveur de l’action unitaire du mouvement dont Jean-Luc Mélenchon reste la figure emblématique indispensable. Nous avons aussi essayé de mettre en ligne les textes contribuant à la réflexion politique ; tel est le cas de cet entretien avec Mediapart.

https://www.mediapart.fr/journal/po...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20231018-210453&M_BT=1489664863989

Après l’explosion de la Nupes, le député insoumis Hendrik Davi plaide pour la démocratisation de La France insoumise et maintient qu’un rassemblement sur une ligne de rupture est indispensable pour barrer la route à l’extrême droite.

Mathieu Dejean et Fabien Escalona

Au sein de La France insoumise (LFI), Hendrik Davi fait entendre une voix originale. Pas seulement à propos de la dernière polémique en date – même s’il fait partie de celles et ceux qui n’hésitent pas à qualifier de « terroriste » l’attaque du Hamas du 7 octobre dernier –, mais sur le fonctionnement général du mouvement.

Ce député de Marseille (Bouches-du-Rhône), par ailleurs blogueur de longue date dans le Club de Mediapart, défend depuis longtemps – et ouvertement – une plus grande démocratie interne à LFI. Il affirme aussi, au sujet de la stratégie de la conflictualisation de Jean-Luc Mélenchon : « Si la stratégie du “bruit et la fureur” permet de marquer des points idéologiquement, elle peut aussi donner des munitions à nos adversaires et rabougrir notre propre base. » Des positions qui font écho aux accusations dont le mouvement fait l’objet de la part du Parti socialiste (PS) et du Parti communiste français (PCF), qui ont pris leurs distances avec la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), de facto suspendue.

Hendrik Davi est aussi engagé dans un travail idéologique sur la notion d’écosocialisme – il est membre de la Gauche écosocialiste, petit parti intégré à LFI. Il y revient dans un dernier livre ambitieux, Le capital, c’est nous (éditions Hors d’atteinte). Son ouvrage propose une grille de lecture complète de l’ordre social en vigueur et du chemin pour le transformer dans un sens émancipateur, que le parlementaire n’hésite pas à qualifier de révolutionnaire.

Comment avancer vers une candidature commune pour 2027, seule solution selon lui « face au risque néofasciste que représente Marine Le Pen » ? LFI doit-elle se « social-démocratiser » sur la forme comme le défend François Ruffin ? Comment élargir l’union en respectant les sensibilités de chacune et chacun et anticiper un éventuel exercice du pouvoir ?

« Toutes les solutions populistes qui trouvent des raccourcis autour de dirigeants charismatiques sont vouées à l’échec », prévient Hendrik Davi, pour qui « une démocratie vivace et la possibilité de faire vivre le pluralisme sont des conditions essentielles à la réussite d’une nouvelle force politique ». Entretien.

Mediapart : La Nupes est au bord de l’effondrement. Le PCF l’a qualifiée d’impasse et le PS a décidé d’un moratoire, sur la base de désaccords avec LFI en général, et Jean-Luc Mélenchon en particulier. Comment l’expliquer, dix-huit mois après l’accord des législatives ?

Hendrik Davi : Pour cheminer vers l’émancipation et l’horizon écosocialiste que je décris dans mon livre, nous avons besoin de victoires électorales – en plus de victoires sociales. Dans le contexte particulier de la tripartition entre la gauche, le camp macroniste et l’extrême droite, le rassemblement de la gauche et des écologistes aux prochaines élections présidentielle et législatives est donc incontournable.

Pas sur n’importe quelle ligne cependant : sur une ligne de rupture, car l’hypothèse sociale-libérale adaptée au marché a été une impasse, tout comme l’hypothèse communiste stalinisée précédemment. C’est ce qu’on avait réussi à faire avec la Nupes. Casser cette alliance, c’est casser notre assurance-vie face au risque néofasciste que représente Marine Le Pen.

Pourquoi est-elle en difficulté aujourd’hui ? D’abord, le rassemblement de la gauche et des écologistes sur une ligne radicale est toujours soumis à des tensions. Les partisans de l’accommodement au système ont la tentation de reprendre la main. Les écologistes pensent pouvoir rééquilibrer l’attelage avec les élections européennes, les socialistes espèrent un scénario à l’espagnole dans lequel le PS redeviendrait la force centrale. Quant aux communistes, ils sont dans un moment de refondation de leur identité.

Ensuite, le pôle majoritaire de la Nupes, LFI, est lui-même soumis à des contradictions. Comment faire mieux avec Jean-Luc Mélenchon, qui a été un atout, mais dont les propos parfois clivants impactent la Nupes ? Mais je dis aux partenaires d’être prudents et de ne pas insulter l’avenir. Il a été trois fois candidat à la présidentielle, et il a une capacité de mobilisation de l’électorat populaire. Quand bien même ce ne serait pas lui le candidat du rassemblement en 2027, il faudrait que ce dernier ait son soutien.

Je retiens de cette période que tout le monde dit qu’il veut le rassemblement de la gauche et des écologistes. Il y a donc encore un chemin possible.

Je ne pense pas qu’il faille ramener les débats au sein de LFI à des querelles de personnes.

Quelles sont ces « contradictions » internes à LFI ?

Je partage énormément de choses avec Jean-Luc Mélenchon sur la critique du capitalisme, mais nous avons certains désaccords sur la stratégie, que j’ai déjà exprimés. J’ai écrit ce livre notamment en réaction à celle qu’il développe depuis son propre ouvrage, L’Ère du peuple.

Mon point de divergence porte sur l’importance des médiations, insuffisamment étayées dans la stratégie populiste qu’il développe. Dans une société comme la nôtre, il y a toute une série d’institutions qui opèrent dans la lutte des classes et pour l’émancipation, qui ont toutes un rôle spécifique : des syndicats, des associations féministes, écologistes, antiracistes, décoloniales… et des partis politiques qui ont la spécificité de participer aux élections. Si on aspire à un front populaire, il faut respecter chacune d’elles, dans son rôle propre.

Concernant LFI en particulier, je suis convaincu que pour pérenniser des acquis des luttes sur le long terme, on a besoin de partis politiques structurés démocratiquement, avec une direction collégiale qui représente un intellectuel collectif organique. Les confrontations sont nécessaires, et il faut qu’elles puissent s’exprimer dans un cadre démocratique.

Jean-Luc Mélenchon vous opposerait que la démocratie interne des partis a souvent eu tendance à nuire à leur efficacité, en créant de vaines batailles de courants…

Il ne faut certes pas retourner aux partis fossilisés qu’on a connus. On pourrait par exemple avoir une partie de LFI qui puisse adhérer au parti, participer à sa vie démocratique, et des sympathisants qui soient consultés de temps en temps sans adhérer. C’est ce que propose EELV en ce moment, en lançant le mouvement Les Écologistes.

Je crois que Jean-Luc est très sincère dans son idée que, pour gagner l’élection présidentielle, il faut une armée au service de l’action. Il n’a pas tort. Je ne crois pas, cependant, que tout s’arrêtera une fois la victoire obtenue. Tout restera à faire, et on aura besoin à ce moment-là d’un parti vivant, de syndicats mobilisant le monde du travail et d’une presse libre pour nous aiguillonner. Partir de ce principe devrait nous conduire aussi à respecter nos partenaires.

Je ne pense donc pas qu’il faille ramener les débats au sein de LFI à des querelles de personnes. Il y a par contre des débats stratégiques, qui portent sur le fond. Je défends dans Le capital, c’est nous, que la démocratie doit être notre boussole pour la société, au travail où nous devons favoriser l’autogestion, mais aussi au sein des forces politiques et syndicales dans lesquelles nous intervenons.

Il y a une divergence d’appréciation de la période au sein de la Nupes. Selon le socialiste Jérôme Guedj, Jean-Luc Mélenchon considérerait que la situation est pré-révolutionnaire, quand d’autres qualifient au contraire le moment de pré-fasciste, et en tirent des conclusions différentes en matière d’attitudes politiques. Qu’en pensez-vous ?

Il n’y a pas à choisir, car il n’y a pas de situation pré-fasciste si elle n’est pas pré-révolutionnaire. La bourgeoisie est prête à accepter le fascisme quand elle craint pour ses intérêts. C’est vrai aujourd’hui, comme en 1936. Quand Vincent Bolloré fait une OPA sur la presse avec une volonté idéologique fascisante, c’est un signal fort, qu’on a aussi vu avec le Brexit et Trump : une partie de la classe dirigeante choisit la voie réactionnaire pour ne pas être emportée elle-même.

On est donc selon moi dans une situation pré-révolutionnaire, pas forcément d’un point de vue subjectif, mais d’un point de vue objectif, dans la mesure où le capitalisme est dans une impasse écologique et économique. Cette crise coïncide avec un moment populiste que j’ai essayé de décrire dans mon livre, puisque les classes dirigeantes ont perdu l’hégémonie culturelle – on l’a vu avec les « gilets jaunes » et la haine de Macron qui s’est alors exprimée.

Dans cette situation, où le risque de néofascisme est réel, je défends l’idée qu’il faut une stratégie de « front populaire », et pas de « classe contre classe ». Il ne faut pas pour autant passer armes et bagages du côté de la social-démocratie. Rappelons-nous qu’en 1938, le Front populaire est mort après avoir plutôt choisi la voie de l’accommodement et de la prudence. D’où mon mantra du rassemblement sur une ligne de rupture.

Le Hamas a changé de stratégie. À partir du moment où il fait des pogroms dans les villages, tue des enfants et s’attaque à une rave party, [...] c’est du terrorisme.

Dans cette situation mouvante où la gauche de rupture est dominante à gauche, François Ruffin plaide pour une modération du discours, pour que LFI sorte d’un esprit groupusculaire. Partagez-vous l’idée qu’il faille rassurer les gens en montrant que vous êtes les « vrais » raisonnables ?

C’était la ligne de Jean-Luc quand il était candidat ! Je suis plutôt d’accord, mais avec un bémol. Il y a deux lignes à gauche, et il faut les faire coexister avec un centre de gravité du côté de la composante radicale, ce qui suscite naturellement des tensions. Là où je rejoins François, c’est que si la stratégie du « bruit et la fureur » permet de marquer des points idéologiquement, elle peut aussi donner des munitions à nos adversaires et rabougrir notre propre base.

Prenons l’exemple du débat sur la qualification de « terroriste » de l’attaque du Hamas en Israël. Personnellement, j’ai utilisé cette expression. Le Hamas a changé de stratégie. À partir du moment où il fait des pogroms dans les villages, tue des enfants et s’attaque à une rave party en tuant tous les civils possibles à la mitraillette, prend des otages comme boucliers humains, pour le langage commun, c’est du terrorisme. C’est sa définition même. Et c’est une stratégie qu’on a toujours combattue.

Mais on peut qualifier les attaques du Hamas de terroriste et en même temps condamner les crimes de guerre commis par Israël, avec plus de 3 000 morts et hier un hôpital bombardé. Le gouvernement français doit exiger d’Israël un cessez-le-feu. La lutte du peuple palestinien est légitime, et sans justice il n’y aura pas de paix. Israël doit mettre fin aux colonies, au blocus de Gaza et à la situation d’apartheid.

On est dans un moment où, pour Gérald Darmanin, manifester pour la Palestine, c’est soutenir le Hamas. Il y a un paradoxe à ce que face à une telle offensive réactionnaire, la gauche explose…

Ce n’est pas un paradoxe : l’offensive est faite pour nous faire plier. Il faut essayer de rebondir avec un rassemblement sur une base radicale, en réfléchissant à comment l’incarner pour la prochaine présidentielle. Les gens veulent l’indexation des salaires sur l’inflation, la bifurcation écologique, le renforcement des services publics… Il y a une demande de gauche sur les questions sociales, et pas de fatalité sur les autres questions où l’opinion penche plus à droite : sur le long terme, le niveau d’intolérance raciste ou homophobe diminue dans la société. La gauche peut toujours gagner en 2027.

L’idée qu’il faudrait être modéré parce qu’on est dans une situation pré-fasciste est fausse historiquement. Je suis d’accord avec Jean-Luc là-dessus. En 1934, il y avait une fascisation de la société, et ce n’est pas la posture défensive qui a permis de gagner. C’est une posture offensive, des grèves, du Front populaire.

Par quelle voie passe le changement social à vos yeux ? Jean-Luc Mélenchon insiste sur l’opposition peuple/oligarchie dans son livre, à travers la question de la dépendance aux réseaux. Vous semblez plus attentif à la diversité des groupes sociaux à rassembler, en partant du travail.

Je m’inspire beaucoup des travaux de Nicos Poulantzas [théoricien marxiste de l’État – ndlr] sur ce sujet. Cela n’a pas pris une ride. J’ai une conception extensive du prolétariat : ceux qui vendent leur force de travail et n’ont pas d’autre choix pour vivre. À l’échelle du monde, le salariat reste en progression. L’arbre Uber ne doit pas masquer la forêt Amazon. La classe ouvrière est en progression, nettement, si on y inclut certains emplois des services. C’est la base de départ pour la gauche.

Ensuite, si l’on reprend les concepts de Poulantzas, il y a une extension naturelle qui est la « bourgeoisie intellectuelle » ; et une autre extension qui n’est pas naturelle, « la bourgeoisie commerciale ». Cette dernière n’a pas disparu : il y a une myriade d’autoentrepreneurs, notamment dans les services. Ce sont aussi des gens qui rament en termes de niveau de vie, font face à de la bureaucratie… Ils peuvent se rapprocher de nous, alors qu’ils ont initialement eu des comportements électoraux à droite.

Enfin, la bataille idéologique joue un rôle considérable. Il faut avancer là où on est forts : les services publics, vivre dignement de son travail ; et avancer aussi là où on est faible : immigration, sécurité, avec un discours de gauche, sans sombrer dans l’autoritarisme ni dans le discours anti-immigrés.

Les classes dominantes préféreront une alternative néofasciste à une éventuelle victoire du camp émancipateur.

Vous vous revendiquez de l’écosocialisme. C’est un terme qui fédère, depuis les sociaux-démocrates de gauche comme Paul Magnette (président du PS belge) jusqu’au NPA. Qu’est-ce que c’est pour vous ?

L’écologie introduit une rupture fondamentale avec le mouvement ouvrier passé, celui qui a donné le socialisme et le communisme. La planète est malade, je le décris assez précisément dans le premier chapitre de mon livre et ça change plein de choses, notamment la temporalité : on n’a plus le temps des petits pas, et c’est vertigineux. Tant mieux si cette idée se diffuse dans toute la gauche.

La spécificité de la Gauche écosocialiste, c’est que pour nous, le problème, c’est le capitalocène : la course effrénée de l’accumulation du capital conduit à la crise écologique. Le dépassement du capitalisme est une condition pour préserver la planète.

Travailler plus pour gagner plus, pour consommer plus, pour polluer plus, ça ne peut pas marcher dans un monde fini. Magnette et le PS ne vont pas jusque-là.

Par ailleurs, à la Gauche écosocialiste, nous croisons cela avec les autres formes d’oppression : les questions de l’égalité, de l’antiracisme et du féminisme sont centrales, et elles ne sont pas subordonnées à l’anticapitalisme. La lutte pour l’émancipation est multidimensionnelle. Nous devons lutter contre toutes les formes de prédation : capital/travail, capital/nature, homme/femme…

Vous dites que les médias sont « un des lieux privilégiés de la bataille idéelle », mais vous faites un constat de faiblesse : « Nous manquons de radios et de chaînes de télévision alternatives ». Comment faire, dans ce paysage médiatique, pour ne pas vous laisser diaboliser ?

D’abord, je tiens à dire que les attaques dont nous faisons l’objet ne sont pas une affaire d’individu. Si Jean-Luc Mélenchon n’était pas là, elles cibleraient probablement de la même manière François Ruffin ou Clémentine Autain. Je peux donc comprendre que certains parmi nous voient le monde médiatique d’un regard extrêmement négatif. Mais pour moi, ce n’est pas différent de la bataille syndicale que j’ai menée pendant vingt ans. Quand on est marxiste et qu’on pense que les institutions sont dominées par la bourgeoisie, on y va et on se bat, tout en évitant de donner des munitions.

Je me méfie de la croyance selon laquelle on pourrait remplacer les médias par un dialogue direct, via YouTube et les réseaux sociaux. LFI est très forte là-dessus, et c’est bien. Mais je pense qu’on a besoin de médiations entre le monde politique et le « monde réel », les citoyens. Le modèle de média adossé à un parti n’est pas une solution. Il faut une indépendance de la presse. Et non, les journalistes ne sont pas nos ennemis, y compris parce que ce sont des salariés, et qu’eux aussi veulent peut-être que la planète n’ait pas quatre degrés en plus.

Le dernier chapitre de votre livre est consacré au « jour d’après », c’est-à-dire après une victoire de la gauche en 2027 sur une ligne de rupture. C’est une réflexion assez absente des partis, alors que les dernières expériences en la matière ont été douloureuses. Quelles sont vos préconisations ?

L’histoire nous enseigne que les classes dominantes sont rarement clémentes quand leur pouvoir est menacé. Elles préféreront donc une alternative néofasciste, une dictature militaire ou un régime néolibéral autoritaire et populiste, à une éventuelle victoire du camp émancipateur. Les révolutionnaires ont donc pour rôle de se préparer à la violence de cet affrontement, que nous avons pu observer après la victoire de Syriza en Grèce. Ce cas me hante, j’en parle longuement dans le livre.

Il faut donc anticiper. Sur l’économie, je vois à peu près comment on peut imposer un rapport de force avec l’aide de la population, il existe des pistes concrètes. C’est surtout la réaction de la police et de l’armée qui m’interroge. Mon pari, néanmoins, c’est qu’elles restent républicaines jusqu’au bout, car il n’y a pas de tradition de coup d’État en France. Mais la mémoire du coup d’État chilien nous impose de réfléchir collectivement à ce risque.

Je conserve l’espoir, car les propositions sociales et écologiques que nous portons sont majoritaires dans le pays. Un chemin démocratique est possible, et dès 2027 une gauche rassemblée sur une ligne de rupture est capable de les mettre en œuvre. À condition de travailler sur les erreurs du passé, une victoire de la gauche de rupture est possible.

Mathieu Dejean et Fabien Escalona


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