Palestine : Lettre de démission de Craig Mokhiber (ONU) Face à ce cas typique de génocide Prenons le parti de la justice

jeudi 16 novembre 2023.
 

Il invoque comme motif le fait que, « encore une fois, nous voyons un génocide se dérouler sous nos yeux, et l’Organisation que nous servons semble impuissante à l’arrêter ».

Cet avocat, directeur du bureau new-yorkais du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) de l’ONU, se dit bien placé pour savoir que « le concept de génocide a souvent fait l’objet d’abus politiques ». Mais, poursuit-il, « le massacre général actuel du peuple palestinien, enraciné dans une idéologie coloniale ethno-nationaliste, poursuivant des décennies de persécution et d’expulsions systématiques, entièrement fondé sur le fait que ces populations sont arabes, et associé aux déclarations d’intention explicites du gouvernement et de l’armée israéliens, ne laissent aucune place au doute ou au débat ».

Convoquant le fait qu’à « Gaza, des maisons civiles, des écoles, des églises, des mosquées et des établissements médicaux sont attaqués sans raison alors que des milliers de civils sont massacrés », il va jusqu’à affirmer que nous serions en face, regardant les Palestinien·nes, d’un « cas d’école de génocide ».

Lettre de démission de Craig Mokhiber

Monsieur le Haut Commissaire,

Cette lettre est ma dernière communication officielle en tant que directeur du bureau de New York du HCDH de l’ONU. Je vous écris à un moment de grande angoisse pour le monde, y compris pour beaucoup de nos collègues. Une fois de plus, nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux, et l’organisation que nous servons semble impuissante à l’arrêter. J’ai enquêté sur les droits humains en Palestine depuis les années 1980, j’ai vécu à Gaza en tant que conseiller de l’ONU pour les droits humains dans les années 1990, j’ai effectué plusieurs missions de défense des droits humains dans le pays avant et depuis et cette situation m’est profondément personnelle. J’ai également travaillé dans ces salles lors des génocides contre les tutsis, contre les musulmans bosniaques, contre les yézidis et contre les rohingyas. Dans chaque cas, lorsque la poussière est retombée sur les horreurs perpétrées contre des populations civiles sans défense, il est devenu douloureusement clair que nous avions manqué à notre devoir de répondre aux impératifs de prévention des atrocités de masse, de protection des personnes vulnérables et d’obligation de rendre des comptes aux auteurs de ces actes. Il en a été de même avec les vagues successives de meurtres et de persécutions contre les palestiniens tout au long de l’existence de l’ONU.

Nous échouons à nouveau. En tant qu’avocat spécialisé dans les droits humains, avec plus de trente ans d’expérience dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l’objet d’abus politiques. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, ancré dans une idéologie coloniale ethnique et nationaliste, dans la continuité de décennies de persécution et d’épuration systématique, entièrement fondée sur leur statut d’arabes, et associé à des déclarations d’intention explicites de la part des leaders du gouvernement et de l’armée israélienne, ne laisse aucune place au doute ou au débat. À Gaza, les maisons civiles, les écoles, les églises, les mosquées et les établissements médicaux, sont attaqués sans raison et des milliers de civils sont massacrés. En Cisjordanie, y compris à Jérusalem occupée, les maisons sont saisies et réaffectées en fonction de la race et de violents pogroms de colons sont accompagnés par des unités militaires israéliennes. Partout dans le monde, l’apartheid règne.

Il s’agit d’un cas typique de génocide. Le projet colonial européen, ethnique et nationaliste, de colonisation en Palestine est entré dans sa phase finale, vers la destruction accélérée des derniers vestiges de la vie palestinienne indigène en Palestine. Qui plus est, les gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni et d’une grande partie de l’Europe, sont totalement complices de cet horrible assaut. Non seulement ces gouvernements refusent de remplir leurs obligations conventionnelles d’assurer le respect des conventions de Genève, mais ils arment en fait activement l’assaut, ils fournissent un soutien économique et des renseignements et ils couvrent politiquement et diplomatiquement les atrocités commises par Israël.

De concert avec cela, les médias corporatifs occidentaux, de plus en plus captifs et proches de l’état, sont en violation ouverte de l’article vingt du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP), déshumanisant continuellement les palestiniens pour faciliter le génocide et diffusant de la propagande pour la guerre et l’appel à la haine nationale, raciale ou religieuse, qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité et à la violence. Les entreprises de médias sociaux basées aux États-Unis étouffent les voix des défenseurs des droits humains tout en amplifiant la propagande israélienne. Les contrôleurs en ligne du lobby israélien harcèlent et salissent les défenseurs des droits humains et les universités et employeurs occidentaux collaborent avec eux pour punir ceux qui osent s’élever contre les atrocités. À la suite de ce génocide, ces acteurs doivent également rendre des comptes, comme ce fut le cas pour la radio des Milles Collines au Rwanda.

Dans de telles circonstances, notre organisation est plus que jamais appelée à agir de manière efficace et fondée sur des principes, mais nous n’avons pas relevé le défi. Le pouvoir de protection du conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l’intransigeance des États-Unis, le secrétaire général est attaqué pour les protestations les plus légères et nos mécanismes de défense des droits humains font l’objet d’attaques calomnieuses soutenues de la part d’un réseau organisé d’impunité en ligne.

Des décennies de distraction par les promesses illusoires et largement décevantes d’Oslo ont détourné l’organisation de son devoir essentiel de défense du droit international, des droits humains internationaux et de la Charte elle-même. Le mantra de la solution à deux états est devenu une plaisanterie ouverte dans les couloirs de l’ONU, à la fois pour son impossibilité absolue dans les faits et pour son incapacité totale à prendre en compte les droits humains inaliénables du peuple palestinien. Le soi-disant Quartet n’est plus qu’une feuille de vigne pour l’inaction et la soumission à un statu quo brutal. La déférence écrite par les États-Unis à l’égard des accords entre les parties elles-mêmes, au lieu du droit international, a toujours été une légèreté transparente, destinée à renforcer le pouvoir d’Israël sur les droits des palestiniens occupés et dépossédés de leurs biens.

Je suis venu dans cette organisation dans les années 1980, parce que j’y ai trouvé une institution fondée sur des principes et des normes qui était résolument du côté des droits humains, y compris dans les cas où les puissants États-Unis, le Royaume-Uni et l’Europe n’étaient pas de notre côté. Alors que mon propre gouvernement, ses institutions de subsidiarité et une grande partie des médias américains soutenaient ou justifiaient encore l’apartheid sud-africain, l’oppression israélienne et les escadrons de la mort d’Amérique Centrale, l’ONU défendait les peuples opprimés de ces pays. Nous avions le droit international de notre côté. Nous avions les droits humains de notre côté. Nous avions les principes de notre côté. Notre autorité était ancrée dans notre intégrité, mais pas plus.

Au cours des dernières décennies, des éléments clés de l’ONU ont cédé au pouvoir des États-Unis et à la peur du lobby israélien, pour abandonner ces principes et pour se retirer du droit international lui-même. Nous avons beaucoup perdu dans cet abandon, notamment notre propre crédibilité mondiale, mais c’est le peuple palestinien qui a subi les plus grandes pertes à cause de nos échecs. L’ironie de l’histoire veut que la déclaration universelle des droits humains ait été adoptée l’année même où la Nakba a été perpétrée contre le peuple palestinien. Alors que nous commémorons le soixante-quinzième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits Humains (DUDH), nous ferions bien d’abandonner le vieux cliché selon lequel la DUDH est née des atrocités qui l’ont précédée et d’admettre qu’elle est née en même temps que l’un des génocides les plus atroces du vingtième siècle, celui de la destruction de la Palestine. D’une certaine manière, les auteurs de la constitution promettaient les droits humains à tout le monde, sauf au peuple palestinien. N’oublions pas non plus que l’ONU a commis le péché originel de faciliter la dépossession du peuple palestinien en ratifiant le projet colonial européen qui s’est emparé des terres palestiniennes et qui les a remises aux colons. Nous avons beaucoup de choses à nous faire pardonner.

La voie de l’expiation est claire. Nous avons beaucoup à apprendre de la position de principe adoptée ces derniers jours dans des villes du monde entier, où des masses de personnes s’élèvent contre le génocide, même au risque d’être battues et arrêtées. Les palestiniens et leurs alliés, les défenseurs des droits humains de tous bords, les organisations chrétiennes et musulmanes et les voix juives progressistes qui disent « pas en notre nom », montrent tous la voie. Il ne nous reste plus qu’à les suivre.

Vendredi 27 Octobre 2023, à quelques rues d’ici, la gare Grand Central de New York a été complètement envahie par des milliers de défenseurs juifs des droits humains solidaires du peuple palestinien et exigeant la fin de la tyrannie israélienne, beaucoup d’entre eux risquant d’être arrêtés. Ce faisant, ils ont éliminé en un instant l’argument de propagande de la hasbara israélienne et le vieux tropisme antisémite selon lequel Israël représente en quelque sorte le peuple juif. Ce n’est pas le cas et, en tant que tel, Israël est seul responsable de ses crimes. Sur ce point, il convient de répéter, malgré les calomnies du lobby israélien, que la critique des violations des droits humains par Israël n’est pas antisémite, pas plus que la critique des violations saoudiennes n’est islamophobe, que la critique des violations du Myanmar n’est antibouddhiste et que la critique des violations indiennes n’est contre les hindous. Lorsqu’ils cherchent à nous faire taire par des calomnies, nous devons élever la voix et nous ne devons pas la baisser. J’espère que vous conviendrez qu’il s’agit de l’essence même de l’expression de la vérité au pouvoir.

Je trouve également de l’espoir dans les parties de l’ONU qui ont refusé de compromettre les principes de l’organisation en matière de droits humains, en dépit des énormes pressions exercées en ce sens. Nos rapporteurs spéciaux indépendants, nos commissions d’enquête et nos experts des organes de traités, ainsi que la majorité des membres de notre personnel, ont continué à défendre les droits humains du peuple palestinien, alors même que d’autres parties de l’ONU, même au plus haut niveau, ont honteusement courbé l’échine devant le pouvoir. En tant que gardien des normes et des standards en matière de droits humains, le HCDH a le devoir particulier de défendre ces normes. Notre tâche, je crois, est de faire entendre notre voix, du secrétaire général à la dernière recrue de l’ONU, et horizontalement dans l’ensemble du système de l’ONU, en insistant sur le fait que les droits humains du peuple palestinien ne font l’objet d’aucun débat, d’aucune négociation ni d’aucun compromis, où que ce soit sous le drapeau bleu.

À quoi ressemblerait alors une position fondée sur les normes de l’ONU ? À quoi travaillerions-nous si nous étions fidèles à nos admonestations rhétoriques pour les droits humains, l’égalité pour tous, la responsabilité pour les auteurs, la réparation pour les victimes, la protection des personnes vulnérables et l’autonomisation des détenteurs de droits, dans le cadre de l’État de droit ? La réponse, je crois, est simple, si nous avons la lucidité de voir au-delà des écrans de fumée propagandiste qui déforment la vision de la justice pour laquelle nous avons prêté serment, le courage d’abandonner la peur et la déférence à l’égard des états puissants, et la volonté d’embrasser véritablement la bannière des droits humains et de la paix. Certes, il s’agit d’un projet à long terme et d’une montée en flèche. Mais nous devons commencer maintenant ou nous abandonner à une horreur indicible. Je vois dix points essentiels.

Il faut une action légitime. Tout d’abord, nous devons, au sein de l’ONU, abandonner le paradigme d’Oslo, qui a échoué et qui est en grande partie fallacieux, sa solution illusoire à deux états, son Quartet impuissant et complice et son assujettissement du droit international aux diktats de l’opportunisme politique présumé. Nos positions doivent être fondées sans équivoque sur les droits humains et le droit international.

Il faut une vision claire. Nous devons cesser de prétendre qu’il s’agit simplement d’un conflit territorial ou religieux entre deux parties belligérantes et nous devons admettre la réalité de la situation dans laquelle un état au pouvoir disproportionné colonise, persécute et dépossède une population indigène sur la base de son appartenance ethnique.

Il faut un état unique fondé sur les droits humains. Nous devons soutenir l’établissement d’un état unique, démocratique et laïque dans toute la Palestine historique, avec des droits égaux pour les chrétiens, les musulmans et les juifs, et, par conséquent, le démantèlement du projet colonialiste profondément raciste et la fin de l’apartheid sur tout le territoire.

Il faut lutter contre l’apartheid. Nous devons réorienter tous les efforts et toutes les ressources de l’ONU unies vers la lutte contre l’apartheid, comme nous l’avons fait pour l’Afrique du Sud dans les années 1970, 1980 et 1990.

Il faut le droit au retour et l’indemnisation. Nous devons réaffirmer et insister sur le droit au retour et à l’indemnisation complète de tous les palestiniens et de leurs familles qui vivent actuellement dans les territoires occupés, au Liban, en Jordanie, en Syrie et dans la diaspora à travers le monde.

Il faut la vérité et la justice. Nous devons appeler à un processus de justice transitionnelle, utilisant pleinement les décennies d’enquêtes, d’investigations et de rapports accumulés par l’ONU, afin de documenter la vérité et de garantir la responsabilité de tous les auteurs, la réparation de toutes les victimes et les remèdes aux injustices documentées.

Il faut la protection des palestiniens. Nous devons insister sur le déploiement d’une force de protection de l’ONU dotée de ressources suffisantes et d’un mandat solide pour protéger les civils de la rivière à la mer.

Il faut le désarmement. Nous devons plaider pour le retrait et la destruction des stocks massifs d’armes nucléaires, chimiques et biologiques d’Israël, de peur que le conflit ne conduise à la destruction totale de la région et, éventuellement, au-delà.

Il faut une médiation. Nous devons reconnaître que les États-Unis et les autres puissances occidentales ne sont pas des médiateurs crédibles, mais plutôt des parties au conflit qui sont complices d’Israël dans la violation des droits des palestiniens et nous devons les engager en tant que tels.

Il faut la solidarité. Nous devons ouvrir grandes nos portes et celles du secrétariat général aux légions de défenseurs des droits humains palestiniens, israéliens, juifs, musulmans et chrétiens qui sont solidaires du peuple de Palestine et de ses droits humains, et nous devons mettre un terme au flux incontrôlé de lobbyistes israéliens vers les bureaux des leaders de l’ONU, dans lesquels ils prônent la poursuite de la guerre, de la persécution, de l’apartheid et de l’impunité, et dans lesquels ils dénigrent nos défenseurs des droits humains pour leur défense de principe des droits des palestiniens.

Il faudra des années pour y parvenir et les puissances occidentales nous combattront à chaque étape du processus, c’est pourquoi nous devons faire preuve de fermeté. Dans l’immédiat, nous devons œuvrer en faveur d’un cessez-le-feu immédiat et de la fin du siège de Gaza, nous devons nous opposer au nettoyage ethnique de Gaza, de Jérusalem, de la Cisjordanie et d’ailleurs, nous devons documenter l’assaut génocidaire à Gaza, nous devons contribuer à l’acheminement d’une aide humanitaire massive et à la reconstruction des palestiniens, nous devons prendre soin de nos collègues traumatisés et de leurs familles et nous devons nous battre comme des diables pour une approche fondée sur des principes dans les bureaux politiques de l’ONU. L’échec de l’ONU en Palestine jusqu’à présent n’est pas une raison pour nous de nous retirer. Au contraire, il devrait nous donner le courage d’abandonner le paradigme du passé, qui a échoué, et de nous engager pleinement dans une voie plus fondée sur des principes. En tant que HCDH, rejoignons avec audace et fierté le mouvement contre l’apartheid qui se développe dans le monde entier, en ajoutant notre logo à la bannière de l’égalité et des droits humains pour le peuple palestinien. Le monde nous observe. Nous devrons tous rendre compte de notre position à ce moment crucial de l’histoire. Prenons le parti de la justice.

Je vous remercie d’entendre ce dernier appel de mon bureau. Dans quelques jours, je quitterai le bureau pour la dernière fois, après plus de trois décennies de service, mais n’hésitez pas à me contacter, si je peux vous être utile à l’avenir.

Samedi 28 Octobre 2023

Craig Mokhiber

Pour Rima Hassan, ce qui se passe à Gaza est un « carnage » qui relève d’une logique de « génocide »


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message