Le collectif à gauche se reconstruit sur le dégoût de la loi immigration

dimanche 31 décembre 2023.
 

Au lendemain du vote de la loi immigration qui avalise la politique du RN, l’inquiétude et la colère dominent à gauche et au-delà. Pour beaucoup de personnalités politiques, mais aussi de membres de la société civile, l’union doit être la priorité pour préparer la « riposte ».

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Le réveil est, pour beaucoup, difficile en ce mercredi 20 décembre. L’une des pires lois sur l’immigration – le texte le plus répressif depuis quarante ans selon une cinquantaine d’organisations – a été adoptée par les député·es mardi 19 décembre, avec les voix du Rassemblement national (RN), saluant des « victoires idéologiques » jamais égalées.

Interrogée sur France Inter, la première ministre, Élisabeth Borne, a dit ne pas vouloir rentrer « dans le détail », faisant mine d’ignorer les ignominies contenues dans la loi, de la préférence nationale au durcissement du regroupement familial, en passant par la fin du droit du sol ou la déchéance de nationalité.

« Rien ne s’est passé comme prévu sur ce texte », commente Benoît Hamon, directeur de l’organisation Singa. L’ancien candidat socialiste à l’élection présidentielle en 2017 pointe un « fiasco politique » ayant mené à une « crise politique majeure ». Et dénonce un « point de bascule historique » qui donne lieu à un mouvement d’indignation collective inédit : « On découvre un arc d’acteurs opposés à ce texte bien plus ample et plus inattendu que ce qu’on pouvait imaginer. »

Les bailleurs sociaux disent que c’est une catastrophe sur la question du logement, les médecins alertent sur la santé publique, le Medef rappelle l’importance des travailleurs étrangers, les présidents d’université celle des étudiants internationaux, les associations sont toutes unanimes pour dire qu’il s’agit d’une atteinte aux droits fondamentaux des personnes concernées. « Mais ils s’en foutent », résume Benoît Hamon à propos d’Emmanuel Macron et de son gouvernement.

Son organisation a tenu à faire entendre la voix des étrangers, en leur proposant de se rendre à l’Assemblée nationale. Mais ces derniers ont pris de plein fouet toute la violence des débats, découvrant le « degré de décomplexion des parlementaires » sur la question de l’immigration, tout comme le « discours délibérément ignorant et xénophobe de la réalité ».

Les forces de gauche unies contre la loi

Mardi soir, vers 23 heures, peu avant le vote du texte à l’Assemblée nationale, la députée de La France insoumise (LFI) Aurélie Trouvé anticipait déjà, elle aussi, un moment de bascule. Salle des Quatre-Colonnes, l’ancienne présidente d’Attac prenait la mesure de la réponse à apporter : « C’est un moment qui demande un sursaut unitaire, politique et social autour d’un arc de rupture. Il est temps qu’on fasse front commun dans les rues et dans les urnes. L’heure est trop grave pour les jeux d’appareil. »

Un peu plus tôt, Manuel Bompard, coordinateur national de LFI, a fait parvenir un courrier aux ex-partenaires de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), déclarée morte à la suite de différends politiques et de méthodes. Il y propose une « réunion d’urgence » au Parti socialiste (PS), aux Écologistes, au Parti communiste français (PCF) et à Génération·s : « Face à la coalition des droites, l’avenir dépend de notre capacité à offrir une alternative au pays. » Alors que ces dernières heures, la majorité présidentielle se fracture, la Nupes semble ré-exister au Palais-Bourbon.

Ce qui fait la force de l’extrême droite, c’est la faiblesse de la gauche : c’est ce qu’il faut s’atteler à reconstruire.

Christine Poupin, porte-parole du NPA

Pendant la commission mixte paritaire comme sur les bancs de l’hémicycle, la gauche unie a fait front. Un député socialiste qui avait défendu le moratoire du PS sur la Nupes aspire désormais à y mettre un terme. Du PS jusqu’au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), qui appelle dans un communiqué à ce que « toutes les forces progressistes de [leur] camp social se rencontrent pour construire une vaste riposte massive et populaire », l’urgence est partagée.

« C’est l’épreuve de force et l’heure de vérité. Nous avons vécu un coup de semonce. Ce qui fait la force de l’extrême droite, c’est la faiblesse de la gauche : c’est ce qu’il faut s’atteler à reconstruire », résume la porte-parole du NPA, Christine Poupin.

Un appel commun très large réunissant associations, syndicats et partis de gauche, publié le 20 décembre au soir avant l’interview d’Emmanuel Macron dans « C à vous », lui enjoignait de renoncer à sa loi. « Avec cette loi, on a franchi un palier extrêmement haut en termes de mise en œuvre d’idées qu’on a combattues depuis des années. On espère que chacun à gauche saura faire des pas par rapport aux problématiques qui ont eu pour conséquence notre désunion », déclare la députée Sophie Taillé-Polian, membre de Génération·s.

Sa collègue écologiste Cyrielle Chatelain, qui préside le groupe écologiste, se dit « terrifiée » par le glissement à l’extrême droite de l’échiquier politique. Pour elle aussi, face à « une convergence d’idées entre une droite libérale et une droite réactionnaire et xénophobe, il faut restructurer un courant solidaire, fraternel, ferme sur ses valeurs et qui amène un changement dans les pratiques politiques ».

Cette demande de révolution dans les pratiques vise en particulier LFI, accusée d’avoir accentué les divisions par l’interventionnisme de Jean-Luc Mélenchon. Pour elle, l’Assemblée nationale est l’endroit d’où peut repartir la dynamique unitaire : « On se comprend, parfois même on déteint un peu les uns sur les autres, il y a une culture politique commune. »

« Le fait d’avoir suspendu notre participation à l’intergroupe de la Nupes ne veut pas dire qu’on n’a plus de relations avec les autres. Évidemment, sur la question centrale de la question migratoire, sur le rapport à l’extrême droite, il est nécessaire que toute la gauche réagisse d’un même mouvement », abonde le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, qui annonce que le PS s’associera « à toutes les initiatives prises par les syndicats ».

Une liste commune est une conséquence, pas un préalable.

Olivier Faure, secrétaire général du Parti socialiste

Sonnée par les événements, la porte-parole du PCF Barbara Gomes abonde, car pour elle l’union des partis ne suffira pas à hisser la gauche au niveau d’une alternative crédible : « Ce n’est pas en nous tenant par les bras qu’on réussira à faire barrage tout seuls. Emmanuel Macron a normalisé les pires propositions de l’extrême droite, et a donc normalisé le RN dans un rôle de pouvoir qu’il n’a jamais eu jusqu’à présent », alerte-t-elle, craignant une vague de « votes de colère ». Unir ses forces, donc, mais en s’ouvrant et en sortant des querelles internes.

Ce besoin d’unité anime aussi le sociologue Razmig Keucheyan, proche de LFI. Pour lui, la gravité de la situation est « l’occasion d’effacer plus d’un an de passif entre les composantes de la Nupes » : « La Nupes a une responsabilité encore plus grande qu’avant de se hisser à la hauteur de ce qu’on a vécu, c’est-à-dire l’hégémonie grandissante de l’extrême droite sur la coalition des droites », affirme-t-il, en voyant « des possibilités d’élargissement nouvelles ».

Sur l’épineuse question secondaire des élections européennes de juin 2024, pour lesquelles la gauche part divisée, il aspire comme d’autres à un revirement en faveur d’une liste commune : « Le quant-à-soi est encore plus nul et non avenu compte tenu de ce qui s’est passé », mais rien n’indique que les partis iront jusque-là. « Une liste commune est une conséquence, pas un préalable », maintient Olivier Faure.

Un spectre très large prêt à « se battre »

La gauche promet dans l’immédiat de tout faire au niveau législatif pour revenir au maximum sur des éléments du texte, et trente-deux départements de gauche ont annoncé refuser d’appliquer la loi. Mais elle dit surtout son intention de participer à toute proposition de démonstration de force de la part du mouvement social à la rentrée. « Les partis politiques ne doivent pas se reconstruire en chambre », résume Sophie Taillé-Polian.

C’est aussi une demande des acteurs de la société civile, qui promet de se mobiliser et de « ne rien lâcher » jusqu’au retrait de la loi. C’est un « naufrage », une « honte », assène Delphine Rouilleault, directrice générale de l’association France terre d’asile (FTDA), qui n’a pas caché son indignation tout au long de l’examen du texte, d’abord au Sénat, puis en commission des lois et en commission mixte paritaire. « C’est une catastrophe politique et sociale : on entre dans une nouvelle ère où nos parlementaires acceptent de valider une part conséquente du programme du RN », souligne-t-elle, disant s’inquiéter pour la nature du débat politique dans les mois et années à venir.

Quant aux conséquences sociales, la responsable de FTDA se demande si le gouvernement a seulement pensé aux conséquences de telles dispositions, qu’il s’agisse des prestations sociales conditionnées à la durée de présence en France, ou de l’accès à l’hébergement et à la santé des demandeurs et demandeuses d’asile, notamment lorsqu’ils et elles sont débouté·es de leur demande. Il serait indécent, estime-t-elle, de dire que la loi s’inscrit dans l’intérêt et au bénéfice des personnes étrangères, « comme a pu le dire Olivier Véran aujourd’hui ». Et il serait indécent de s’abriter derrière le Conseil constitutionnel pour nettoyer un texte de ses mesures les plus insensées.

Pour Violaine Carrère, du Groupe d’information et de soutien aux immigré·es (Gisti), cette loi ne marque pas seulement un recul, mais une victoire des idées du RN : « C’est une loi d’extrême droite, c’est une grande catastrophe pour toutes les catégories d’étrangers », alerte celle dont le collectif n’a cessé d’informer sur les différentes étapes du projet de loi sur son site internet depuis un an et demi.

À aucun moment, souligne-t-elle, les vraies problématiques rencontrées par les personnes étrangères en France n’ont été abordées, comme l’accès aux préfectures ou les effets de la dématérialisation, qui fabrique des sans-papiers en France. La loi équivaut à une « super-précarisation » des principaux concernés, dont le ton va surtout permettre aux préfets et préfètes d’ajouter des obstacles dans le parcours des personnes étrangères et de faire valoir le soupçon à tout moment. « On est face à un texte qui fait peur. »

Il faut qu’on se batte, qu’on s’unisse, qu’on montre qu’il n’y a pas seulement les convaincus de la première heure.

Cybèle David, du syndicat Solidaires

Interrogée par BFMTV mardi soir, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a exprimé une « grande colère », évoquant le « naufrage politique d’Emmanuel Macron, élu pour faire barrage à l’extrême droite et qui aujourd’hui met en œuvre son idéologie ». Elle s’est dite également solidaire de millions de personnes qui vivent en France et se sentent stigmatisées par ces « débats nauséabonds ». « Même si c’était prévisible, le vote de cette loi laisse un goût amer », complète auprès de Mediapart Céline Verzeletti, dirigeante de la CGT, pour qui cette loi est « dangereuse parce qu’elle fracture notre société ».

Si personne ne pouvait imaginer un tel scénario, associations, organisations syndicales et collectifs de sans-papiers « prennent acte » et poursuivent la lutte : « Il faut qu’on se batte, qu’on s’unisse, qu’on montre qu’il n’y a pas seulement les convaincus de la première heure », martèle Cybèle David, du syndicat Solidaires, qui a accompagné dès sa création le collectif Uni·es contre l’immigration jetable (Ucij), qui regroupait de nombreux travailleurs et travailleuses sans papiers. Il y a eu une nuit de bascule ; il y a désormais les rassemblements organisés à chaud un peu partout en France. « Reste à voir comment constituer une riposte plus large, qui s’inscrit dans le temps. »

Une réunion doit avoir lieu ce mercredi soir à la Bourse du travail en présence de nombreuses organisations associatives, de la CGT et de la CFDT. Celle-ci devrait permettre d’« organiser la suite ». Beaucoup de voix s’élèvent depuis hier, poursuit Cybèle David. Celles de la Défenseure des droits ou de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sont des « marqueurs » permettant d’entrevoir la gravité de la loi en termes de droits humains, d’égalité, de constitutionnalité.

La mobilisation va se poursuivre, prévient Benoît Hamon, qui souhaite maintenir la pression sur le chef de l’État et le gouvernement pour que la loi ne soit pas promulguée. « Cette loi est régressive, elle marque une fermeture de notre pays et nous prive de richesses humaines. Nous allons agir pour la dénoncer et empêcher son application », promet Céline Verzeletti, annonçant des rassemblements et manifestations, mais aussi d’autres actions à définir collectivement.

D’autres membres de la société civile, plus inattendus, ont eux aussi tenu à s’exprimer pour dénoncer la loi immigration, à l’instar du patron du Medef, qui a affirmé que l’économie aura « massivement » besoin des travailleurs et travailleuses étrangères dans les prochaines décennies ; ou encore les grandes écoles de commerce, comme l’Essec, l’ESCP ou HEC Paris, qui ont dénoncé dans une tribune des mesures aux « effets pervers ».

De leur côté, les présidents d’université ont aussi fait savoir leur émotion autour des restrictions apportées au titre de séjour « étudiant », dénonçant des mesures « indignes » qui pourraient mettre à mal la stratégie d’attractivité de l’enseignement supérieur (50 % des doctorant·es sont étrangers en France). « L’unité ne se fera pas qu’entre mouvements politiques, il faut compter sur les forces du mouvement social », conclut Éléonore Schmitt, de l’Union étudiante, pour qui la riposte est d’une « importance historique ».

Nejma Brahim et Mathieu Dejean


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