Trafic d’armes : l’armée et la police n’ont rien voulu voir

mardi 9 janvier 2024.
 

Le trafic d’armes et l’idéologie néonazie d’un jeune militaire et d’un policier à la retraite étaient connus de leurs collègues, sans que cela fasse réagir leurs administrations respectives. Sur les douze attentats d’extrême droite déjoués depuis 2017, c’est le septième à impliquer des membres des forces de sécurité.

Matthieu Suc

Les officiers qui le notent en 2023 sont dithyrambiques. « Les résultats se situent au-delà de ce que l’on est en droit d’attendre d’un militaire de son grade et de son ancienneté », écrit un lieutenant du 2e régiment de dragons. « Ayant gagné en maturité et prenant à présent davantage de hauteur de vue sur l’esprit des missions confiées, il pourra accéder à un emploi de niveau supérieur. À suivre avec intérêt », ajoute le capitaine.

Quelques mois plus tard, l’objet de leurs louanges, le caporal Émilien Konofal, est mis en examen et écroué pour « trafic d’armes », en compagnie du capitaine de police Jean-Paul Caviggia, parti à la retraite en mars après avoir passé dix-sept ans dans les services de renseignement. Il leur est reproché également (ils sont présumés innocents) une « association de malfaiteurs terroriste » : un de leurs clients projetait de commettre une action violente. Sur les douze attentats d’extrême droite radicale déjoués depuis 2017, c’est, selon nos informations, le septième à impliquer des policiers ou militaires en activité ou à la retraite. Avec une particularité : pour Konofal comme pour son complice Caviggia, ils ont pu s’adonner au commerce des armes sans que cela n’entrave leurs carrières respectives.

Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1 © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart Lors du coup de filet, la DGSI a saisi chez le jeune militaire, l’espion à la retraite et leurs clients, la plupart appartenant à l’extrême droite radicale, 89 armes de poing ou d’épaule. Une affaire symptomatique d’un phénomène : il y a deux ans, Mediapart révélait un rapport du parquet général de Paris qui constatait que, « contrairement aux affaires djihadistes récentes », les nervis de la mouvance n’éprouvaient aucune difficulté à se procurer des armes. Un constat partagé au niveau européen. Un rapport d’Europol démontrait en 2019 que les groupuscules d’extrême droite investissaient dans l’achat d’armes et la confection d’explosifs. Mais jamais encore en France une filière aussi productive n’avait été démantelée.

Au-delà de son ampleur, l’enquête sur ce trafic d’armes établit que les collègues du militaire et du policier étaient au courant, au minimum, du commerce illicite de l’un et de l’idéologie néonazie de l’autre.

À l’armée, le trafiquant d’armes devient... armurier Le 3 septembre 2023, le supérieur hiérarchique direct d’Émilien Konofal, un sergent surnommé « DFK », lui téléphone pour l’aviser de l’existence de « boîtes aux lettres mortes » (comprendre des caches) contenant des objets pouvant l’intéresser. Il s’agirait d’armes et d’argent appartenant à des trafiquants de drogue. DFK veut déposséder leurs propriétaires délinquants mais sans que cela se sache et sans chercher à en tirer profit. Alors il fait appel (avant de changer d’avis et de se rétracter) à son subalterne parce qu’il sait qu’il ne dira pas non à l’occasion de mettre la main sur des armes qu’il pourra par la suite revendre.

La DGSI interroge DFK en garde à vue (aucune charge ne sera retenue contre lui). S’il a fait appel à Konofal, est-ce parce qu’il avait connaissance « des activités extraprofessionnelles » de son subalterne ?

La réponse du sergent fuse : « De nombreuses personnes [au sein du régiment – ndlr] étaient au courant des liens » de Konofal avec les armes. Il s’agissait même, selon lui, d’« un secret de Polichinelle ». « Si on devait l’annoncer demain, ça ne serait pas un scoop », insiste-t-il. Des propos confirmés par le principal intéressé qui, en garde à vue, va déclarer qu’il y avait « des rumeurs au régiment concernant le fait qu[’il] vende des armes ».

Émilien Konofal aurait même montré au sergent des photos de ses armes en stock, les calibres, les prix et leur origine. « Il m’a expliqué qu’il avait des armes venant d’Ukraine », expliquera DFK.

Illustration 2Agrandir l’image : Illustration 2 L’armurerie où officiait le militaire trafiquant d’armes. © DR Le caporal Konofal ne se cache pas trop au sein de la caserne de faire le commerce d’armes illégales et cela ne l’empêche pas de se voir confier un poste à… l’armurerie du 2e escadron du 2e régiment des dragons. Et justement certaines grenades qu’il a vendues à un particulier ressemblent furieusement à celles en dotation chez les dragons.

La DGSI va enquêter pour déterminer si les grenades et d’autres armes vendues à des nervis de l’extrême droite radicale proviennent de l’armée française. À l’heure où ces lignes sont écrites, cela n’est pas établi judiciairement. L’exploitation des registres atteste un contrôle régulier de la gestion de l’armurerie. Même si la compagne de Konofal, elle aussi militaire dans le régiment, précise aux policiers qui l’entendent que c’est Émilien qui s’occupait des registres et qu’il se retrouvait souvent seul à l’armurerie.

Dans le cas où le caporal Konofal n’exprime pas explicitement des convictions néonazies, il n’enfreint pas son devoir de réserve.

L’état-major de l’armée de terre, en réponse à nos questions De son côté, le sergent DFK fait part de régulières « erreurs » dans le registre imputables au caporal Konofal mais, selon lui, pas graves et rapidement corrigées. Ce qui lui aurait tout de même valu dans le courant de l’automne d’être convoqué par le capitaine chargé de l’escadron pour le rappeler à l’ordre.

Quant à Émilien Konofal lui-même, il proteste, sur ce sujet, de son innocence.

« Avez-vous déjà profité de votre position d’armurier au sein du régiment pour sortir des armes et du matériel à vendre pour arrondir vos fins de mois ?

— Non, jamais, c’est impossible. En vrai de vrai, ça l’est [possible – ndlr], mais c’est impossible car c’est un vol. Pour moi, c’est contre la morale. L’armée est déjà sous-dotée », affirme celui qui n’a pas de scrupule à confier un contrat pour exécuter un homme à Marseille à un adolescent de 17 ans.

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Néonazis dans l’armée : l’insupportable laisser-faire du ministère 8 décembre 2021 Concernant les convictions néonazies d’Émilien Konofal, qui arbore sur son épaule gauche un tatouage correspondant à un sigle de division de la Waffen-SS, le sergent DFK va avouer sur procès-verbal que « globalement tout le monde se doute de ses convictions » et qu’il était aussi considéré comme « prorusse », tout en précisant : « Tant qu’il garde ses idées pour lui, ça ne nous gênait pas. » Contacté, l’état-major de l’armée de terre (lire l’intégralité de sa réponse en annexes) nous répond que « dans le cas où le caporal Konofal n’exprime pas explicitement des convictions néonazies, il n’enfreint pas son devoir de réserve. Il n’était donc pas sanctionnable ».

Résumons : ses frères d’armes savent qu’Émilien Konofal manifeste des idées d’extrême droite radicale, de la sympathie pour la Russie de Vladimir Poutine avec laquelle la France est en froid, qu’il vend illégalement des armes à qui en veut alors qu’il est en poste à l’armurerie du régiment, et personne ne s’inquiète de son cas ?

En tout cas, pas le sergent DFK qui, interrogé par les enquêteurs, concédait n’avoir pas eu le courage de dénoncer Konofal à sa propre hiérarchie, reconnaissant que, « théoriquement », il aurait dû le faire mais que, « dans les faits, tout le monde le sait mais tout le monde ferme les yeux, on ne balance pas les mecs comme ça ».

Omerta sur le racisme Pourtant, l’armée de terre a mis en place un dispositif censé faire remonter « les informations concernant d’éventuelles radicalisations », peut-on lire dans un rapport datant de 2019 de la mission d’information sur les services publics face à la radicalisation. À écouter le sergent DFK, c’est, de toute évidence, inopérant.

À la décharge du sous-officier, le mauvais exemple vient d’en haut. Depuis 2020, Mediapart a publié plusieurs enquêtes (mentionnées par les officiers de la DGSI lors d’une audition dans la présente affaire) sur la présence de néonazis au sein de l’institution. À chaque nouvelle révélation, le ministère des armées a promis de faire le ménage, sans que cela soit suivi d’effet.

Contacté, l’état-major de l’armée de terre nous répond : « Le ministère des armées est en permanence et depuis longtemps extrêmement attentif aux phénomènes de radicalisation, même s’il n’est touché que de manière très limitée. Quand de tels cas (qui relèvent de la dérive individuelle) sont soupçonnés, des enquêtes sont diligentées. Suite à ces enquêtes, lorsqu’il est avéré que le comportement d’un militaire ou d’un agent est incompatible avec le métier des armes et qu’il fait peser une menace sur les autres, l’autorité peut mettre en œuvre des sanctions selon une logique de gradation allant de la révision de l’habilitation de l’intéressé jusqu’à sa radiation. »

Comme son complice présumé Émilien Konofal, Jean-Paul Caviggia se voit reprocher d’avoir vendu des armes à des membres de la mouvance d’extrême droite radicale (il était surtout le grossiste du militaire). Une accusation qui fait tache pour ce capitaine de police de 58 ans à la retraite qui a effectué l’essentiel de sa carrière aux Renseignements généraux (RG), puis au Renseignement territorial (RT) à Marseille, où il couvrait notamment… les mouvements d’extrême droite, « jusqu’à la fachosphère ».

Une pièce entière a été transformée en « musée » du IIIe Reich.

En garde à vue à la DGSI, le capitaine Caviggia justifie un emblème de la division Charlemagne (une unité de la Waffen-SS composée de soldats étrangers) retrouvé à son domicile comme étant un cadeau fait par une de ses sources quand il était en activité… « À l’époque, explique-t-il aux enquêteurs qui l’interrogent, je travaillais aux Renseignements généraux sur l’extrême gauche et l’extrême droite et j’étais en contact avec André Bayle [un Marseillais qui s’engagea dans la Waffen-SS à l’âge de 16 ans et fut un gradé au sein de la division Charlemagne – ndlr] qui était président d’une association d’anciens combattants français sur le front de l’Est. C’était mon contact. Ils faisaient un rassemblement une fois par an. Moi, en tant que RG, je faisais une note. J’étais présent dans la salle en tant qu’officier de police, je faisais ma note de contact au retour […]. Ce monsieur m’avait à la bonne […] et c’est à l’occasion d’une réunion qu’on m’avait offert cela. »

L’officier de renseignement à la retraite n’y voit pas le mal, cela fait partie de son travail, mais il laisse également percer une certaine sympathie, pour ne pas écrire admiration, envers ceux qu’il était supposé surveiller.

« J’ai toujours fréquenté des cercles d’anciens combattants. C’était intéressant de discuter avec eux. L’un d’eux était franchement anticommuniste. Il s’était engagé en falsifiant sa carte d’identité. Le deuxième s’est engagé pour le goût de l’aventure. Il était plutôt collaborationniste.

— Donc vous avez sympathisé avec des soldats SS ?

— Vous discutez dans la réunion. Si je tire la gueule, ils vont me virer. Quand vous avez la chance d’être face à quelqu’un qui a fait quelque chose de hors norme, vous l’écoutez. »

Pendant que le capitaine faisait ami ami avec d’anciens nazis, ses collègues étaient à l’extérieur, selon lui, à « relever les plaques d’immatriculation » des véhicules ayant conduit les participants aux agapes. Personne n’a relevé la proximité de l’officier des RG. En tout cas, cela ne lui a jamais porté préjudice dans sa carrière.

Et ce alors que, sur une écoute judiciaire, l’ancien espion laisse entendre que lorsqu’il était en fonction, il s’adonnait au prosélytisme.

Illustration 3Agrandir l’image : Illustration 3 Une des vitrines à la gloire du IIIe Reich au domicile de l’officier de renseignement à la retraite. © DR Le 6 novembre 2023, Jean-Paul Caviggia discute avec un policier en poste à Paris et qui partage visiblement ses convictions racistes et antisémites. Ils se gaussent du conflit israélo-palestinien, renvoyant à l’aune de leurs haines recuites les uns et les autres dos à dos.

« C’est pas pour autant qu’on doit être propalestinien quand même, hein ! Mais bon, le problème, c’est qu’on se retrouve à la remorque du juif et c’est encore lui qui va décider de notre sort », commente l’ancien capitaine des RG et des RT. Son collègue parisien acquiesce, regrettant que les « saillies » antisémites de Jean-Marie Le Pen lui aient fait, selon lui, perdre l’élection présidentielle de 2002 et espérant qu’Israéliens et Palestiniens « s’éliminent » mutuellement.

Lorsqu’ils en viennent à leur vie quotidienne, le policier en exercice dans un commissariat raconte s’occuper des doléances des habitants du quartier, et le retraité du renseignement y voit une opportunité pour leur cause :

« Remarque, tu peux faire doucement, très discrètement tu peux faire la propagande, hein !

— Oui, j’essaye. Mais, enfin bon… Je suis quand même un fonctionnaire émérite, donc je respecte le code de déontologie », lui répond son interlocuteur.

Ce qui fait s’esclaffer Jean-Paul Caviggia :

« Ah, je vais te dire : alors moi je devais être mauvais parce que quand je pouvais, j’essayais, plus ou moins intelligemment, j’essayais de glisser, quoi… »

Et les deux hommes d’éclater de rire.

Interrogé sur le contenu de cette écoute téléphonique, Jean-Paul Caviggia explique en garde à vue qu’il s’agissait d’« une conversation un peu potache dans le vocabulaire ».

Voilà un officier de renseignement qui, sous les yeux de ses collègues, fraternise avec ses sources parmi d’anciens combattants SS, qui se vante d’avoir fait au cours de sa carrière de la publicité pour ses opinions rances, en toute impunité.

Comme dans le cas d’Émilien Konofal au sein de son régiment, la conversion de Caviggia au nazisme était connue de ses collègues. Ainsi, ce commandant de police, toujours en activité et avec lequel il a travaillé dans le renseignement, s’amuse sur une messagerie privée : « Jipé fait construire » en publiant une photo d’un immeuble construit avec en son centre une croix gammée géante, laissant entendre par là qu’il n’ignore rien du penchant néonazi de son ancien collègue et que cela ne le dérange pas le moins du monde. Dans ce cas aussi, Jean-Paul Caviggia invoquera en garde à vue « de l’humour potache qui est sorti du contexte ».

Sur cette même messagerie, Jean-Paul Caviggia échange des propos antisémites avec un autre « ancien collègue » qui, selon Caviggia, aurait été condamné « à l’époque des gilets jaunes » pour des faits dont il ne précise pas la nature. Toujours est-il que les deux anciens policiers se gaussent des déboires israéliens :

« Bientôt, ils se feront photographier dans la chambre à gaz pour nous attrister... Je t’imagine déjà en train de pleurer, dit l’ex-policier condamné.

— Ils aiment les fours [sic] », rétorque Caviggia...

Ses collègues du renseignement marseillais peuvent d’autant moins ignorer ses convictions qu’il apparaît dans le dossier judiciaire que le capitaine Caviggia recevait des collègues à son domicile. Or, chez lui, une pièce entière a été transformée en « musée », constituée de vitrines, présentoirs et étagères « lourdement garnies d’objets liés pour la grande majorité au IIIe Reich », écrira la DGSI.

Contacté, le ministre de l’intérieur nous répond que « si des manquements déontologiques devaient être relevés dans le cadre de l’enquête judiciaire encore en cours, ils feraient l’objet d’enquêtes administrative ou judiciaire distinctes ».

Des administrations qui ne fabriquent pas leurs « anticorps » Au-delà des charges qui valent à Jean-Paul Caviggia de dormir en prison, le déroulé de sa carrière et les contenus des conversations avec des collègues toujours en activité ou pour l’un d’eux lui aussi à la retraite interrogent.

Fin juin, à l’occasion du procès des quatre néonazis du « Projet WaffenKraft », le chef de la sous-direction judiciaire de la DGSI avait souligné l’attrait de certains membres des forces de sécurité pour la mouvance d’extrême droite radicale. « Évidemment que les policiers et militaires composent des populations particulièrement réceptives à un certain discours », développait-il.

Dès le printemps 2018, Mediapart révélait cette inquiétude de la DGSI qui avait alerté les pouvoirs publics de la proportion grandissante de membres des forces de sécurité ayant rejoint des groupuscules. Parmi les « objectifs de la DGSI » suivis pour leurs liens avec « l’extrême droite violente », on recensait à l’époque une cinquantaine de policiers, gendarmes et militaires.

Lorsqu’elle a rendu son rapport le 6 juin 2019, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France avait pris soin de placer au premier rang de ses 32 recommandations : le « suivi des membres ou anciens membres des forces armées ou de sécurité intérieure impliqués dans des groupes d’ultradroite ».

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Un cadre des services de renseignement confie à Mediapart son inquiétude : « Dans le cadre des procédures de signalement mises en place après l’attentat à la préfecture de police de Paris [par un fonctionnaire de cette administration – ndlr], les seules remontées concernent des personnes suspectées de radicalisation islamiste, untel se met à faire le ramadan, ce genre de choses. Mais il n’y a quasiment aucun cas signalé de policiers ou de militaires d’extrême droite radicale. Alors que les enquêtes judiciaires montrent bien qu’il y en a. Cela veut donc dire que, par rapport à cette problématique spécifique, nous ne fabriquons pas nos anticorps… »

Dans la présente affaire, il apparaît que l’officier de renseignement Caviggia a effectué sur le site de vente d’armes NaturaBuy 216 achats pour un montant total de 19 394 euros et, dans le même temps, 187 ventes pour un montant total de 20 834 euros. Ces achats et ventes d’armes se sont opérés entre avril 2009 et septembre 2023, soit durant les quatorze dernières années de sa carrière au sein de la police et pendant les premiers mois de sa retraite. Sans que cela ne soit jamais détecté.

Matthieu Suc


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