Echéance européenne de 1992 : LE GRAND BLUFF DE « 1992 » (par Maxime Durand, article de 1988)

mercredi 23 novembre 2005.
 

Dans la période de crise que traverse le capitalisme, la bourgeoisie a constamment besoin de créer des écrans de fumée idéologique pour cacher les enjeux réels et dessiner de fausses perspectives de dépassement des problèmes quotidiens. La référence psalmodiée à l’échéance européenne de 1992 n’est pas la première tentative en ce sens, ni sans doute la dernière. D’une certaine manière, on peut même dire que l’Europe prend le relais du thème majeur des toutes dernières années, celui des mutations technologiques.

Rappelons-nous : la crise n’était que l’accouchement un peu difficile d’une nouvelle société, postindustrielle, moderne en un mot, et toute velléité revendicative n’était que crispation passéiste sur des régulations archaïques. Ce thème de la modernité technicienne permettait de faire taire les inquiétudes d’aujourd’hui au nom de ce que nous avions nommé « l’avenir radieux de la technique ».

Quelques années plus tard, on en est au même point et la confiance aveugle dans les mutations technologiques dont devrait sortir, forcément, une nouvelle harmonie sociale, a été largement atteinte avec l’enfoncement dans la crise. Dans ces conditions, il n’est pas sans intérêt de noter que ce sont les mêmes qui n’avaient que les mots d’électronique, d’informatique, ou de « productique » à la bouche, qui parlent aujourd’hui avec le plus d’emphase de « 1992 ». Les lendemains qui chantent de la « Lettre à tous les Français ».

« Un rapport de la Commission Européenne, rendu public fin mars, estime que la réalisation du grand marché augmentera de 1400 milliards de francs la richesse de la Communauté (une somme supérieure au budget français) et provoquera, selon l’importance des mesures d’accompagnement, la création de deux à cinq millions d’emplois en quelques années. La croissance augmentera de plus de 4%, les prix fléchiront de 8 %, et le chômage régressera.

Ces brillantes perspectives valent ce que valent les travaux d’experts (en l’occurrence, les meilleurs) : une rigoureuse logique appliquée au devenir mouvant des sociétés n’intègre jamais tout à fait les variables, quand celles-ci dépendent des humeurs des hommes. Seules, la volonté et la nécessité conjuguées peuvent, elles, réduire l’ampleur de ces variables ».

Les experts y vont quand même fort, et le Président-candidat en rajoute dans la présentation : d’un seul coup, tous les problèmes semblent s’effacer avec « 1992 ». La réalité est toute différente, à commencer par l’étude citée elle-même. Ses principales conclusions sont en réalité plus modestes. La première raison en est que le supplément de croissance de 4 % porte sur l’ensemble de la période de six ans qui nous sépare de 1992. A moyen terme, c’est-à-dire sur un délai de six ans, la production obtenue serait de 4 % supérieure à ce qu’elle aurait été sans le miracle de « 1992 ». Cela signifie qu’au lieu d’être par exemple de 2,5 %, la croissance sera chaque année de 3,2 %, ce qui est déjà plus modeste. Les chiffres concernant l’emploi doivent également être relativisés. L’étude dit explicitement : « l’impact total sur l’emploi est, au début, légèrement négatif, mais il s’élève à moyen terme à environ 2 millions d’emploi (soit presque 2 % du niveau initial de l’emploi) »

Il faut rapprocher ces chiffres de quelques autres : le nombre de chômeurs dans l’ensemble des 12 pays de la CEE est aujourd’hui de près de 16 millions, et le taux de chômage de 11,8 %. La même Commission Européenne prévoit pour 1991 un taux de chômage ramené à 10,6 %, ce qui semble déjà optimiste. Mais surtout, il faut rappeler ce chiffre étonnant : depuis 1965, l’Europe n’a créé que ... 2 millions d’emplois, en partie donc pendant les années de forte croissance. On nous promet donc de faire aussi bien en quatre fois moins de temps, ce qui est évidemment hors de portée.

De cette discussion, il faut donc retenir deux choses : ce que promettent les experts de la Commission, c’est à la fois peu par rapport aux besoins de création d’emplois, et beaucoup par rapport à ceux qu’une Europe capitaliste est vraiment capable de créer dans les année à venir. Par ailleurs, et ce n’est pas un point secondaire, la fameuse étude est entachée d’une malhonnêteté intellectuelle fondamentale (voir Encadré n°1).


Encadré n°1

Quand les experts trichent

La fameuse étude de la Commission des Communautés Européennes n’obtient ses résultats spectaculaires qu’au moyen de trois principales tricheries.

Première tricherie : les experts adoptent comme postulat que les patrons disent la vérité. Toutes les estimations concernant les économies à attendre de la mise en place du Grand Marché proviennent en effet d’enquêtes réalisées auprès des chefs d’entreprises.

Le coût des barrières liées aux contrôles frontaliers, aux normes, etc. est évalué à pas moins de 3,5 % de la valeur ajoutée de l’industrie. Ce chiffre avait été repris, gonflé même par Jérôme Vignon, conseiller au cabinet de Delors, qui écrivait dans un article apologétique : « ... voilà pourquoi tant de forces obscures ont réussi à maintenir un système archaïque, au sens plein du terme, d’octroi aux frontières communautaires. Le coût de ce système, en frais de gestion et en heures perdues par attente aux postes douaniers, est estimé à près de 4 % du PNB total de la Communauté »

Le flou même des estimations peut faire sourire : 4 % du Produit National Brut ? Cela représente, dans le cas français, l’équivalent de la valeur ajoutée des secteurs de la mécanique et des matériels électrique et électronique professionnels. 3,5 % de la valeur ajoutée industrielle ? C’est presque celle de la construction aéronautique et navale. L’économie française dépenserait ainsi autant en frais indirects en douane qu’elle produirait d’avions et de bateaux. Excusez du peu ! Cette estimation n’a rigoureusement aucune signification d’autant plus que la majorité des chefs d’entreprise ne la comprendraient même pas ; ce qu’ils comprennent bien, par contre, c’est qu’il faut gonfler ce chiffre, parce que c’est politiquement intéressant. Imaginez un sondage où l’on demanderait au patron : « combien de personnes embaucherez-vous si on supprime l’impôt sur les sociétés ? » Pourrait-on sérieusement la prendre au mot pour fonder une politique de l’emploi ! C’est exactement la méthode employée ici : ces calculs valent ceux du CNPF qui promettait 400000 créations d’emploi si l’on supprimait l’autorisation préalable au licenciement. On est bien dans le même cas de figure et, derrière les concepts alambiqués de nos experts - les meilleurs ! - il y a encore une fois une effarante absence de rigueur méthodologique et de rectitude intellectuelle.

Seconde tricherie : les résultats chiffrés ont été obtenus à partir de modèles que l’on a pliés au but à atteindre. Les auteurs de l’étude l’expliquent eux mêmes : « Dans une deuxième phase, ces effets évalués en amont des modèles ont été injectés dans ces derniers, les forçant en quelque sorte à intégrer dans leurs mécanismes les changements créés par le grand marché intérieur ». Et voici un exemple de ces « effets injectés » : « la réussite des stratégies d’exploitation des économies d’échelle a été supposée totale : toutes les capacités productives supplémentaires donneraient lieu à des gains de parts de marché extérieur, c’est-à-dire, pour la Communauté prise dans son ensemble, à des gains de parts de marché sur le reste du monde ». On suppose donc que tout réussit et, ensuite seulement, on utilise les modèles pour savoir de combien.

Troisième tricherie : l’achèvement du grand marché se traduit essentiellement par des baisses de coûts de production, surévalués, comme on vient de le montrer et, de plus, tout l’exercice suppose que ces baisses de coût sont répercutées de manière positive, soit sous forme de baisse des prix, soit sous forme d’investissements. Or, rien n’est moins sûr : les entreprises peuvent aussi bien choisir de conserver ces marges supplémentaires.


Ainsi , même sous ses manifestations a priori les plus « scientifiques », l’ode à « 1992 » repose sur un gigantesque coup de bluff idéologique. Ce constat invite à y regarder de plus près.

L’Acte Unique, qu’est-ce que c’est ?

Tous les gouvernements de la CEE ont adopté et ratifié le « Livre blanc sur l’achèvement intérieur » de la Commission des Communautés Européennes (que dirige Jacques Delors) définissant ainsi l’Acte Unique Européen. La table des matières de ce document résume bien ses intentions ; elle comporte cinq grands volets : libre circulation des biens, ouverture des marchés publics, libre circulation des travailleurs et des professions libérales, marché commun des services, enfin libéralisation des mouvements de capitaux.

La démarche est donc très classiquement libérale : il s’agit d’éliminer toutes les entraves à la libre circulation des marchandises, des capitaux, et de la force de travail. De là doit naître le miracle attendu, à savoir plus de croissance et plus d’emploi. Et c’est alors que se posent les premières questions : quels sont les mécanismes mis en œuvre, en quoi les mesures proposées doivent-elles conduire aux effets escomptés ?

L’étonnant est qu’il s’agit plus ou moins d’un postulat : il va de soi que le grand marché aura de tels effets, et il faut chercher longuement une tentative de justification théorique. Celle-ci nous est fournie par l’un des experts de la Commission dont la thèse centrale est que « 1992 » va enclencher une « politique de l’offre à l’européenne ». Les principaux ressorts en seraient les suivants :

• les marchés publics représentent environ 300 Milliards d’Ecus en 1987, soit 8,5 % du PIB européen. Actuellement, les marchés publics sont un moyen pour les Etats de favoriser les entreprises de chaque pays. « 1992 » mettrait un terme à ses préférences et il faudrait en attendre plus de concurrence, donc une baisse des prix, donc des économies budgétaires.

• la suppression des frontières permettrait des baisses de coûts qui auraient à leur tour des effets éminemment favorables et permettrait aux entreprises européennes de mieux résister à la concurrence extérieure. En même temps, la progressive suppression des réglementations et des normes viendrait faire sauter des barrières qui sont en fait les instruments d’un protectionnisme déguisé.

• la libéralisation des services financiers feraient faire de nouvelles économies aux entreprises

• enfin, seraient déclenchés des effets d’offre qui sont ainsi décrits par notre expert européen : « Selon la théorie des échanges internationaux qui s’est développée sur la base des avantages comparatifs, l’ouverture des frontières permet à chaque économie nationale de se spécialiser dans les productions de biens ou services pour lesquels celle-ci dispose soit de plus faibles coûts unitaires de production, soit d’une meilleure dotation en facteurs de production. Au niveau macro-économique ou macro-sectoriel, ce développement des échanges permet donc une meilleure allocation des ressources, conduit à une élévation de la productivité globale des facteurs : potentiellement, cette réallocation est synonyme de supplément de richesse »

Cette confiance dogmatique dans la théorie dissimule mal la pétition de principe, et suppose implicitement que l’on partirait d’un situation de fermeture complète des frontières. Or il n’en est rien.

L’Acte Unique ou comment enfoncer les portes ouvertes.

Une raison supplémentaire pour laquelle il convient de relativiser les chiffres mirobolants cités plus hauts et les immenses espoirs placés dans une « politique de l’offre » européenne, est que, pour les produits industriels qui constituent le gros des échanges extérieurs, le Marché Commun est un fait acquis pour l’essentiel, et cela depuis longtemps.

L’intégration européenne a déjà porté ses fruits dans ce domaine, et on peut les mesurer au développement du commerce intra-communautaire.

En ce qui concerne les marchés publics, il faut être un archi-libéral naïf pour ne pas se douter qu’un Etat, au moment de passer ses commandes, favorisera son industrie nationale chaque fois qu’il pourra, et cela d’autant plus que ce type de liens est solide et traditionnel. C’est pourquoi, les marchés publics resteront protégés, à commencer par les pays comme la France où ils représentent un des outils de la politique industrielle et le support d’une spécialisation spécifique des branches les plus performantes, comme le matériel électrique et la construction aéronautique. L’essentiel viendra donc du côté des services, et notamment des services financiers.

Et si les modifications à attendre sont cette fois plus importantes, leur intérêt pour les usagers est beaucoup plus douteux.

Le libre échange des services.

C’est dans ce domaine qu’apparaît le plus clairement le changement d’orientation que peut représenter l’Acte Unique. Jusque là, le Marché Commun se construisait selon un processus d’harmonisation qui avait commencé à s’épuiser au début des années 80. L’Acte Unique renverse la démarche et prolonge au niveau européen la vague de libéralisme des années de crise. Michel Albert, président des Assurances Générales de France, et Jean Boissonnat, directeur de l’Expansion, ne sont pas de dangereux révolutionnaires. Et pourtant leur vague coloration social-démocrate leur fait mettre les pieds dans le plat avec suffisamment de vigueur et de clarté pour qu’on fasse ici usage de leur livre Crise, Krach, Boom. « Le principe nouveau est : la conformité d’un produit avec la législation de son pays d’origine vaut pour les autres pays partenaires. Désormais, l’harmonisation législative préalable se limitera à décrire les exigences essentielles en matière de santé, de sécurité et de protection de l’environnement, valables pour l’ensemble de la Communauté »

. Ce nouveau principe est un levier important de la déréglementation et Albert-Boissonnat (A&B dans la suite du texte) montrent bien pourquoi : « Le principe de l’Acte Unique, c’est la mise en concurrence des réglementations nationales à défaut de leur harmonisation. Ce principe revient à déléguer à la société civile ce qui, hier, appartenait aux Etats. Le même principe aboutit à accorder au sein de la CEE une préférence aux réglementations nationales les moins contraignantes, donc à la déréglementation »

Dès qu’il s’agit de professions de services un peu qualifiées, surgit le problème de la réglementation des professions Dans certains cas, on peut admettre que les réglementations servent essentiellement à protéger des privilèges corporatistes, et, dans ce cas, l’ouverture est bienvenue : qui irait défendre l’organisation actuelle de la profession de notaire ou celle des pompes funèbres ? Mais dans la majorité des cas, la réglementation est une protection de l’usager, un acte d’organisation et de contrôle social par rapport à l’application aveugle du critère de rentabilité. « Réglementer une profession, c’est accorder la priorité à la qualité du service sur son prix » soulignent A&B.

L’orientation de la CEE, va justement à l’opposé et, malgré ce qu’ajoutent nos critiques, ce n’est pas l’intérêt des consommateurs. Comment ne pas voir au contraire qu’une telle orientation tord la satisfaction des besoins vers les besoins satisfaits de manière privée, qui sont loin d’être les seuls, et débouche sur la privatisation des services publics ? Car cette logique est sans limite, comme on peut le voir en examinant les problèmes de fiscalité.

La concurrence des rapports sociaux.

L’une des propositions de la Commission la plus discutée - et qui fonctionne comme symbole - consiste à supprimer physiquement les douanes entre les différents pays de la Communauté Européenne. La disparition du rite des bouteilles d’apéritif, ou autres souvenirs, passés en fraude marqueraient certainement l’inconscient collectif. Cela changerait-il la réalité profonde des choses ? Tout dépend des solutions retenues en ce qui concerne la TVA.

L’enregistrement en douane correspond principalement à l’existence de taux de TVA différents d’un pays à l’autre et d’impôts spécifiques. Là aussi - c’était pourtant relativement plus simple que dans d’autres domaines - l’harmonisation n’a pas progressé très rapidement. Cependant, l’ouverture en soi pourrait ne pas constituer un problème : en effet, actuellement, tout produit paie la TVA au taux du pays européen où il est vendu. Les produits exportés passent la frontière sans payer de TVA et sont ensuite imposés selon les barèmes des pays destinataires.

On pourrait très bien concevoir un système où cette règle serait conservée, alors même que serait supprimé l’enregistrement en douane, mais ce n’est pas la voie choisie par la Commission. Sa proposition est bâtarde et se compose de deux éléments. D’un côté, est affiché un objectif intermédiaire d’harmonisation : le nombre de taux devrait être réduit à deux, et leur montant modifié de manière à venir se ranger à l’intérieur de fourchettes relativement larges, de 4 à 9 % pour le taux réduit, de 14 à 19 % pour le taux normal. Par ailleurs, la TVA serait dorénavant perçue dans le pays exportateur, et il faudrait par conséquent imaginer un mécanisme de compensation entre les différents états. Les importateurs allemands par exemple demanderaient à l’administration de leur pays une déduction pour les achats réalisés en France à un taux de 18 % et ne paieraient sur leur propre valeur ajoutée que 14 % de TVA, selon le barème allemand. L’administration allemande se retournerait alors vers le ministère des Finances français pour récupérer la différence. Et comme la CEE contient 12 pays, il faudrait : « multiplier ces informations par treize : onze autres pays de la Communauté, plus les importations d’origine extra- communautaire, plus les achats provenant du pays concerné.

C’est sur la base de ces déclarations que le calcul pourrait être effectué par le pays créancier »

. Le mécanisme mis en place est bien représentatif des ambiguïtés de l’Acte Unique. Notons au passage que le « moins d’Etat » lié à la disparition des postes de douanes serait largement compensé par l’extraordinaire paperasserie qu’il faudrait mettre en place dans le système proposé. Mais cette complication est délibérée : le pari de la Commission est plus subtil. Créons l’appel d’air, avec une harmonisation limitée et un système trop compliqué, et cela constituera une formidable pression à l’alignement des politiques fiscales, et ceci vers le bas.

Un autre levier est la possibilité qui serait ouverte aux consommateurs d’acheter dans n’importe quel autre pays, et même peut-être par correspondance, possibilité qui serait en réalité d’ampleur réduite : même dans la Région Parisienne, on trouve, par exemple sur l’électroménager des différences de prix considérables et qui ne sont pas rabotées par la concurrence ; de plus, les échanges de biens intermédiaires et de biens d’équipement ne seraient évidemment pas concernés.

Tout cela peut paraître bien technique mais dissimule des enjeux assez considérables. En voici un exemple dans le cas français. Il existe en France cinq taux de TVA : deux taux réduits à 5,5 % et 7 %, un taux normal à 18,6 %, et deux taux majorés, de 28 % et 33,3 %. Le projet de la Commission conduirait dans le cas français, si l’on veut maintenir les recettes budgétaires, à deux taux situés vers le haut de la fourchette, soit un taux normal autour de 19 % et un taux réduit de l’ordre de 9 %. On voit immédiatement le problème : pour maintenir les recettes fiscales, il faut compenser par une hausse des taux réduits la baisse des taux majorés, bref, tordre la fiscalité dans le sens de l’injustice sociale : les produits de base, notamment alimentaires, verraient leurs prix augmenter de 3 %, tandis que les prix des produits de luxe baisseraient de l’ordre de 7 %. Ce basculement aggraverait encore l’évolution de la répartition des revenus dans le sens de l’injustice. Et A&B, qui ne sont pourtant pas des critiques radicaux du capitalisme, soulignent que cette « concurrence des fiscalités » aurait pour effet de « détaxer les riches et surtaxer les pauvres ».

C’est en effet sous tous ses aspects que cette logique débouche sur la régression et l’injustice. C’est facile à comprendre en ce qui concerne la fiscalité du capital, et c’est aussi imparable qu’une loi physique : le capital est attiré par les zones à faible imposition et à forte évasion fiscale, et ses mouvements servent de levier à l’alignement vers le bas des législations, à partir du moment où est instaurée la libre circulation des capitaux. Ce qui se passe avec les taux d’intérêt confirme cette analyse : ceux-ci, pour attirer les capitaux, doivent constamment s’aligner vers le haut. A&B sont très clairs sur ce point : « la logique de la concurrence des fiscalités souveraines entre états européens aboutira à favoriser l’évasion fiscale dans des proportions telles qu’elle équivaudra à exonérer d’impôt sur le revenu la grande majorité des produits du capital, à commencer par les gros portefeuilles....Cette logique de la concurrence fiscale apparaît donc comme une logique de régression de la justice fiscale »

Il faut bien voir qu’il s’agit sans doute là de la fonction centrale de « 1992 » : en organisant la confrontation sur tous les marchés entre les systèmes nationaux de rapports sociaux, il s’agit de créer une tendance à l’alignement sur les situations les plus défavorables pour les travailleurs. Les mauvaises relations sociales chassent les bonnes.

L’Europe capitaliste contre les besoins collectifs.

Le salaire se compose de deux parties : le salaire direct, qui s’échange contre des biens et services vendus sur le marché, et le salaire indirect qui débouche sur des consommations collectives. Les impôts payés par les salariés leur reviennent au moins en partie, sous forme de services de santé ou d’éducation, de mise à disposition d’équipements collectifs, d’aménagement de l’environnement, etc.

Dans les deux cas, la mise en place de l’Europe capitaliste va faire pression à la baisse. Mais cet effet ne saurait jouer de manière homogène : l’attaque contre le salaire socialisé, sous prétexte d’anti- étatisme, sera principalement dirigé contre les dépenses publiques excessives.

La tendance sera donc à l’alignement vers les modes de satisfaction des besoins les plus privatisés, et cette distorsion est lourde d’implications : « Au total, on découvre, sans qu’aucun débat démocratique nous en ait prévenus, qu’un spectre se cache derrière le fascinant écran du Marché unique, celui d’une non-Europe de la décision politique, inévitablement conduite, par son non-être, à dispenser d’impôts les riches pour surtaxer les pauvres... Comme c’était le cas de l’Ancien Régime, il y a tout juste deux siècles, à la veille de 1789 »

Outre l’injustice fondamentale qu’elle implique et le fait qu’elle ne résulte évidemment pas d’un choix démocratique, une telle distorsion ne correspond pas aux aspirations des travailleurs quant aux besoins les plus essentiels. Mais, bien sûr, cette réorientation répond bien aux critères de la production capitaliste et aux exigences des grands groupes multinationaux : c’est la fonction non avouée de l’Acte Unique.

Les obstacles à l’unification de l’Europe.

L’Acte Unique ne représente pas une solution à la crise actuelle du capitalisme, à l’échelle européenne. La première raison, sur laquelle on ne s’étendra pas ici, est que la réponse apportée par une plus grande intégration économique n’est pas à la mesure de cette crise : elle n’est pas suffisante pour faire reculer le chômage, et ne contribue qu’à la marge à la mise en place de nouveaux supports à l’accumulation capitaliste. L’intégration elle-même se heurte à certaines limites, qui sont particulièrement perceptibles du côté des relations monétaires et financières. On s’aperçoit que le processus d’intégration n’est pas continu, mais ressemble plutôt à un escalier dont les marches seraient plus ou moins élevées. La marche de l’échange de marchandises est pratiquement franchie, mais celle qui vient ensuite représente un seuil élevé, et sans doute un obstacle durable.

L’Europe capitaliste va rapidement se trouver confrontée à la question de la monnaie unique, ce qui, logiquement, ouvre la porte à la question de l’Etat unique.

Partons de ce point éventuel d’arrivée, pour prendre les choses à rebours : quelles sont, dans l’Europe de l’Ouest, les fondements économiques de l’existence d’Etats séparés ? Pour s’en tenir à la sphère économique, la réponse renvoie à trois dimensions fondamentales de l’intervention de l’Etat. L’Etat, en premier lieu, entretient avec les capitalistes de son pays des liens spécifiques par ses aides et subventions, sa politique fiscale, ses commandes, la mise en place d’un secteur nationalisé, ses orientations en matière de recherche et de formation, sa politique de change, etc.

L’internationalisation de la production ne distend pas vraiment ces liens : même les firmes les plus internationalisées conservent une base nationale. C’est évident pour les entreprises des Etats-Unis ou du Japon. Mais c’est peut-être encore plus vrai en Europe : malgré tous les accords, les fusions, les filiales communes même, il n’existe pas en réalité de multinationale vraiment européenne, qui ne soit pas avant tout allemande, italienne ou anglaise. Avant d’être européenne, Renault est une entreprise française, Olivetti une entreprise italienne, etc.

L’Etat, et c’est une autre de ses fonctions d’ordre économique, est l’organisateur et le codificateur des rapports sociaux : le droit du travail, la mise en forme du rapport salarial, les modalités de contrôle de la classe ouvrière sont de son ressort. Et ce qui frappe en Europe, c’est la diversité des histoires nationales, et par conséquent les grandes différences que l’on peut constater d’un pays à l’autre, en ce qui concerne par exemple la protection sociale : dans ce domaine, la France se caractérise par une socialisation plus grande du salaire et, en même temps, par une sensibilité très forte des travailleurs à tout essai de revenir sur leurs acquis en la matière. On grignote la Sécu, mais toute tentative d’une offensive frontale déclenche une levée de boucliers et une mobilisation extrêmement puissante.

Enfin, l’Etat est en économie l’instrument régulateur à court et moyen terme. Ses orientations sont largement déterminées en la matière par les traits particuliers de chaque Etat quant aux modalités de l’accumulation et de la gestion des rapports sociaux. Mais il conserve une marge d’autonomie et d’appréciation quant aux priorités. Pour prendre un exemple, le fameux « différentiel d’inflation » qui existe entre la France et l’Allemagne - et que l’austérité a finalement réussi à réduire notablement - renvoie en grande partie aux modalités différentes de la conflictualité sociale entre les deux pays.

Maintenir un taux d’inflation faible est peu coûteux en Allemagne, en termes de rigueur salariale, par rapport à ce qui peut exister en Italie, en Grande-Bretagne ou en France. Ces situations relatives peuvent de plus être modifiées selon la conjoncture de chacun des pays. En d’autres termes, la meilleure politique du point de vue de la bourgeoisie, n’est jamais, à un moment donné, la même dans tous les pays européens. Ceux-ci ne sont pas des marchés qu’il suffirait d’additionner les uns aux autres pour constituer une grande puissance économique - seuls les statisticiens sont capables, sur le papier, d’une telle prouesse - ce sont des formations sociales, c’est-à-dire un ensemble spécifique de rapports sociaux.

L’Etat et la monnaie.

Et la monnaie dans tout cela ? Elle est, justement, l’un des instruments importants d’homogénéisation d’un espace économique. Un pays qui en vient à adopter une autre monnaie que la sienne n’existe plus de manière réellement indépendante et, réciproquement, toute intégration qui a atteint un certain stade doit franchir le pas de la monnaie commune.

Or, l’Ecu n’est pas cette monnaie commune, comme l’expliquent bien A&B : « L’Ecu n’est pas une monnaie. Si l’on appelle monnaie un instrument de paiement émis par une banque centrale, on voit bien que l’Ecu ne répond à aucun de ces deux critères : on ne peut rien acheter en Ecu dans un magasin et il n’existe pas de banque centrale européenne »

. Dans ces conditions, l’Europe se trouve à la croisée des chemins : ou bien le maintien actuel du Système Monétaire Européen ; ou bien le passage à la monnaie commune. Le statu quo n’est pas possible de manière durable : depuis sa création en 1979, le SME a stabilisé la situation relative des monnaies, avec les effets favorables que cela a pu avoir sur le développement des échanges, mais on arrive au point où il devient contre-productif. On est en train de s’apercevoir que l’Europe s’organise de fait comme une zone mark et que la stabilité monétaire a pour contrepartie un durcissement de la contrainte extérieure pour les autres pays, et ceci surtout dans le cas français.

Par ailleurs, l’Acte Unique introduit, c’est d’ailleurs sa méthode, un déséquilibre fondamental par rapport à la situation actuelle. Il vise en effet à instituer la liberté de prestation de services en matière financière, autrement dit, comme l’explique un ancien Directeur du Trésor, « la faculté offerte à tout intermédiaire financier établi n Europe d’offrir directement ses prestations partout ailleurs dans la CEE sans être nécessairement établi dans le pays où il offre ses prestations et - c’est le point essentiel - sans être régi par d’autres règles et d’autres autorités de contrôle que celles de son pays d’origine »

Si l’on combine cette possibilité nouvelle, qui est un énorme cadeau aux banques japonaises et américaines, avec la libre des circulations de capitaux prévue pour 1990, alors on aboutit à un bouleversement considérable de l’espace financier européen : un particulier ou une entreprise française auront le droit de détenir son épargne ou sa trésorerie dans n’importe quel institution bancaire. Cela veut dire que l’on peut choisir sa monnaie.

Mais cela revient très vite à dire qu’il n’y a plus de place pour plusieurs monnaies. La réalisation du marché unique en matière financière débouche « sur une situation aussi incohérente qu’irréversible. Il y a incohérence à vouloir le marché unique sans monnaie unique ... Ces deux mots sont une énormité. Mais la concurrence des monnaies dans un espace ouvert à la libre circulation des capitaux, et lié par l’engagement de stabilisation des parités que fonde le SME, constitue une énormité pire sans doute »

Il faut encore franchir un pas de plus et montrer ce que le principe de monnaie unique implique : en premier lieu, la possibilité de mener dans un tel cadre une politique économique qui ne soit pas coordonnée avec celle des autres pays est considérablement réduite, jusqu’à n’être plus qu’une fiction. Mais ce n’est pas tout : « Dans une zone monétaire unifiée, si l’on veut éviter des inégalités régionales insupportables, des crises sectorielles et des chocs sociaux, il faut un budget commun exerçant des effets de compensation et permettant des transferts d’autant plus importants que le domaine de compétence du budget commun est plus étroitement limité....Lâchons le mot : on n’obtiendra pas le minimum de stabilité et d’équité requis tant par notre tradition que par les défis qui nous attendent, sans un état minimum européen »

C’est là qu’on retrouve l’Etat, et une thèse différente de celle d’Albert et Boissonnat, que l’on a suffisamment cités ici pour avoir à montrer en quoi on ne peut les suivre jusqu’au bout de leur raisonnement. Leur conclusion est en effet la suivante : « L’Europe de 1992 lance le Marché unique à l’assaut des Etats nationaux. Elle va les démanteler. Mais l’anarchie qui en résultera peut avoir deux conséquences. Ou bien les peuples prendront peur et ils se révolteront contre ce désordre, reconstruisant ici ou là des fortins pour se protéger....Ou bien les responsables sauront construire les fondations d’un Etat multinational minimum, et un nouvel ordre naîtra du désordre »

On n’attendait évidemment pas de nos deux chroniqueurs l’esquisse d’une Europe des travailleurs qui pourrait se construire sur d’autres bases que « le maximum de libertés pour le capital, le minimum de salaire pour les travailleurs » ; cependant, leur propre démonstration souffre d’une incohérence interne que l’on pourrait qualifier de volontarisme réformiste. Leur raisonnement est en effet à peu près celui-ci : puisque l’Etat commun est nécessaire à la résorption des déséquilibres créés par le processus d’intégration économique, on saura bien, le moment venu, inventer les moyens de le mettre en place. Variante angélique et sociale : l’Europe qui se construit risque bien d’être celle de la régression sociale - ce serait « tant pis pour les pauvres, les chômeurs et tous les faibles » - mais, parce qu’une telle perspective n’est pas réjouissante, alors il faudra bien injecter, et on saura le faire, une dose de social curieusement baptisée « mutation institutionnelle de type fédéral ». Mais l’existence de contradictions n’entraîne pas automatiquement le moyen de les dépasser de manière positive, et le scénario le plus plausible à moyen terme est plutôt celui d’un blocage du processus d’intégration, en raison de la faiblesse relative de l’économie européenne.

Les limites de l’intégration européenne.

Malgré le bluff organisé autour de « 1992 », l’ouverture des échanges est déjà à peu près réalisée : depuis le début des années 70, le commerce intra-communautaire s’est développé de manière importante, plus rapidement même que les importations en provenance des pays extérieurs à la CEE.

Au lieu de promettre des miracles, on pourrait regarder de près ce qui s’est passé depuis quinze ans de ce point de vue. Ce grand dynamisme commercial n’a pas empêché l’Europe, durant cette même période, de se transformer en l’Europe du chômage : de 2,7 % en 1973, le taux de chômage est passé à 11,7 % en 1987.

De plus, la manière même dont s’est réalisée cette intégration jette quelques lumières sur la façon dont pourrait continuer le processus. Il y a même des experts sérieux à la Commission des Communautés Européennes, et leurs travaux montrent que ce bon résultat global recouvre des réalités sectorielles moins optimistes. C’est sur les produits dont la demande croît le plus faiblement que la CEE résiste le mieux à la concurrence étrangère, principalement dans le cas des produits alimentaires qui bénéficient de la politique agricole commune ; mais, pour les produits à forte croissance de la demande, comme l’informatique ou l’équipement industriel, les importations en provenance du Japon ou des Etats-Unis ont connu une croissance rapide.

Autrement dit, l’intégration européenne, réelle, se réalise pour l’essentiel dans les secteurs de l’industrie les moins dynamiques, les plus traditionnels, ceux dont le contenu technologique est le moins élevé. Ce manque de compétitivité de l’économie européenne prise comme un tout se retrouve aussi du côté des exportations et, en général, sur tous les indicateurs : croissance plus lente, investissement en retard, dépenses de recherche-développement inférieures et pas assez concentrées.

L’Europe se situe un peu vis-à-vis des Etats-Unis et du Japon, comme la France vis-à-vis de l’Europe du point de vue de la spécialisation de l’industrie.

Globalement, par rapport au reste du Monde, l’Europe est déficitaire, même si ce déficit reste inférieur à celui des Etats-Unis. Enfin, entre 1979 et 1987, le poids des exportations européennes dans le total mondial est passé de 34 à 27,5 %, au profit principalement du Japon et des nouveaux pays industrialisés d’Asie.

C’est pourquoi, si la libre circulation des capitaux et des marchandises est une bonne chose - en tout cas pour le capitalisme en général - l’ouverture européenne pourrait bien se transformer en aubaine pour les banquiers et les industriels des pays concurrents. Sur le papier, la CEE est une grande puissance économique, mais c’est en fait un colosse aux pieds d’argile. Faire croire qu’en rendant possible la vente de sirop de cassis français aux allemands - c’est un arrêt célèbre de la juridiction européenne - on va freiner les importations de micro-ordinateurs de Corée, ou de machines automatiques des Etats-Unis, c’est conserver un point de vue mercantiliste étroit qui ne correspond pas à la situation actuelle. En pleine crise du capitalisme, se déroule une guerre industrielle pour les marchés, dont l’issue ne dépend pas vraiment de l’heure d’attente à la douane franco-belge. Dans cette guerre, l’Europe est mal placée, « 1992 » ou pas, en ce sens qu’elle aura plus de mal à assurer une croissance soutenue, et à créer des emplois.

Ce qui pourrait renforcer le capitalisme européen, ce serait son homogénéisation au moyen de politiques macro-économiques coordonnées, et sa concentration autour de grands groupes européens.

Mais aucune de ces conditions n’est vraiment remplie, et c’est pourquoi on ne peut parler d’un capitalisme européen, alors qu’il existe un capitalisme japonais ou nord-américain. La non- coordination des politiques économiques fait que l’on doit aligner les croissances nationales vers le bas pour assurer la stabilité monétaire, au détriment de l’investissement et de la croissance qui constituent le socle d’une meilleure compétitivité. Quant aux firmes issues de l’Europe, il est clair qu’elles n’intègrent pas la dimension européenne, si ce n’est par leur participation au chœur des lamentations sur les formalités de douane, les charges excessives, et la dictature des normes. Mais pour l’essentiel, c’est-à-dire leur stratégie propre, elles ont tout intérêt à passer des accords privilégiés avec des firmes japonaises et nord-américaines : de cette manière, elles accèdent à d’autres marchés, et à d’autres sources de technologie, autant d’avantages que ne saurait leur procurer une orientation purement européenne.

Le « Grand Marché » ne constitue donc pas une réponse européenne à la crise capitaliste et, plutôt que de correspondre à une accélération du processus d’intégration, les prochaines années risquent bien de marquer son enlisement progressif. Par ailleurs, même si, globalement, « 1992 » ne fera pas de mal, l’opération va introduire de telles perturbations au niveau des branches, des régions, des professions, des pays et des classes sociales que le résultat risque d’aller à l’encontre des résultats recherchés, même d’un point de vue capitaliste. Il est d’autant plus paradoxal de constater à ce sujet que la France est à la fois le pays où, semble-t-il, on fait le plus de tapage autour de 1992 et aussi celui qui est sans doute l’un des moins bien placés pour tirer son épingle du jeu. (voir Encadré n°2)


Encadré n°2

La France mal placée

La France ne tire pas bien son épingle du jeu européen. Sur le plan monétaire, le franc est, après le mark, la principale monnaie européenne, la livre sterling n’en faisant pas partie. L’équilibre du SME est donc essentiellement lié à la parité franc/mark.

Celle-ci s’est stabilisée, mais au prix d’un bridage de la croissance française, et de taux d’intérêt plus élevés : croissance moindre, sinon le déficit extérieur viendrait par trop peser sur le cours du franc, et taux d’intérêt plus élevés pour garantir les capitaux étrangers placés en France contre le risque de change. Dans l’Europe actuelle, la croissance française doit durablement rester inférieure à celle de l’Allemagne ; chaque fois que cette règle n’est pas respectée, le déficit commercial se creuse en raison de la mauvaise spécialisation de l’industrie française et de sa faible compétitivité.

Dans l’Europe de « 1992 », la France se trouverait prise en tenailles entre l’Allemagne et ses biens d’équipement, et les pays du Sud (Portugal, Espagne, Grèce et Italie) à main œuvre moins chère, tandis que ses marchés publics seraient la cible principale de ses concurrents étrangers. Dans ces conditions, un transfert de ressources vers ses partenaires serait plausible, et même, il n’est pas impossible que la nécessité de freiner la croissance face à cette hémorragie commerciale transforme la France en frein de la croissance européenne.

Cette faiblesse structurelle se retrouve au niveau de la spécialisation industrielle. Le Nouvel Economiste du 9 Mars 1988 résume ainsi une étude de l’agence européenne de Data Resources, que les experts de Delors n’ont pas intégré à leurs rapports, et pour cause : « En surface, c’est-à-dire pour l’ensemble de la Communauté, le grand Marché ne change pas grand-chose...Mais si l’on plonge à un niveau plus détaillé, cette mer d’huile prend des allures cataclysmiques...Les économistes de DRI notent aussi que les 7 % de secteurs qui connaissent une croissance non compétitive (c’est-à-dire avec un recours accru aux importations) sont quasiment tous concentrés en France....Conséquence : notre commerce extérieur reste déficitaire, le marché unique apportant un gain de 1,9 % pour les exportations, mais stimulant les importations de 4,3 %.Et même si la croissance du PIB s’épaissit d’un petit point, même si les prix diminuent de 2,5 %, le taux de chômage hexagonal flirte avec les 12 % à l’horizon de 1995. A cette date, la position de la France est la plus difficile parmi les grandes économies européennes, notent les experts. »


Pour l’Europe des travailleurs.

Face à « 1992 », quelle doit être l’attitude des travailleurs ? Le premier écueil à éviter, c’est le repli nationaliste autour d’une ligne de « produisons français ». C’est une position réactionnaire, au sens propre du terme, car elle cherche à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire du capitalisme, sans même proposer de rupture avec lui : les capitalistes nationaux ne sont plus viables, et seule la perspective socialiste permet de dessiner un autre processus d’internationalisation. Et surtout, il y a un danger de convergence idéologique de fait avec les vrais réactionnaires du Front National ; dans le contexte actuel, le « produisons français » est déjà suffisamment ambigu pour ne pas enfoncer le clou.

L’illusoire défense de l’indépendance nationale (du capitalisme français) risque vite de déboucher sur la résurgence de thèses proprement nationalistes dont les travailleurs n’ont rien de bon à attendre. Il faut prendre l’exacte mesure de « 1992 » et ne pas laisser croire qu’il s’agit d’une échéance incontournable, à laquelle il faudrait s’adapter au mieux possible. Le meilleur moyen de relativiser les choses, c’est de regarder des pays comme l’Autriche, la Suède ou la Suisse qui ne sont pas engagés dans la construction du grand marché et ne considèrent pas leur avenir avec plus d’inquiétude que d’autres. Il s’agit en réalité d’un processus continu, plus discret, déjà engagé : tous les jours, la jurisprudence européenne travaille, en fonction de ses objectifs, à transformer le paysage économique.

Il faut dénoncer l’utilisation de l’échéance fictive pour faire pression contre les acquis sociaux des travailleurs. De ce point de vue, les centrales syndicales ont une grande part de responsabilité. D’une part, elles suivent des orientations qui ne correspondent pas aux intérêts des travailleurs, de refus abstrait et irréaliste pour la CGT, d’acceptation béate de la CFDT, mais surtout elles accumulent un retard considérable quant à l’analyse des processus réels, et surtout dans l’organisation des travailleurs. Les patronats et les bourgeoisies sont, sur ce terrain, bien plus internationalistes que des confédérations incapables d’impulser organisationnellement comme sur le terrain des luttes la coordination des travailleurs. Alors que les patrons de la sidérurgie européenne planifient conjointement leur production (et leurs licenciements), les travailleurs de la sidérurgie n’ont pas eu l’occasion de mener par exemple une grande action pour les 35 heures au niveau européen. Le danger est grand, dans le contexte créé par « 1992 », de voir se créer un climat de concurrence entre les travailleurs européens, sous l’égide de leurs entreprises, et au profit exclusif de leurs patronats respectifs. Mais cette perspective est un défi, car on ne peut la contourner, ni se contenter de combats défensifs : on ne peut le dépasser - et c’est vrai de la crise capitaliste en général - qu’en s’appuyant sur la légitimité d’un projet permettant de dépasser positivement les critères étroits du capitalisme.

Face à l’Europe capitaliste néo-libérale, la tâche des révolutionnaires est d’œuvrer à l’émergence de la perspective des Etats-Unis socialistes d’Europe qui constituerait réellement une sortie de la crise par le haut et une unification riche de progrès, et non de nivellement social par le bas. Sur le plan économique, ce projet s’organise autour de trois axes essentiels :

• la rupture avec le capitalisme : produire selon les besoins en planifiant cette production au niveau sectoriel et régional est un objectif qui ne prend tout son sens qu’à l’échelle d’un ensemble économique suffisamment vaste. La mise en route d’un tel projet à l’échelle d’un seul pays européen serait gêné par un environnement hostile, et ne pourrait s’approfondir qu’en s’élargissant à un groupe de pays au moins.

• cette Europe-là serait celle des travailleurs, en ce sens qu’elle se donnerait comme objectif prioritaire d’améliorer leurs conditions de travail et de vie, en les homogénéisant par le haut, en réduisant les différences d’acquis, et non en se servant de celles-ci pour faire reculer globalement leur situation.

• une telle Europe serait à même de modifier profondément les rapports qu’elle entretient avec le Tiers-Monde, en jetant les bases d’une coopération différente, ayant comme préoccupation principale le niveau de vie des peuples des pays dominés. « 1992 » n’est un projet exaltant que pour les sociaux-démocrates à la Delors, pour les technocrates européens perdus dans l’imaginaire de leurs rapports truqués. Les travailleurs n’ont pas grand-chose à en attendre, sinon une offensive supplémentaire contre leurs acquis. Seule une Europe socialiste constitue une alternative réelle à l’Europe du chômage.

Maxime Durand

Critique communiste, Spécial Europe, décembre 1988.

NOTES :

1 François Mitterrand, « Lettre à tous les français », Libération du 7 Avril 1988.

2 « 1992 : la nouvelle économie européenne », Economie Européenne n°35, Mars 1988.

3 Jérôme Vignon, « Sept ans pour construire le vrai marché commun », revue du CEPII n°25, 1er trimestre 1986

4 Michel Catinat, « Radioscopie du Grand marché intérieur européen », revue du CEPII n°33, 1er trimestre 1988.

5 Michel Catinat, op.cit.

6 Michel Albert et Jean Boissonnat, Crise, Krach, Boom, Le Seuil 1988. (A&B dans la suite du texte).

7 A&B, op.cit.

8 Jean-Michel Charpin, « L’harmonisation des TVA européennes », revue du CEPII n°33, 1er trimestre 1988.

9 A&B, op.cit.

10 A&B, op.cit.

11 A&B, op.cit.

12 Daniel Lebègue, cité par A&B.

13 A&B, op.cit.

14 A&B, op.cit.

15 A&B, op.cit.


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