SOCIALISME ET CAPITALISME Une thèse et une antithèse sans synthèse (par Daniel Vasseur-délégué national du Parti socialiste chargé des affaires économiques)

mardi 15 janvier 2008.
 

Ce texte a été rédigé et mis en ligne sur le site du Parti Socialiste dans le cadre des débats de la fin 2007 sur "Les socialistes et le marché".

Métaleurop, Daewoo et, de manière plus générale, les licenciements pour convenance boursière témoignent de la violence du capitalisme lorsque les actionnaires décident arbitrairement de mettre fin aux activités d’un site. Depuis le XiXe siècle, tout en survivant aux multiples crises qui l’ont ébranlé, le capitalisme continue à imposer une logique qui mène irrémédiablement à distendre le lien social. Daniel Vasseur insiste ici sur la distinction entre économie de marché et capitalisme. Puis il souligne la tâche historique de la social-émocratie dont le rôle reste, selon lui, de combattre ce dernier en tentant de résister à l’extension de sa sphère d’influence et d’empêcher sa tentative d’échapper à tout contrôle d’essence démocratique.

Nous comprenons encore mal le monde dans lequel nous entrons. Les instruments de compréhension de la société capitaliste, conçus pour l’essentiel au XIXe siècle, et de contrôle démocratique de celle-ci, qui lui ont été laborieusement imposés, pour l’essentiel au XXe siècle, paraissent aujourd’hui en partie obsolètes.

Nous avons parfois l’impression d’être entraînés par un courant tumultueux et irrésistible, sans connaître notre destination. Voilà l’origine du succès de fictions voire de thèses reposant sur une vision, paranoïaque du monde, de la série « X-files », à « L’Effroyable imposture » de Thierry Meyssan. Il est vrai que la « conspirationnite » des uns répond au panglossisme des autres, pour qui toute chose nouvelle est bonne par définition.

Cette situation n’est, après tout pas très différente de celle qui prévalait à l’époque où le socialisme a pris forme. Le paradoxe d’un progrès économique qui s’accompagne de régression sociale, la nostalgie d’une société stable et organisée dans des temps de bouleversement, la tendance au retour vers des valeurs traditionnelles et au repli sur les communautés élémentaires (locales, culturelles, ethniques), la généralisation d’un sentiment de dépossession, pouvant se traduire par des bouffées de violence aveugle, ne sont pas sans rappeler le début de la première Révolution industrielle.

Aussi, un retour aux sources et aux fondements du socialisme apparaît-il opportun, pour juger aujourd’hui de son actualité et de son avenir, à l’orée de ce que l’on a appelé un « nouvel âge du capitalisme ». Les rapports du capitalisme avec le socialisme ne sont-ils pas, en effet, au coeur de l’identité du socialisme, le mot lui-même ayant vu le jour dans les années 1830, seulement une décennie après le terme « capitalisme » ? Cette mise en perspective est éclairante. Si l’on ne l’assimile pas à une forme particulière d’organisation de la production, à une alternative au capitalisme, sur le modèle soviétique par exemple, et si on lui redonne le sens plus large qui était le sien initialement, il s’avère que le socialisme fait corps avec le capitalisme, dont il est un peu le frère ennemi. Aujourd’hui, alors que le capitalisme semble régner sans partage, étendant son empire et ses ravages, le socialisme doit donc se montrer plus critique et plus volontariste que jamais. La nouvelle poussée du capitalisme dans le monde depuis une vingtaine d’années, à l’intérieur des sociétés occidentales et dans des pays restés jusque-là à l’écart de l’économie de marché, N’appelle pas de sa part un quelconque mea culpa mais une combativité accrue.

LE CAPITALISME EST-IL L’HORIZON INDEPASSABLE DE NOTRE TEMPS ?

Economie de marché et capitalisme

L’économie de marché est fondée sur l’autonomie des unités de production ; elle suppose la liberté de fixation des prix et des quantités des produits échangés. Or, les sociétés modernes, parce qu’elles sont très diversifiées, parce que leurs frontières internes et externes apparaissent de plus en plus floues, ne peuvent se passer de ce mécanisme de coordination des actions individuelles et de transmission de l’information que constitue celle-ci.

Un système centralisé, en supprimant purement et simplement l’indicateur de rareté relative que constituent les prix, ou en les fixant arbitrairement ce qui revient au même, ne peut qu’entraîner des gaspillages. Par ailleurs si, en l’absence de marché du travail et du capital, il peut s’efforcer de résoudre la question de l’incitation à accroître la production, et plus difficilement à améliorer sa qualité, en ayant recours à des stimulants matériels ou moraux, il se heurtera en définitive à une difficulté structurelle : la désadéquation entre la production et les besoins en biens de consommation. L’autorité centrale ne peut, en effet, en prendre la mesure à l’aide de coefficients purement techniques, comme elle le fait pour les biens d’équipement. Or, même les motivations altruistes et les stimulants moraux finissent par perdre de leur sens et donc de leur force, s’il s’avère que les efforts tendus vers la satisfaction de tous n’atteignent pas leur objectif (1).

Certes, on peut concevoir en théorie une économie de marché sans propriété privée des moyens de production, c’est-à-dire sans capitalisme (modèle qui fit l’objet d’un début de mise en pratique en Hongrie)... mais sans séparation entre moyens de production et l’ensemble de leurs utilisateurs, ils ne sauraient prendre la forme d’un capital à accroître, de sorte que le surplus de production resterait limité, qu’il n’y aurait ni accumulation ni élargissement des besoins. Le « socialisme de marché » alliant propriété sociale, d’une part, liberté des prix et des transactions, d’autre part, ne pouvait induire le développement économique, en l’absence d’incitation à susciter et satisfaire une demande nouvelle. Ainsi, les sociétés traditionnelles pouvaient à la fois pratiquer l’échange et organiser collectivement la production de leurs moyens d’existence, mais il ne s’agissait alors que d’une simple re-production. A contrario, le capitalisme ne pourrait disparaître qu’avec l’objectif de progrès économique, dans le contex te d’une surabondance de biens (nécessairement subjective) telle qu’elle rendrait superflu le souci d’augmenter la production, l’application de la loi de la valeur et le calcul économique.

L’aliénation par le travail

Dans l’état des techniques et des besoins actuels, il apparaît donc impossible d’annuler totalement l’écart entre la réalité sociale et le monde vécu, entre la valeur d’échange et les aspirations subjectives, c’est-à-dire de supprimer l’aliénation du travail propre aux sociétés complexes. Les besoins de chacun, comme producteur et consommateur, doivent prendre des formes réductrices, respectivement du salaire et de la demande solvable. La tendance à l’individualisation du social, conséquence de l’approfondissement de la division du travail au sein de l’économie capitaliste et, en particulier de sa tertiarisation et de sa financiarisation, qui en constituent deux formes, ne fait d’ailleurs que renforcer la domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage, et le sentiment d’aliénation qui en découle.

Autrement dit, il semble vain de vouloir faire du travail le moyen pour chacun de produire son milieu et de se produire lui-même, c’est-à-dire de s’épanouir et de devenir un « homme complet », ce qui supposerait d’ailleurs, en sus de la suppression de la propriété privée des moyens de prouction également celle de la division du travail, comme l’envisage explicitement Karl Marx dans un des rares passages qu’il consacre à la future société communiste. On ne peut pas faire l’économie de la différenciation entre économie, social, politique... pourtant à bien des égards frustrante et mutilante, et la reconnaissance de cette tension entre économique et social constitue un des fondements idéologiques des partis sociaux-démocrates, les distinguant des partis communistes. Elle est elle-même le résultat d’une histoire et d’un apprentissage, dont il faut prendre la mesure.

À cet égard, pour témoigner de cette visée de transformation du travail chez les premiers socialistes (et de l’importance de cette question pour eux, bien trop négligée depuis), on peut s’appuyer sur la citation suivante de Louis Blanc, particulièrement illustrative, tirée de la fin de la description qu’il fait de la préparation de la fête de la Fédération (14 juillet 1790) : « Cette théorie du travail attrayant, loi certaine de l’avenir et que l’esprit réformateur de notre XIXe siècle a si puissamment mise en lumière, elle fut appliquée alors d’une manière presque fortuite, d’instinct et avec quels admirables résultats ! Non seulement des travaux qui semblaient devoir coûter des années se trouvèrent achevés en une semaine ; mais pendant tout ce temps, le niveau de l’humanité parvint et se maintint à une élévation extra-ordinaire. Car, au sein d’une confusion apparente, à peine descriptible, l’ordre observé fut admirable. Nul propos injurieux, nulle querelle. Dirigeait les travaux qui s’en jugeait capable ; les autres obéissaient. Dans l’innombrable foule rassemblée là au hasard, il n’y avait pas une sentinelle, et l’on ne signala ni un homme en état d’ivresse ni un voleur ( ... ) Il a donc son point d’honneur comme la guerre, le travail ! Exception, direz-vous ? Et pourquoi de l’exception ne s’étudierait-on pas à faire la règle ? ». Une telle transmutation du travail permettrait de dissocier la rémunération de chacun de sa contribution au processus productif (« de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » - autre formule de Louis Blanc), c’est-à-dire de surmonter la mesquinerie et l’égoïsme.

Comme on le voit, ce socialisme n’allait pas sans enthousiasme ni messianisme. Le sacrifice de cette espérance est très lourd. Il doit être aussi éclairé ; il nous semble qu’on ferait fausse route en jugeant que le réalisme doit consister à faire table rase de ce passé, ne serait-ce que parce que ce passé est une réalité, qu’il témoigne d’une aspiration noble et légitime, par ailleurs encore bien vivace. Il s’agirait plutôt de l’articuler à un nouveau projet. D’ailleurs, Louis Blanc n’affabule pas, et il fournit effectivement un exemple de réalisation de soi dans et par l’activité socialisée, qui ne peut que donner à méditer.

En particulier, s’il faut abandonner l’espoir de « désaliéner » le travail - ce qui ne veut naturellement pas dire qu’il n’y ait pas beaucoup à faire pour le rendre moins contraignant -, il s’agira désormais de libérer du travail et de favoriser l’épanouissement de l’individu dans toute la sphère extra-professionnelle, dont l’importance doit être réévaluée. Il y retrouve autonomie, et y échappe à la spécialisation. Si nous admettons que travail socialisé contient une part d’aliénation irréductible, et qu’il n’y a, a priori, pas de salut dans un au-delà du capitalisme, c’est-à-dire dans une société communiste où l’on serait tantôt pêcheur, tantôt chasseur, etc., au gré de son humeur -selon la formule de Karl Marx - il faut bien en conclure que diminuer le temps de travail est une des seules formes de révolution viable et pacifique pour nos générations - et la forme la plus lucide et la plus radicale de lutte contre le capitalisme... Encore faut-il naturellement que le « loisir » ne devienne pas lui-même aliénant, ce qui exige aujourd’hui de lutter contre l’emprise de la sous-culture mercantile, ou, plus généralement, de définir les contours d’une écologie de l’esprit et d’une politique culturelle socialiste du XXIe siècle, à l’adresse de tous les citoyens

LE CAPITALISME EST DONC AUSSI L’ADVERSAIRE IRRÉDUCTIBLE DES SOCIALISTES

Actualité de l’opposition capital-travail.

Si l’opposition capital-travail n’épuise pas la question de la vie en société et s’il y a d’autres combats à mener, ce qui constitue une autre leçon essentielle de près de deux siècles de socialisme, la figure de ce conflit pour le partage de la valeur ajoutée et le pouvoir dans l’entreprise ne s’est pas effacée et ne s’effacera jamais.

Il est dans la nature des choses, en régime capitaliste, de chercher à maximiser le profit, ce qui peut se faire en introduisant sur le marché des produits innovants afin de jouir d’un monopole au moins temporaire, ou en modernisant les processus de production pour améliorer l’efficacité des installations et des équipes de travail -c’est-à-dire a priori en promouvant un certain progrès. Cependant, on peut tout aussi arriver à ses fins en minimisant les salaires (en les réduisant, ou en refusant de les revaloriser à la mesure des gains de productivité) ou en intensifiant le travail. A vrai dire, il y a même lieu de penser que si la seconde voie est ouverte, elle aura la préférence du capitaliste car elle est de beaucoup la plus simple et la moins risquée.

Il ne faut pas compter sur l’émergence d’une « nouvelle économie » pour faire converger les intérêts des uns et des autres. Ainsi, la diffusion des technologies de l’information et de la communication peut aussi bien se traduire par une autonomie accrue et un enrichissement du travail que par son intensification et une parcellisation encore plus poussée de celui-ci. De même, la plus grande autonomie laissée à certains salariés et l’appel à leur créativité qui caractérisent le « nouvel esprit du capitalisme » selon Luc Boltanski et Eve Chiapello peuvent recouvrir une mise en concurrence accrue entre semblables et une soumission renforcée des salariés à des objectifs fixés par l’entreprise et les propriétaires du capital.

La démocratisation relative des revenus du capital ne remet pas en cause la concentration du pouvoir et de l’essentiel des profits dans les mains d’une minorité - y compris aux Etats-Unis où le capitalisme est le plus « populaire ». La part du salariat d’exécution (ouvriers et employés) reste prépondérante (60% de la population active), le recul des ouvriers étant compensé à due concurrence par la progression de la proportion d’employés. Si les contours des « classes » sont devenus plus flous, et surtout si elles se sont démultipliées en nombreuses sous-catégories, sous l’effet de la diversification des formes de travail, de salariat et de propriété, on doit récuser l’hypothèse qu’elles se seraient dissoutes pour former une vaste classe moyenne, qu’ar gent et pouvoir se distribueraient désormais le long d’un continuum où il serait vain de vouloir tracer une frontière - comme le prétend une certaine pensée sociologique « faible » qui, ne sachant plus faire de distinction pertinente, finit sur- tout par ne plus rien expliquer..

Faire l’éloge de l’invention et de la création d’entreprise, ce n’est pas reprendre à son compte l’opposition simpliste et tendancieuse du MEDEF entre « risquophiles » et « risquophobes ». Si la capacité à innover et à prendre des risques est essentielle au progrès économique, cela ne doit pas masquer le fait que cette capacité tient à un capital intellectuel, symbolique, et social inégalement distribué pour des raisons bien plus sociales que naturelles. Il faut aussi rappeler que l’innovation ne pourrait pas voir le jour sans les salariés. Ils partagent le risque qui lui est associé et, en pratique, faute de capital, connaissent souvent des difficultés personnelles plus graves en cas d’échec.

De même, il serait fallacieux de substituer à ce conflit central un autre clivage (car il ne s’agirait plus d’un affrontement), comme le font certains, entre « exclus » et « inclus » - comme si l’exclusion n’était pas le stade ultime d’un processus de sélection, de précarisation et de dégradation de la condition salariale en général. Il y a bien une dynamique propre au capitalisme en tant que mode de production, à l’origine, directement ou indirectement, d’un grand nombre des phénomènes observables sur le marché du travail mais aussi dans toute la société. La crise urbaine, par exemple, ne reflète pas seulement une mauvaise conception des politiques de logement au cours des années 1960 et 1970, mais bien une dynamique économique et sociale globale, dont elle est en quelque sorte la traduction spatiale.

Le capitalisme et la crise de la modernité

La vieille critique à l’encontre de la « démocratie formelle » retrouve objectivement de la force, alors que les décisions qui mettent en jeu la vie quotidienne des salariés dépendent de plus en plus de détenteurs de capitaux, anonymes ou lointains. On eût dit qu’abandonnant l’espoir de remettre en cause le suffrage universel, certaines puissances économiques ont fait en sorte de le vider de sa substance. Des journaux annonçant de prochaines élections dans des pays du Sud n’hésitent plus à titrer- « Les électeurs oseront-ils défier les marchés financiers ? » -forme capitaliste de la théorie de la souveraineté limitée, autrefois en vigueur dans le glacis du « socialisme réel ». Dans ces conditions, il est assez compréhensible que le taux d’abstention aux élections augmente tendanciellement. Certains comme Patrick Devedjian, s’en réjouissent d’ailleurs ouvertement puisqu’ils y voient le signe d’une grande démocratie pacifiée, sur le modèle américain. Quand elle aura atteint la perfection - la démocratie de marché entièrement procédurale, c’est-à-dire fondée sur le respect de règles immuables et quasi sacrées - les électeurs ne se déplaceront plus du tout et l’on pourra supprimer les élections devenues inutiles. Patrick Devedjian aspire de toute son âme à un rôle de roi fainéant traîné sur un char à boeufs.

En même temps qu’il affaiblit la démocratie comme mode de décision collectif, et donc le lien civique, le capitalisme attise les divisions et la haine entre différentes catégories et communautés, le racisme, la ghettoïsation et les discriminations de toute nature - en entretenant la lutte de tous contre tous, en créant inégalités et injustices. Certes le racisme et le sexisme sont non seulement odieux humainement, mais aussi absurdes économiquement, puisqu’ils conduisent à sous-estimer et donc à sous-utiliser des capacités humaines, de sorte que l’on pourrait s’étonner qu’ils se soient développés de concert avec le capitalisme. Cependant, comme nous l’avons rappelé, la finalité de ce dernier consiste non dans l’augmentation du bien-être social, ni même de la production, comme le prouve nombre de « licenciements boursiers », mais bien dans la maximisation du profit, à laquelle contribue tout ce qui peut diviser les salariés ou justifier une rémunération du travail inférieure à sa valeur.

Enfin, le capitalisme a poursuivi son oeuvre de dissolution des cultures, de la culture, en sacrifiant systématiquement le symbole à la fonction, et le besoin à la demande. Il entraîne perte du sens et d’identité - au risque de l’apparition de nouvelles idoles barbares qui viendraient combler superficiellement ce manque à être, ou du déchaînement d’une folie nihiliste à l’image de la tuerie de Nanterre, Richard Durn, ou la logique du marché arrivée à son stade ultime : « Je ne suis pas compétitif, donc je me supprime - mais que ce soit pour que l’on parle enfin de moi à la télé ! ». C’était à la fois un bon et un mauvais perdant. Son suicide et ses écrits montrent qu’il avait parfaitement intériorisé cette naturalisation des inégalités et cette réduction du social à l’individuel, caractéristiques de la société de marché. Pourtant, son mépris pour les « gagnants » qu’il voulait tuer, révèle aussi qu’incon sciemment il continuait à considérer cette hiérarchie comme arbitraire et contestable. Une société très inégalitaire, dont tous les membres se ressemblent et se valent à peu près... La solution idéale pour lui eût été de rentrer dans le Loft, mais il n’y avait pas assez de place, alors...

Habermas et les théoriciens de l’école de Francfort ont bien montré que le développement capitaliste s’accompagnait de l’extension continuelle de la rationalité instrumentale au détriment du sens moral et esthétique. Privatisation du monde et de la vie - le néo-libéralisme actuel se présente un peu comme un « stalinisme à l’envers » à tout vouloir privatiser quand le stalinisme voulait tout collectiviser... -, matérialisme, uniformisation, anonymat et inauthenticité se développent au point que l’« homo oeconomicus », loin de se réduire à une simplification abusive pouvant prêter à sourire, doit plutôt être vu comme une utopie totalitaire, fondée à la fois sur la négation de la société et de la personne. La réalisation de cette utopie, en cours, tend à un appauvrissement terrifiant des rapports humains comme de la vie intérieure. La mondialisation, pour l’instant principalement marchande, sert aujourd’hui aussi cette volonté : tout en cultivant un individualisme exacerbé et une diversité sans différence, imposer à tous les mêmes désirs - illimités en nombre mais, en eux-mêmes, étriqués et calculables. Or, si l’homme est un être de désir, il n’est pas « une machine désirante » ...

Un adversaire à contenir en employant des méthodes nouvelles, mais aussi, sans fausse honte, anciennes et bien éprouvées. Il faut commencer par lui éviter de sombrer dans ses propres emportements, qu’il s’agisse :

- de préserver les fondements moraux sans lesquels il s’effondrerait. Pas d’économie de marché et de capitalisme sans respect des contrats et de la propriété, mais rien n’est plus tentant que de tricher pour gagner plus, et plus facilement - comme le montrent de nombreux scandales financiers récents... Pas d’économie de marché non plus sans concurrence ; or, le capitaliste, dans sa recherche du profit le plus élevé et le plus sûr possible, ne déteste rien tant que la concurrence, et la ferait bientôt disparaître s’il ne tenait qu’à lui. Une fois que la vague actuelle de fusions-acquisitions aura balayé le monde entier, songeons qu’il n’y aura plus de frontières à lever pour revivifier la concurrence.

- de remédier à certaines imperfections de marché (myopie, asymétrie d’information, externalités, déséquilibres macro-économiques etc.) qui font qu’il ne parvient pas à l’équilibre, ou que celui-ci ne correspond pas à un optimum social. A cet égard, on peut s’apercevoir que le cas particulier de la théorie - le déséquilibre, les inefficiences de marché - décrit le cas le plus fréquent dans la pratique.

Sans nous étendre sur les déséquilibres macro-économiques et les crises financières internationales à répétition, il convient de souligner que croissance et plein-emploi ne sont même pas synonymes d’efficacité. Un exemple, caricatural quoique bien réel : la pollution, due à la production, induit à son tour des activités économiques rentables, qu’i1 s’agisse de pallier les atteintes à l’environnement ou leurs effets sur la santé des populations (en particulier l’augmentation du nombre de cancers) - toutes activités extrêmement lucratives, à tel point que mettre en oeuvre une approche préventive plutôt que curative lèserait des intérêts économiques très puissants Si le capitalisme se nourrit de ses propres turpitudes, dans un cercle sans rien, il faut bien qu’une limite lui soit imposée de l’extérieur.

A l’échelle mondiale, cela signifie qu’il faut combattre la dictature des marchés financiers et réguler l’économie internationale. La tendance à l’autonomisation de la finance et la circulation à travers le monde d’une masse croissante de capitaux à la recherche de profits à court terme, constitue une contrainte structurelle qui pèse très lourdement sur l’économie contemporaine. On ne peut plus croire que la finance internationale sert avant tout à la meilleure allocation possible de l’épargne à travers le monde. Elle est devenue en partie parasitaire et son développement représente une forme de pourrissement du capitalisme : il participe de la reconstitution d’une caste de rentiers, il bride l’investissement en imposant des rendements exagérés, et la consommation en comprimant le pouvoir d’achat des salariés ; et il incite à des stratégies prédatrices, qui procurent des gains financiers tout en réduisant le potentiel de production. Si la propriété privée des moyens de production implique la rémunération du capital (sinon nul n’investirait ; en fin de compte, ce capital n’existerait pas, et on ne serait donc pas en régime capitaliste), cette dernière peut ne plus servir au renouvellement et à l’élargissement du potentiel de production-dans certaines conditions, l’accumulation du capital peut devenir contradictoire avec le développement des forces productives, dirait-on dans une ancienne terminologie - ce qui apparaît d’autant plus anormal que le capital n’est jamais que du travail passé accumulé, toute production résultant entièrement du labeur et de l’ingéniosité humains.

Il s’agit ensuite de rééquilibrer le rapport de force entre travail et capital au sein des entreprises en faveur du premier. Ceci peut passer par le renforcement de la représentation du personnel dans les organes dirigeants des entreprises, ce qui n’a bien sûr rien à voir avec l’actionnariat salarié, par un durcissement des conditions de recours aux formes atypiques d’emplois, dont l’essor n’est que partiellement imputable à des réalités purement économiques ou techniques.

IL FAUT RÉNOVER LES MÉCANISMES Qui ASSURENT LA REDISTRIBUTION DES REVENUS, POUR LA RENFORCER

« Le progrès technique permettrait d’assurer à la totalité des membres de la société la pleine satisfaction de leurs besoins ». Cette observation ancienne devient tous les jours plus pertinente ; en 2002 des enfants meurent de faim en Argentine, qui continue pourtant à se classer parmi les premiers exportateurs agricoles de la planète.

A cet égard, on doit effectuer un détour théorique essentiel pour faire justice de l’antienne selon laquelle « avant de redistribuer, il faut produire », qui sert à déligitimer la redistribution en l’accusant de pénaliser la production et donc, en définitive, les plus défavorisés aussi. Même si on l’entend souvent dans une version « remixée » par John Rawls, on reconnaît là une vieille figure de la rhétorique réactionnaire, si bien décrite par Hirschman l’effet pervers - aider les plus pauvres, c’est leur nuire.

A la limite, de manière un peu provocatrice, il serait plus exact de dire l’inverse : la distribution précède la production. En effet, il ne peut y avoir de production sans, au préalable, l’accumulation d’un certain capital, fruit d’une production passée ayant déjà fait l’objet d’une répartition Or, à l’évidence, l’inégalité de cette répartition initiale joue un grand rôle par la suite dans l’ensemble du processus, de telle sorte que la distribution finale apparaît largement décidée avant la production elle-même. Par ailleurs, il ne peut y avoir de production sans perspectives de débouchés ; or ceux-ci dépendent de la distribution des revenus et de la fortune dans la population. Assurément une société - ou un monde - inégalitaire ne produit pas les mêmes biens et services qu’une autre qui le serait moins. Chacun sait d’ailleurs que la montée en puissance des prélèvements obligatoires et des transferts sociaux a été une composante importante du développement fordiste des « trente Glorieuses », en participant à la formation d’une demande stable de produits standardisés. La production n’est pas un fait « naturel », antérieur à la distribution , qui serait un fait « social ».

Le capitaliste est, de manière indissociable, le maître de la décision de produire, de l’organisation du travail et de la répartition de la valeur ajoutée. Le droit social peut permettre de limiter les abus mais non de surmonter cette inégalité, et toutes celles qui en découlent, en particulier en matière de revenus, entre capital et travail, ainsi qu’entre salariés, puisque tous les salariés ne se trouvent pas dans la même situation par rapport au capital - loin de là. Dire qu’« avant de redistribuer, il faut produire » signifie qu’on en prend son parti - qu’on juge le niveau de redistribution juste et/ou nécessaire - comme si l’on ne pouvait concevoir qu’un seul état du système de production et de répartition - l’état existant. De fait, certains n’hésitent pas à présenter une situation comme une essence, par exemple en invoquant l’inégale « employabilité » ou productivité des salariés, et ils n’ont d’ailleurs pas entièrement tort de prétendre que « le marché est objectif », celui du travail comme les autres, mais c’est parce qu’il objective un rapport de force.

En un mot, la société capitaliste ne pouvant par construction se réconcilier avec elle-même, elle a besoin d’un arbitre : l’Etat. On nous pardonnera cette banalité, car il apparaissait utile de rappeler ce principe fondateur de la social-démocratie. En effet, il la sépare tant du libéralisme économique, qui nie l’existence d’une contradiction fondamentale au sein de la société, que du communisme, qui nie la capacité de l’Etat de se placer au-dessus de celle-ci. Karl Marx en fait d’ailleurs, en 1875, une critique sévère dans sa « Critique du programme de Gotha »...

Toujours dans le souci de contenir, contrarier, voire contrecarrer de l’intérieur la dynamique même du capitalisme, pour laisser la possibilité à d’autres logiques de se développer, et non se contenter de l’aménager, il convient d’en restreindre le champ, à rebours de sa propension à monétariser et à professionnaliser toutes les activités humaines. C’est là un enjeu de civilisation, une sorte de lutte de l’esprit contre la matière, alors que la sphère de la marchandise s’est étendue depuis une vingtaine d’années à de nouveaux territoires. De fait, certains besoins solvables étant satisfaits, la logique du capitalisme le pousse à chercher de nouveaux territoires à conquérir. Il tend naturellement à tout faire transiter par un marché, à conférer un prix à toute chose, pour qu’elle devienne synonyme de gain possible. Cela signifie, pour commencer, faire rentrer dans le schème production/consommation des activités auxquelles on considérait qu’il ne pouvait pas ou ne devait pas s’appliquer, en particulier parce qu’elles trouvent en elles-mêmes leur propre fin. Ensuite, cela veut dire soumettre à la loi de l’offre et de la demande toutes celles qui relèvent de ce schème, ce qui ne va pas de soi (voir plus haut, le cas des services publics). Dans le même temps, les relations entre les hommes et les objets, y compris conceptuels, étant de plus en plus mécanisées ou automatisées, un grand nombre de salariés se trouvent conduits à chercher un emploi dans de nouveaux secteurs d’activité, qui mettent en jeu les relations entre les hommes eux-mêmes.

On voit donc que tout va dans le même sens, alors même que cette tendance soulève des interrogations fondamentales : l’externalisation sans fin des tâches dites domestiques, c’est-à-dire leur marchandisation, est-elle une voie d’avenir pour nos sociétés ? Ces services ne risquent-ils pas d’être fondés sur l’inégalité ? Il s’avère en effet que ces nouveaux gisements d’emplois ne diffèrent pas toujours beaucoup de la domesticité des siècles précédents. Si certains payent le temps de travail d’autrui, c’est parce que ce dernier vaut nettement moins que le leur et qu’ils peuvent ainsi se décharger de tâches jugées par eux serviles et peu intéressantes - ou devenues telles pour eux dans un contexte social et culturel donné. Enfin, faut-il que certains de ces nouveaux services, quand ils se justifient, se développent sur une base marchande ? Ne serait-il pas préférable de les fonder sur le partage ?

C’est le profit pour le profit parce qu’il faut que le capital se reproduise et s’accroisse, celui qui ne respecte pas cette loi étant condamné à disparaître. Le capitalisme rend vaine la distinction entre l’économique, ou l’utilisation rationnelle de ressources rares en vue de la satisfaction de besoins non-économiques, et la chrématistique d’Aristote, c’est-à-dire la poursuite de l’enrichissement pour lui-même. Le travail pour le travail, parce qu’il faut bien que ceux qui n’ont que leurs bras et leur esprit à louer puissent acheter de quoi vivre. Bref, d’une certaine manière, la « volonté de volonté » dont parlait Martin Heidegger, une forme de fuite en avant pour éviter de se poser les questions essentielles - une forme d’exil dans le monde du « on », où chacun n’est plus lui-même mais le rôle attribué par la machine économique. Le corollaire en est notamment l’abâtardissement de l’éducation du citoyen en formation du producteur, le développement d’un hédonisme de supermarché et d’une gigantesque industrie du divertissement. L’anesthésie générale - « Un peu de poison de-ci de-là, cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir agréablement » (Friedrich Nietzsche) - ou, si elle échoue, le malaise dans la civilisation (« Unbehagen in der Kultur »).

Les absurdités et les errements auxquels peut mener la logique capitaliste nous obligent à repenser dans de nombreux cas le mode de répartition des activités et des revenus, en repartant de la question des besoins humains et sociaux. Les finalités et les moyens du système écono mique constituent l’objet d’un choix démocratique. C’est à lui qu’il revient de fixer l’étendue de la sphère du marché. Dans le moment historique que nous vivons, il n’y a guère de doutes quant à la nécessité de contenir voire de faire reculer la logique marchande et utilitariste, de refuser la férule de l’économie dès qu’elle n’est pas absolument nécessaire. Que le but d’une activité soit cette activité elle-même ! On rejoint par là la vision prophétique de Karl Marx, mais il s’agit cette fois-ci d’un objectif pour la société réellement existante, et non d’une norme pour une société future.

C’est parce que le socialisme s’efforce d’avoir la vision de l’homme et de la société complète globale, donc aussi équilibrée, n’occultant aucune de leurs dimensions, qu’il propose des solutions elles-mêmes globales et équilibrées. Le socialisme est une écologie élargie aux rapports sociaux, comme on peut dire que l’écologie est un socialisme étendu aux rapports de l’homme avec la nature. Dès l’origine, le mouvement ouvrier a voulu mettre des bornes à la concurrence et limiter la course au profit, dans le souci de défendre l’impératif de solidarité et de favoriser le développement des activités désintéressées. Il faut insister sur le fait que le mot « socialisme », né dans les années 1830, vient de « social » dans son sens le plus général, de l’accent mis sur la dimension sociale de l’existence humaine et non de « socialisation des moyens de production ». Ce n’est que plus tard qu’il devint synonyme d’un système de production particulier, différent du capitalisme et ayant vocation à s’y substituer.

Renoncer à cette perspective n’est donc pas trahir l’identité socialiste mais, d’une certaine façon, la retrouver, ce qui peut expliquer qu’aucune actualisation idéologique n’ait ouvert la voie à un débat, parmi nous, sur un éventuel changement de nom de notre parti.

Pour mettre l’accent sur la production de la société par elle-même, le socialisme ne s’est jamais contenté de prendre le contre-pied, de façon simpliste, de l’individualisme libéral, en affirmant un quelconque primat de la société, ou du tout sur la partie, mais s’est toujours efforcé de surmonter, ou de limiter au maximum, la contradiction qui peut exister entre individu et société. Il considère l’épanouissement de l’individu comme une de ses priorités, mais il est clair qu’en ce début de XXIe siècle, notre société ne souffre pas d’un excès de collectivisme... et, plus fondamentalement, que la conception socialiste de la liberté diffère de celle des libéraux en ce qu’elle repose sur l’idée d’un développement de toutes les capacités humaines, que ne permet absolument pas l’individualisme institutionnalisé.

Tout autre, en effet, est la philosophie libérale basée sur une vision pessimiste de l’être humain, qui serait essentiellement mû par les goûts du luxe, du lucre et du pouvoir, ce qui justifierait d’organiser la société en sorte que ces tendances s’expriment sous des formes acceptables - à l’exclusion de la violence, de la tromperie et du vol voire, involontairement, au bénéfice d’autrui, grâce à la « main invisible » du marché. Nous ne pouvons évidemment faire nôtre ce cynisme, quant à la « nature humaine », mêlé d’angélisme quant aux vertus du marché. Au surplus, parier sur ce qu’il peut exister de plus mauvais a pour corollaire le sacrifice délibéré de ce qu’il peut y avoir de meilleur, la promotion d’un certain type humain et l’écrasement des autres, et accepter bientôt le spectacle obscène de l’argent triomphant, et avec lui, celui de l’avidité, de la soif de dominer et d’humilier.

A cet égard, on peut juger que ce n’est pas en parlant la langue de l’adversaire - par exemple en présentant les exclus comme les victimes de « trappes à inactivité », ou les pauvres comme les victimes de « trappes à bas salaires », c’est-à-dire en mettant en exergue quelques « dysfonctionnements » du capitalisme, tout en acceptant implicitement ses principes, voire, pire, en dénonçant les effets pervers de systèmes conçus pour limiter ses effets les plus nocifs en venant en aide aux plus défavorisés - que l’on recréera un lien organique et idéologique entre partis sociaux-démocrates et couches modestes.

De même, en appeler à une forme de conversion et de repentance, en dénonçant les « illusions » passées, apparaît politiquement démobilisateur, et peu pertinent face à une droite « décomplexée » - alors même qu’il est à la fois erroné et injuste de prétendre que le PS n’aurait pas eu le courage d’assumer l’évolution de ses positions sur un certain nombre de sujets fondamentaux.

UNE RECONCILIATION IMPOSSIBLE

« Paix impossible, guerre improbable » : le diagnostic porté autrefois par Raymond Aron sur la confrontation entre l’Est et l’Ouest, pourrait s’appliquer aux rapports des socialistes avec le capitalisme - une coexistence conflictuelle sans terme prévisible. Dépasser le capitalisme apparaît aujourd’hui impossible, mais se réconcilier avec lui également.

« Accepter le capitalisme sans illusions, le combattre sans complexe ». Peut-on être contre et avec ? Il n’y a, à notre sens, pas la moindre mauvaise foi dans cette attitude, mais un progrès décisif : la compréhension pleine et entière du caractère contradictoire, et souvent conflictuel, de la réalité et de la société elles-mêmes, qu’on se proposait, il y a en vérité assez longtemps, de supprimer en décrétant du même coup une espèce de « fin de l’Histoire ». Nous devons être réalistes mais nous n’avons pas pour autant à aimer le capitalisme. Il faut se garder d’une conception étroite, et en fait réactionnaire, du réalisme, qui oublie que le réel, dans les sociétés humaines, contient aussi le devenir et les valeurs, c’est-à-dire la négation du réel.

Le capitalisme, instable et divers, a montré sa capacité à se mettre en question et à se transformer. Ainsi a-t-il survécu à la crise des années 1930, qui l’avait atteint au cœur, et à la rétraction continuelle de son aire à la surface du globe, au cours du demi-siècle suivant. Il ne faudrait pas qu’à la faveur de sa « victoire », et de la disparition d’un modèle alternatif, dont la concurrence a objectivement beaucoup fait en son temps, tout comme l’action consciente et résolue des socialistes, pour l’amener à composition et le rendre plus « humain », il redevienne aussi sourd et arrogant qu’au XIXe siècle. Il ne faudrait pas qu’il ne se mue en « capitalisme intégral » - faute d’un adversaire à sa mesure. L’histoire a montré qu’il y avait plusieurs formes de capitalisme possibles, plus ou moins acceptables, mais qu’il avançait toujours de lui-même par le mauvais côté, ce qui explique que ses (re)commencements, en l’absence de contre-pouvoirs, aient toujours été humainement et socialement catastrophiques. L’état actuel de la Russie ne plaide malheureusement pas plus pour le capitalisme que le régime soviétique ne le faisait pour le communisme...

Redevenu hégémonique, le capitalisme tend à nouveau à échapper à tout contrôle. C’est la tâche historique des socialistes d’aujourd’hui d’empêcher de nouvelles régressions et de faire en sorte que le capitalisme soit le moins mauvais possible. En quelque sorte, les contradictions inscrites au coeur du capitalisme à sa naissance ne l’ont pas emporté mais elles se sont développées en même temps que lui. Même si les modalités et les enjeux du combat ont évolué, il conserve donc autant de sens qu’au XIXe siècle.

En définitive, le socialisme, dont le déclin et l’effacement ont été si souvent annoncés au cours des deux siècles passés, ne pourrait disparaître que dans deux cas de figure : le dépérissement du capitalisme lui-même, ou l’abandon de sa vocation critique. D’ailleurs, si nous renoncions à tenir ce rôle, d’autres ne manqueraient pas de se l’arroger. L’hégémonie actuelle du capitalisme, aussi bien matérielle qu’idéologique, qui traîne avec elle une forme de « modernité barbare », suscite spontanément une résistance et une contestation accrues.

Cette vision critique nous différencie d’autres partis qui peuvent par ailleurs se réclamer des mêmes valeurs que nous, notamment des libéraux les plus lucides et les plus soucieux du bien collectif. Malgré un certain nombre de révisions, et l’importance des valeurs, qui vient d’être rappelée, le socialisme ne se réduit pas, en effet, à une éthique, à un idéalisme, qui risquerait de se dégrader en bonne volonté impuissante. Nos valeurs s’articulent à une vision de l’économie et de la société - des forces profondes qui les animent, les façonnent et les soumettent à un perpétuel changement - et donc de leur devenir. Aujourd’hui, comme il y a plus d’un siècle, la démarche socialiste oppose donc l’historicité (c’est-à-dire l’action exercée continuellement par la société sur elle-même pour se transformer et se dépasser) à la prétendue nature des choses, en particulier à une quelconque « nature humaine », et il propose une historicité consciente.


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