Force nouvelle ? Réseaux et organisation politique (par Pierre Zarka, refondateur communiste)

samedi 5 janvier 2008.
 

Je ne suis pas sûr que l’on puisse considérer les dimensions sociales et politiques de la question comme dérivant simplement et automatiquement de ce que l’on peut tirer des sciences de la nature. Il y a bien sûr des dimensions d’ensemble à la connaissance, mais la notion de sciences est toujours au pluriel impliquant une multiplicité de natures, chacune ayant ses propres démarches et sens. Cette notion de réseau ne recouvre donc pas toujours la même configuration suivant l’objet dont on parle. Le même vocable est chargé d’une très grande polysémie. Par exemple, le réseau EDF implique un centre de décisions et une innervation sur un territoire, le réseau routier n’est qu’un réceptacle d’initiatives pour la plupart individuelles, celui de la SNCF depuis la régionalisation de certaines lignes, recouvre DES centres et un Grand centre. J’ajouterai lorsque l’on évoque le réseau du net qu’un moteur de recherche n’a pas une capacité illimitée et donc commence par répondre à une question par les réponses les plus demandées, limitant en cela l’égalité d’accès à tous les travaux, pouvant même de ce fait fortifier du conformisme.

Je voudrais croiser plusieurs problématiques qui me semblent solidaires entre elles et donc indissociables : structure et finalité ; émancipation de l’individu et travail collectif ou force collective ; expérience sociale et vision cohérente.

Un choix de structure en fonction de la finalité. Je commencerai en m’éloignant de ce qui fait le cœur de mon intervention. L’espace de la production s’élargit et se complexifie avec une spécificité de lieux. La division technique de la production automobile recouvre de plus en plus des lieux spécialisés reliés entre eux par une solide hiérarchie ; la manière dont s’enchevêtrent les différentes entreprises de presse et de communication recouvre à la fois des mises en synergie nouvelles entre l’écrit, l’audiovisuel et le net, mais ne peut être dissociée des concentrations capitalistes qui les caractérisent. Je ne suis pas sûr que l’on puisse simplement faire la part des dimensions inhérentes aux forces productives et celles qui reviendrait à la volonté de faire fructifier le capital.

Ces réseaux portent en eux les caractères génétiques de la domination, du partage du monde et de la guerre économique.

Cela dit, je pense que ce concept recouvre une problématique commune malgré de fortes variables : une recherche d’efficacité qui passe par une prise en compte de processus d’autonomisation des personnes et donc de responsabilisation. La littérature managériale est de ce point de vue très éclairante. Elle est la première à souligner les limites du taylorisme dans de nombreux cas - pas dans tous -, à chercher à mettre le salarié à la fois davantage en présence de la finalité de son travail : les ateliers flexibles de Peugeot ; mais aussi à rendre la domination moins visible : autonomie d’organisation pour un atelier, un service dans la mesure où il répond à ses objectifs, autonomie croissante des individus parce que l’ensemble des potentialités de la personne, y compris psychiques, est de plus en plus sollicité pour être leur propre aiguillon au travail et assurer leur propre adaptation à l’exploitation. Dès que l’on sort du néo-taylorisme, la cloison qui dissocie travail de conception et exécution est de plus en plus poreuse. Il est d’ailleurs remarquable que les entretiens d’embauche portent souvent non seulement sur les motivations comme on les réduit trop souvent, mais sur les capacités de réactivité en cas de dysfonctionnement. C’est souvent à partir des dysfonctionnements possibles que se construisent les audits pour réorganiser une entreprise. La notion de désordre devient une valeur admise par le patronat.

Le concept de réseau est donc ici lié à une prise en compte de la complexité d’une activité, aux décloisonnements rendus nécessaires et à l’autonomisation qu’impliquent à la fois cette complexité et l’obligation d’intégrer, comme une donnée, une aspiration croissante de l’individu à maîtriser son activité, à recourir à son intelligence, à se réaliser et à être reconnu pour ce qu’il est. Mais la nature du réseau varie avec la finalité qui lui est assignée.

Le concept est aussi utilisé dans un tout autre domaine : celui de l’analyse de classe. Je n’ai pas le temps de détaillé l’idée de « multitude » ou d’« empire » chez Toni Negri. Outre ce que l’on pourrait dire de ces traits d’égalités devant l’exploitation ou le capital culturel, il risque de porter la poursuite d’une confusion entre situation sociale et rôle messianique. Et surtout après l’effondrement du système soviétique, il débouche sur cette idée relativement courante selon laquelle afin d’éviter l’écueil du dogmatisme, il suffirait de laisser les différentes situations et mouvements s’additionner pour déboucher sur la transformation de la société. De même son analyse de l’« Empire » conduit à diluer les lieux de pouvoirs et sous-estime que dans le réseau que constitue effectivement le capitalisme, il y a une organisation de l’affrontement pour la suprématie entre forces du capital et une organisation de la domination qui laisse peu de place à la diversité.

Réseaux et capacité d’initiative. J’en viens à l’expérience militante. Mais avant, je tiens à préciser pour éviter d’éventuels malentendus qu’à mes yeux, la démocratie c’est de la tension, du conflit et pour une part du désordre.

Le référendum sur le projet de traité constitutionnel européen a montré notamment à travers l’usage d’Internet la volonté de pouvoir prendre ses propres initiatives et de dé-hiérarchiser les rapports militants. L’échange sur un pied d’égalité, la construction progressive d’un tissu à la fois culturel et humain sont de réelles caractéristiques d’un militantisme qui ne parte pas d’une adhésion à un appareil ou à un substrat iédologique élaboré en dehors de soi. Mais pour autant peut-on réellement penser qu’un réseau militant puisse être dépourvu de toute structure et colonne vertébrale ou que celles-ci ne se résument qu’à la notion de réseau ? Lors de la campagne référendaire, il y avait de fait un centre de départ, tout partait d’une réponse déjà préétablie : dire non. Mais le mouvement en faveur du NON comporte alors une ambiguité que l’exercice n’a pas permis de lever : cette réponse a précédé une grande part de l’argumentation : représentait-elle alors un centre cadrant les initiatives ou une centralité se limitant à une mise en commun culturelle ?

L’évolution des aspirations en matière de maîtrise de son sort et en matière de rapports sociaux conduit à une méfiance envers tout ce qui s’apparente à de la dépossession. La notion de pouvoir devient dans le langage militant purement négatif et responsable de tous les dysfonctionnements internes. Le fait que, pour l’essentiel, le militantisme ait reproduit en son sein le type de rapports de subordination qu’il est censé combattre dans la société entraîne incontestablement une crise de la verticalité. De nombreux espaces militants sont actuellement en crise et très fréquemment le facteur déclenchant renvoie aux questions de pratiques démocratiques. La manière dont les moins de quarante ans se comportent à l’égard des organisations dès qu’elles dépassent le cadre du groupe d’amis, les conflits parfois latents d’autres fois plus ouverts entre les assemblées générales et les organisations au sein des mouvements sociaux témoignent de cette crise. Les réseaux présentent donc de la souplesse, de l’espace laissé en faveur d’une décentralisation de l’initiative et une place plus importante à la dimension individuelle de l’engagement.

Une crise d’efficacité. En même temps, les tentatives de réponses offrent à la fois des avancées réelles dans l’esprit de pratiques démocratiques mais pour l’instant aussi une crise d’efficacité au regard des enjeux fixés par ces espaces militants. L’expérience d’Alternative Citoyenne est de ce point de vue relativement éloquente. Ainsi son collectif de coordination est fait de volontaires, ses réunions sont annoncées et vient qui veut ; c’est également le cas à Act-Up. Nous sommes sur une base d’une réelle volonté de dé-hiérarchisation. Il n’empêche qu’avec la durée, la non-organisation recoupe des problèmes voisins de ceux de toute organisation classique. Dans un premier temps, un noyau de réguliers viennent aux réunions et sont de fait entourés par un certain nombre d’occasionnels. Ces derniers n’étant pas à la réunion précédente imposent de fait de la répéter d’où une perte d’efficacité. De fil en aiguille ce besoin d’efficacité éloigne les occasionnels et seuls les réguliers demeurent. Mais cette difficulté ne me conduit pas du tout à considérer que toute forme d’organisation collective ne peut reposer que sur des conceptions marquées par la verticalité et la délégation.

Ce que je veux dire est plutôt qu’on ne peut poser cette question sans s’interroger sur ce qui peut mobiliser et souder les énergies entre elles, c’est à dire une visée commune, et sans conception plus précise de la démocratie. Je ne peux distinguer facilement dans les crises que je viens d’évoquer ce qui serait de l’ordre de la structure et ce qui est de l’ordre de la crise de projet. La question du Pouvoir, des comportements de chacun en matière de pouvoirs, de la délégation et de la démocratie ne sont pas que des questions de fonctionnement, ce sont d’abord des conceptions qui renvoient au regard que l’on a sur la société et son organisation quand bien même il ne s’agirait que d’une association de locataires ou de parents d’élèves.

Récemment, le Parti communiste a organisé ce qu’il appelait l’Atelier. Il s’agissait de travailler sur les formes que devait recouvrir le parti. Très vite il est apparu que la question du parti ne pouvait se dissocier de la conception de la politique et au-delà de la société elle-même. Certainement dans l’ordre logique inverse : d’abord la société, donc ensuite de la politique et enfin du parti.

La crise du communisme et de toutes les tentatives de vision cohérente de la société conduit à poser des questions de structures en soi, en omettant que ces dernières sont dépendantes de leur finalité. Je crains la tentation de considérer l’empirisme comme le vaccin du dogmatisme. C’est plutôt dans le lien finalité-moyen que se situe l’analyse que l’on peut faire de la notion de réseau. Si la finalité est l’émancipation des individus, alors nous devons prendre en compte que l’on ne peut être émancipé par personne d’autre que par soi-même. Cela met en question l’état et la manière dont il dépossède les individus de leurs pouvoirs sur eux-mêmes. Non pas avec l’objectif d’un grand chambardement immédiat, mais par quels processus ces individus construisent eux-mêmes les outils de leurs propres pouvoirs ? Dès lors on sent bien que calquer leur organisation collective sur le modèle de l’état conduit à quelque chose qui ne va pas. Mais dès que je pose la question en termes d’individus (le chacun dont parle Marx) cela peut me conduire à de l’émiettement et à de l’impuissance. Comment donc individu et collectif se conjuguent non pas comme deux entités antinomyques mais comme deux éléments d’un ensemble ? Cela suppose d’intégrer la tension entre ces deux termes comme inévitable et indispensable.

Là encore si nous brûlons une étape nous risquons des débats de structure sans fin. En quoi consistent cette ou ces appropriations qui permettent de se construire du pouvoir ?

Repenser l’initiative décentralisée / Mise en commun et production de cohérence. Il ne peut y avoir d’intervention populaire, d’actions transformatrices qui ne reposeraient pas sur une production de connaissance. Cette production ne peut résulter que de deux facteurs : une mise en commun des expériences et savoirs et se doter d’un point de vue qui dégage de l’horizon dans lequel sont enfermé les dominés. Je ne pense pas que la somme des situations permette de construire ce point de vue et cette mise en cohérence. Le concept de réseau me semble alors répondre au besoin de prise d’initiatives et aux processus d’appropriation. Mais ces processus ne se limitent pas à la notion de prise d’initiatives et de décisions. La mutualisation et la mise en cohérence supposent une centralité. Je n’ai pas dit un centre, ni une tête pensante. Et c’est à mon sens le mode d’élaboration de la culture du groupe qui est interrogé et plus précisément la nature du rapport entre cet effort de centralité et la part de chacun. Qui construit ce savoir ? L’expérience limitée bien sûr de l’OMOS montre que la connaissance n’est pas produite par des experts devant un public qui serait assimilé à une éponge absorbant le savoir, mais que chaque pratique qu’elle soit militante, professionnelle ou de recherche produit des éléments de savoir. Et comme pour un puzzle, la mise en commun des savoirs n’exclue pas l’esprit critique ; il ne suffit pas d’avoir une idée pour qu’elle soit bonne et chacun reste juge de la pertinence de chaque idée. Le savoir ne passe ni par la délégation ni par ce que Bourdieu appellerait un pouvoir symbolique. Evidemment, dans ces deux exemples, des personnalités s’affirment plus que d’autres. Mais ce qui est intéressant c’est qu’elles ne bénéficient d’aucune structure qui légitime cette émergence dans le groupe. Et l’expérience d’Alternative Citoyenne a montré que cette émergence ne mettait pas en avant toujours les mêmes individus selon les thèmes ou les moments.

L’exemple du référendum est aussi plus complexe qu’il n’y paraît : si les réseaux partaient du postulat qu’il fallait dire NON, l’argumentation est partie d’une myriade de pôles multipliant d’autant les parcours qui pouvaient converger. Le NON de gauche n’a été le même ni tout le temps, ni partout. La récente tentative de dégager une candidature unitaire antilibérale en vue de la présidentielle offre aussi une dimension intéressante. Le succès des meetings n’était pas seulement dû au côté « unité », ou plus exactement ce côté « tous ensemble » relevait d’une véritable polyphonie : à la différence de la gauche dite plurielle, l’identité de chacun demeurait visible et montrait la diversité de chemins qui pouvaient mener au même but. Or ce qui est frappant c’est que plus la société dégage des intérêts communs et plus elle le fait en soulignant de manière croissante sa diversification. L’absence quasi-totale de jeunes de cités populaires dans ce processus montre combien, lorsque cette diversification n’est pas prise en compte, la sanction si je puis dire ne se fait pas attendre. Et cette diversification ne peut être prise en compte que par un entrelacs de cultures pour ne pas dire de contenus et de pratiques qui permette à chaque groupe social de vérifier que, tant du point de vue des problématqiues, que du langage utilisé, que des pratiques, il est bien sur un pied d’égalité avec quiconque.

L’unité du groupe, la centralité, ne peut donc être le point de départ auquel on se rallie ; elle est à construire. A l’inverse se contenter du réseau sans lui poser d’emblée la nécessité de dépasser son horizon est une impasse. Le réseau seul peut devenir ghetto ou en tout cas segmenter la socialisation. Espérer que les réseaux thématiques finissent avec le temps par s’additionner pour poser la question globale de la transformation sociale me semble un leurre. Si cette somme de réseaux ou de mouvements est considérée comme un débouché, elle ne se produit jamais. Il n’est qu’à mesurer la difficulté que la colère sociale débouche sur des mouvements d’ensemble. Il n’y en a même pas recouvrant une branche entière comme les transports par exemple.

En fait, l’organisation collective est totalement à repenser. Moins en partant de l’existant, il s’agit de dégager l’organisation des modèles sociaux produits dans le cadre des dominations. Cela n’a pas été fait lors des XIX° et XX°siècle. Il vaut mieux partir des aspirations de celles et ceux que l’on considère être des acteurs.

Pierre Zarka.

Ce texte est la contribution de Pierre Zarka à la journée d’étude "réseaux, théories et pratiques" de l’Espace Marx du 3 février 2007.


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