L’impôt progressif sur le revenu pèse désormais presque exclusivement sur les revenus du travail (par Thomas Piketty)

vendredi 4 janvier 2008.
 

Sous des allures faussement techniques, le nouveau régime de prélèvement libératoire à 18 % sur les dividendes, adopté par la majorité UMP, est un symbole lourd de sens. L’impôt progressif sur le revenu pèsera désormais presque exclusivement sur les revenus du travail, et la quasi-totalité des revenus du capital bénéficiera d’un régime préférentiel de taxation proportionnelle à taux réduit. Grinçant paradoxe à un moment où l’on célèbre la revalorisation du travail !

Comment en est-on arrivé là ? Lors de la création de l’impôt général sur le revenu en 1914, les patrimoines et leurs revenus étaient si prospères qu’il ne serait venu à l’idée de personne de leur faire bénéficier d’exonérations particulières. Non seulement tous les revenus du capital étaient intégralement soumis au barème progressif (y compris les loyers fictifs, c’est-à-dire la valeur locative des logements occupés par leur propriétaire), mais ils étaient de surcroît passibles de l’impôt sur les bénéfices créé en 1917 (ancêtre de l’actuel impôt sur les sociétés), ainsi que de l’impôt sur les revenus de valeurs mobilières (intérêts d’obligations et dividendes d’actions) institué dès 1872, et élément central du nouveau pacte républicain. Les revenus salariaux bénéficiaient alors de conditions fiscales nettement plus favorables. L’équilibre fut lézardé immédiatement après la Seconde Guerre mondiale.

Suite aux chocs subis par les patrimoines pendant les guerres et les années 30, les gouvernements successifs se sont sentis tenus de leur donner de l’air : exonération d’une part croissante d’intérêts d’emprunts publics dès les années 50, exonération des loyers fictifs en 1963. Et surtout création en 1965 de l’avoir fiscal (visant à exonérer les dividendes de l’impôt sur les sociétés) et du prélèvement libératoire, permettant à tous les intérêts d’échapper au barème progressif en acquittant un prélèvement forfaitaire de 15 %, particulièrement avantageux pour les contribuables aisés soumis au taux marginal supérieur de 50 % - 60 %.

Cette brèche entrouverte ne fut jamais refermée : les régimes de livrets d’épargne exonérés et produits financiers défiscalisés se sont multipliés dans les années 1980-1990, dans un contexte de mobilité croissante du capital et de concurrence fiscale entre Etats. A tel point que sur les quelque 100 milliards d’euros de revenus du patrimoine perçus par les ménages en 2005, seuls 20 milliards étaient soumis au barème progressif de l’impôt sur le revenu !

L’étape terminale de cette évolution longue vient d’être franchie : les dividendes, qui constituaient la principale catégorie encore soumise au barème progressif et qui avaient bénéficié en 2006 de la création d’un abattement de 50 %, auront dès 2008 la possibilité d’échapper purement et simplement au barème progressif, en acquittant un prélèvement libératoire de 18 %, désormais communs à tous les revenus mobiliers (intérêts, dividendes et plus-values).

Vit-on les derniers jours de la fiscalité du XXe siècle ? Doit-on s’attendre à ce que la fiscalité du XXIe siècle repose exclusivement sur le travail ? Maintenant que les revenus du capital échappent presque intégralement au régime de droit commun, il devient aisé de faire tendre vers 0 % les taux d’imposition de ces régimes dérogatoires. Les forces de la concurrence fiscale poussent clairement en ce sens : le programme électoral de la droite polonaise vise à réduire à 10 % le taux de l’impôt sur les sociétés et à 15 % le taux de l’impôt sur les revenus mobiliers. Et la France, en dépit de tous les discours, alimente une fois de plus la course au dumping fiscal (aucun pays développé n’avait jusqu’ici détaxé les revenus mobiliers à ce point).

Une chose est sûre toutefois : une société détaxant durablement les patrimoines (alors même que ces derniers ont retrouvé leurs couleurs d’avant 1914 !) court le risque de sclérose économique (une classe de rentiers vieillissants réapparaîtra inévitablement) et d’explosion sociale. Concernant l’impôt sur les sociétés, les prémices d’une reprise en main au niveau européen se font déjà sentir. Pour ce qui concerne les revenus mobiliers, un retour à la progressivité du XXe siècle est cependant incertain (flux internationaux de plus en plus insaisissables ; part croissante des produits à recapitalisation immédiate, où les revenus s’ajoutent immédiatement au patrimoine), et il est possible que le XXIe siècle doive inventer son propre modèle, fondé par exemple sur l’imposition des stocks de patrimoines eux-mêmes et non des flux de revenus. L’avenir commence aujourd’hui.

Thomas Piketty, directeur d’études à l’EHESS, professeur à l’École d’économie de Paris


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