Chili - La Victoria : un demi-siècle à construire un autre monde

mardi 26 février 2008.
 

La localité de La Victoria, à Santiago du Chili, a eu 50 ans au mois d’octobre. Elle fut l’une des premières occupations organisées de terres urbaines sur le continent. En un demi-siècle, ses habitants ont construit une ville alternative, résisté à Pinochet, et continuent de tracer des chemins pour sortir du modèle néo-libéral.

L’avenue du 30 octobre arbore fièrement des dizaines de fresques peintes par les brigades de muralistes de la población, du quartier. Elles semblent indiquer au visiteur qu’il est arrivé ailleurs, dans une zone où les habitants ont fait et continuent à faire l’histoire. « Tu vois cette fenêtre où il y a la bougie ? ». Macarena désigne une minuscule ouverture en haut d’une modeste habitation, similaire à tous les logements auto-construits de cette localité. « C’est là qu’est mort le père André Jarlán. Une balle l’a tué alors qu’il lisait la Bible, justement le passage qui dit ‘pardonnez-leur, Seigneur, car ils ne savent pas ce qu’ils font’ » [1].

D’autres témoignages disent que le prêtre était en train de lire le psaume De Profundis, et affirment aussi savoir quelle phrase il lisait quand il fut tué par une balle tirée par les carabiniers, les « pacos » comme on les appelle au Chili. Quoi qu’il en soit, le père André Jarlán fait partie de l’abondante mythologie qui entoure La Victoria. Sa mort eut lieu le 4 septembre 1984 dans le cadre d’une action de protestation nationale contre le régime d’Augusto Pinochet. Ce jour-là, les carabiniers entrèrent dans la localité en tirant en l’air, comme ils avaient l’habitude de le faire chaque fois qu’ils entraient dans le quartier depuis le coup d’Etat du 11 septembre 1973. A la nouvelle de sa mort, des milliers de personnes allumèrent des bougies et marchèrent jusqu’à sa maison.

Trente-trois ans après, le 10 décembre 2006, à la nouvelle de la mort de Pinochet, La Victoria était en fête. « Les habitants sortaient de leurs maisons, s’embrassaient, pleuraient. Ils avaient ouvert les vannes et s’arrosaient comme pendant le Carnaval ; ils partageaient du vin et dansaient », se souvient Macarena. Dans ce quartier aguerri, il y a peu de familles qui n’ont pas eu un fils tué, prisonnier ou disparu à cause de la dictature militaire.

Un tournant de l’histoire

La nuit du 29 octobre 1957, un groupe d’habitants du Zanjón de la Aguada, un quartier pauvre de 35 000 personnes, de 5 kilomètres de long et de 100 mètres de large dans le centre de Santiago, décida de réaliser la première occupation massive et organisée de terres urbaines. A huit heures du soir, ils commencèrent à démonter leurs cahutes, rassemblèrent des morceaux de tissu pour couvrir les sabots des chevaux pour éviter le bruit, et réunirent « les trois bâtons et le drapeau » avec lesquels ils allaient créer le nouveau quartier. Vers deux heures et demie du matin, ils arrivèrent à l’endroit choisi, un terrain appartenant à l’Etat dans le Sud de la ville [2]. « L’obscurité nous faisait avancer pas à pas. Avec les premières lumières de l’aube, chacun commença à nettoyer son bout de mauvaises herbes, à construire sa baraque et à hisser le drapeau », raconte l’un des témoignages [3].

Le « campement » a résisté aux actions policières entreprises pour les déloger et les familles ont commencé à construire le quartier. Dès le début, ils ont défini par eux-mêmes les critères qu’ils suivraient. La construction de la localité qu’ils ont appelée La Victoria, fut « un énorme exercice d’auto organisation des habitants », qui ont dû « joindre leurs efforts et inventer les ressources, en mettant en jeu tous les savoirs et toutes les capacités » puisque le gouvernement, s’il ne les a pas expulsés, n’a pas non plus collaboré à la construction du nouveau quartier [4].

Le premier aspect qui différencie cette expérience des luttes antérieures est l’auto organisation. Une grande assemblée se tint la première nuit pendant laquelle on décida de créer des commissions de surveillance, de subsistance, d’hygiène, etc. Dorénavant toutes les décisions importantes devaient passer par l’étape du débat collectif. Le second aspect est l’auto construction. Les premiers bâtiments publics, également construits par les habitants, ont été l’école et la polyclinique, ce qui reflète leurs priorités.

Pour l’école, chaque habitant devait apporter quinze briques d’adobe [5] : les femmes se procuraient la paille, les jeunes fabriquaient les briques et les enseignants les collaient. Elle commença à fonctionner quelques mois après l’installation du campement et les professeurs travaillaient bénévolement. La polyclinique reçut d’abord les habitants dans une tente jusqu’à ce que l’on puisse construire le bâtiment, de la même manière que l’école. Deux ans après le début de l’occupation, La Victoria comptait 18 mille habitants et un peu plus de trois mille logements. Une ville construite et gouvernée par les plus pauvres sur la base d’un réseau communautaire riche et étendu, comme le rappelle Mario Garcés.

L’« occupation » de La Victoria devint un modèle d’action sociale qui a été reproduit pendant les décennies suivantes et jusqu’à aujourd’hui, non seulement au Chili mais aussi dans le reste de l’Amérique latine, avec des petites variantes. Il consiste en l’organisation collective préliminaire à l’occupation, le choix soigneux d’un espace approprié, l’action surprise de préférence pendant la nuit, la recherche d’une protection légale en entretenant des relations avec les églises ou les partis politiques, et l’élaboration d’un discours qui légitime l’action illégale. Si l’occupation réussit à résister aux premiers moments durant lesquels les forces publiques tentent l’expulsion, il est très probable que les occupants vont réussir à s’installer.

Ce modèle d’action sociale, assez différent des installations individuelles par familles qui prédominent dans les favelas, les callampas et les villas miseria [6], a d’abord été mis en pratique dans les années 1950 à Santiago et à Lima et est ensuite apparu dans les années 1980 à Buenos Aires et à Montevideo, des villes plus « européennes » parce que plus homogènes [7].

Une ville nouvelle

L’occupation « suppose une rupture radicale avec les logiques institutionnelles et avec le principe fondamental des démocraties libérales : la propriété » [8]. La légitimité tient lieu de légalité et la valeur d’usage de la terre prévaut par rapport à sa valeur commerciale. A travers cette action, un groupe de personnes qui n’était pas pris en compte se convertit en un sujet politique et social. A La Victoria, il y a quelque chose en plus : l’auto construction des logements et du quartier signifie l’appropriation par les habitants d’un espace dans lequel habite désormais un « nous » qui s’érige en auto gouvernement du lieu.

Cette caractéristique englobe tous les aspects de la vie quotidienne. Les habitants de La Victoria n’ont pas seulement construit leurs logements, leurs rues, leurs canalisations d’eau et installé l’électricité, ils ont aussi construit l’école et la polyclinique. Ils ont gouverné leurs vies, gouverné tout une localité, et créé des formes de pouvoir populaire ou contre-pouvoirs.

Les femmes ont joué un rôle remarquable, au point que beaucoup d’entre elles prétendent avoir laissé leurs maris pour participer à l’occupation, ou ne pas les avoir informés du tournant crucial qu’elles allaient prendre dans leur vie. « J’y suis allée seule avec ma fille de sept mois, puisque mon mari ne m’a pas accompagnée », raconte Luisa, qui avait 18 ans au moment de l’occupation [9]. Zulema, 42 ans, se souvient que « plusieurs familles sont venues en cachette de leurs maris, comme moi » [10]. Les femmes des couches populaires avaient, même au milieu des années 50, un niveau d’autonomie surprenant. Pour parler précisément, il faudrait dire les femmes et leurs enfants, les mères. Elles ont pris les devants non seulement lors de l’occupation, mais aussi à l’heure de résister à l’expulsion et de se mettre face aux carabiniers avec leurs enfants.

L’historien chilien Gabriel Salazar affirme que les femmes des couches populaires ont appris dès avant 1950 à organiser des assemblées de conventillo (maison d’habitation collective), des grèves de locataires, des occupations de terrains, des groupes de santé, des résistances aux expulsions policières et d’autres formes de luttes. Pour devenir « maîtresses de maison », elles ont dû devenir activistes et promouvoir les occupations ; ainsi, les pobladoras ont développé « un certain type de pouvoir populaire et local », qui se résume en la capacité de créer des territoires libres dans lesquels se pratiquait un « exercice direct de souveraineté », dans le sens où ils constituaient de véritables communes autonomes [11].

La Victoria s’est construite comme une communauté de sentiments et de sens. Là-bas, l’identité n’est pas ancrée dans le lieu physique, mais dans les affects, dans ce qui a été vécu en commun. Les témoignages racontent que, dans les premiers temps, tous s’appelaient compañeros. En partie parce qu’ils tout se faisait tous ensemble. Mais il ne s’agit pas d’un compañerismo idéologique, mais de quelque chose de plus sérieux : les pluies de novembre ont provoqué la mort de 21 nourrissons.

La mort des enfants est quelque chose de spécial. Quand les travailleurs ruraux sans terre du Brésil occupent un terrain, ils dressent une immense croix en bois. A chaque fois qu’un enfant meurt dans le campement, ils y pendent un morceau de tissu blanc. C’est quelque chose de sacré. A La Victoria, quand un enfant mourrait, et parfois aussi quand un adulte décédait, une longue caravane se formait et marchait jusqu’au cimetière après avoir parcouru les rues de la localité.

Jusqu’au coup d’Etat de 1973, les secteurs populaires ont été les principaux créateurs d’espace urbain. En septembre 1970, la ville était en complète transformation, de par l’influence des campements qui étaient « la force sociale la plus influente dans la communauté urbaine du grand Santiago » [12]. Le coup d’Etat d’Augusto Pinochet cherchait à renverser cette position quasi hégémonique acquise par les couches populaires. Ce tiers de la population de la capitale qui avait construit ses quartiers, ses logements, ses écoles, ses dispensaires et faisait pression pour obtenir les services de base, était une menace pour la domination des élites. Le régime militaire s’est employé à mettre fin à cette situation, en déplaçant toute cette population vers des lieux construits par l’Etat ou le marché.

Entre 1980 et 2000, on a construit à Santiago 202 000 « logements sociaux » pour transférer un million de personnes - un cinquième de la population de la capitale - qui vivaient dans des poblaciones auto construites, c’est-à-dire, dans des complexes d’habitations séparés, éloignés du centre. On a construit pour les pauvres une énorme quantité de logements de mauvaise qualité dans tout le pays. On a commencé par « nettoyer » les quartiers riches. Il y avait deux objectifs à cela : supprimer les distorsions de la valeur du sol dans les secteurs centraux provoquées par l’installation de ces populations, et consolider la ségrégation spatiale des classes sociales comme mesure de sécurité.

Des urbanistes chiliens considèrent que l’éradication des pauvres de la ville par la dictature a été une mesure radicale et unique sur le continent. Apparemment, la vague de mobilisations de 1983 dans ces quartiers - après dix années de féroce répression et de restructuration de la société - a convaincu les élites qu’elles devaient agir d’urgence, puisque les pobladores avaient été les grands protagonistes des massives actions de protestation nationale qui avaient mis la dictature sur la défensive. En 1980, il y eut de nouvelles occupations, qui menaçaient de se généraliser.

Les femmes contre Pinochet

A partir 1983, les quartiers créés par les secteurs populaires après l’occupation de La Victoria jouèrent un rôle décisif dans la résistance à la dictature. Les quartiers auto construits et auto gouvernés remplacèrent les usines comme épicentre de l’action populaire. En 1983, après dix ans de dictature, les secteurs populaires défièrent le régime dans la rue à travers onze « actions de protestation nationale » entre le 11 mars de cette année-là et le 30 octobre 1984. Ce sont des jeunes qui y jouèrent le rôle principal, en dressant des barricades et en allumant des feux pour démarquer leurs territoires.

A partir du début des années 1980, les femmes et les jeunes, à travers leurs organisations de subsistance et socio-culturelles, commencent à jouer un rôle de plus en plus important et à répondre à la tentative de la dictature de désarticuler le monde populaire. L’appropriation du territoire que l’on observe dans les actions de protestation, où les barricades imposent des limites à la présence étatique, a été la manière de refuser l’autorité dans les espaces auto contrôlés (« ici ils n’entrent pas », entendait-on sur les barricades à propos des carabiniers), en organisant de fait un « verrouillage de la población » qui représentait « l’affirmation de la communauté populaire comme alternative à l’autorité de l’Etat et le refus de la dictature comme projet de totalité » [13].

La réponse de l’Etat fut brutale. En un peu plus d’un an, il y eut au moins 75 morts, plus de 1 000 blessés et 6 000 arrestations. En une seule journée de contestation, les 11 et 12 août 1983, 1 000 personnes furent arrêtées et 29 tuées ; 18 000 militaires participèrent à la répression, ainsi que des civils et des carabiniers. Cela donne une idée de l’intensité des mouvements de contestation, qui ont pu exister uniquement grâce à une forte détermination communautaire. Malgré la répression, on ne peut pas parler de défaite. L’identité a été récupérée et le succès a consisté dans l’existence même des mouvements de contestation, dans la capacité de lancer à nouveau un défi de taille au système pendant un an et demi, après une décennie de répression, de tortures et de disparitions.

Parmi les nouveaux acteurs, qui sont surtout des femmes et des jeunes, il y a quelques différences sur lesquelles il est nécessaire de s’arrêter. Les secteurs populaires, et tout particulièrement les femmes des couches les plus basses, développent de nouvelles capacités, dont la principale est celle de produire et de reproduire leurs vies sans passer par le marché, c’est-à-dire sans patrons. Gabriel Salazar affirme que « si l’expérience des femmes dans les années 60 a été profonde, celle des pobladoras des années 80 et 90 a été encore plus profonde et a produit une réponse sociale encore plus intégrale et puissante ».

Les pobladoras des années 80 ne se sont pas organisées seulement pour occuper un endroit et y installer un campement dans l’attente du décret de l’Etat. « Elles se sont organisées entre elles (et avec d’autres pobladores) pour produire (en créant des boulangeries, des laveries, des ateliers de tissage, etc.), subsister (‘soupes populaires’, potagers familiaux, achats collectifs), s’auto-éduquer (collectifs de femmes, groupes culturels) et, en plus, résister (militance, groupes de santé). Tout cela non seulement en marge de l’Etat, mais aussi contre l’Etat » [14].

La force des femmes, et ceci est une caractéristique des mouvements actuels sur tout le continent, consiste tout simplement à s’unir, s’appuyer les unes les autres, résoudre les problèmes à « leur » façon, avec comme implacable logique de faire comme elles font à la maison, de transposer dans l’espace collectif le style de vie de l’espace privé. Cette attitude communautaire spontanée de la femme-mère, nous l’avons vue dans des mouvements comme les Mères de la Place de Mai en Argentine et dans bien d’autres.

Ces femmes ont modifié ce que nous entendions par mouvement social. Elles n’ont pas créé d’appareils ni de structures bureaucratiques avec les postes et les liturgies qui caractérisent ces organismes, qui sont nécessairement séparés de leurs bases. Mais elles se sont bougées, et pas qu’un peu. Sous la dictature, les pobladoras chiliennes se sont transformées en petites fourmis parcourant les maisons de leurs quartiers, connaissant et parlant avec tous les habitants. Leur mobilité leur a permis de tisser des « réseaux de voisinage » et même communaux, qui ont rendu inutiles les réunions formelles des assemblées de quartier [15] (Salazar y Pinto, 2002a : 267).

L’image des femmes pauvres qui se bougent dans leurs quartiers, et qui en se bougeant tissent des réseaux territoriaux qui sont, comme le note Salazar, des « cellules de communauté », est la meilleur image d’un mouvement non institutionnalisé et de la création de pouvoirs non étatiques : c’est-à-dire, ni hiérarchisés ni séparés de l’ensemble. C’est ainsi que naît aussi une nouvelle manière de faire de la politique de la main de nouveaux sujets, qui ne sont ni fixés ni répertoriés dans les institutions étatiques, politiques ou sociales.

Pour ces femmes la transition fut un désastre. A partir de 1990, avec le retour du régime électoral, elles subirent une défaite qu’elles n’avaient jamais imaginée. En d’autres termes : « Le mouvement des pobladores n’a pas été vaincu par la dictature sur le terrain de lutte qu’ils avaient choisi, mais sur le terrain de la transaction choisi par ceux qui, a priori, étaient leurs alliés : les diplômés de la classe moyenne et les politiciens de centre-gauche » [16].

La Victoria aujourd’hui

A La Victoria, dans le centre culturel Pedro Mariqueo, dans lequel on se préparait à célébrer le 12e anniversaire de la fondation de la Radio Primero de Mayo, j’ai pu vérifier personnellement le degré d’autonomie des nouvelles organisations de pobladores. Une phrase m’a impressionné plus que toutes les autres : « Notre problème a commencé avec la démocratie » [17]. Cela ne semblait pas être une affirmation de type idéologique mais de bon sens, que le reste des personnes présentes, une trentaine, partageaient sans lui donner une transcendance particulière.

Le panorama qu’offrait la réunion était digne d’être analysé. La majorité était des jeunes, bien qu’il y avait quelques personnes plus âgées, et les femmes prédominaient. Chaque assistant était responsable d’un programme de la radio : cela allait du style hip-hop et des travestis aux ouvriers ; il y avait des chrétiens, des socialistes, des punks et des personnes qui ne se définissaient pas. La diversité était énorme, presque aussi grande que celle qui existe dans la población. En quelque sorte, on peut dire que toutes ces personnes expérimentent, en petit, la coexistence dans la diversité, l’action sociale dans la diversité, la résistance dans la diversité.

En sortant du centre Pedro Mariqueo, où se trouvent la radio et la bibliothèque, j’ai senti que ceux d’en bas sont en train de préparer quelque chose de grand : ils testent comment sera le monde nouveau. Non loin de là, se trouve la chaîne de télévision communautaire Señal 3. Elle est dirigée part Cristian Valdivia, qui est peintre, charpentier, réparateur d’ordinateur, et tout qui lui permet de survivre et de consacrer du temps à sa passion, la télé communautaire. Señal 3 a un rayon d’émission de 9 kilomètres et transmet de jeudi à dimanche de 18h à minuit. Vingt-quatre personnes s’occupent de cette télé « éducative, informative et récréative » dans laquelle les centres culturels et sociaux du quartier ont leur propre programmation.

La chaîne ne reçoit pas de financement extérieur, elle n’est soutenue que par ses membres, les groupes qui réalisent les programmes et quelques commerçants du quartier. « On ne demande rien à la municipalité », dit Cristian. « Ce que nous pouvons faire nous le faisons avec les ressources des gens, c’est-à-dire que plus que des ressources économiques, ce qu’on utilise ce sont des ressources humaines » [18]. Ils veulent contribuer à la création d’un réseau de chaînes de télévision communautaire dans tout le Chili et prêtent déjà leur matériel à d’autres quartiers.

Il semble évident qu’après 50 ans, à La Victoria comme dans tant de lieux en Amérique latine, le changement social est avant tout un changement culturel. Pour les gouvernements néo-libéraux, et même pour ceux qui sont dirigés par des forces progressistes, l’autonomie et la différence culturelle sont dangereuses. De fait, La Victoria est un quartier où l’État intervient, il envoie les carabiniers surveiller les poblaciones. Derrière l’excuse de la drogue et de la délinquance, le ministère de l’Intérieur a lancé en 2001 le « Programme Quartier Sûr » (« Programa Barrio Seguro »). Avec des fonds de la Banque Interaméricaine de Développement (BID), le programme implique l’intervention policière et sociale dans les quartiers « marginaux » ou « conflictuels ». La première población touchée a été La Legua, la seconde La Victoria, et ainsi de suite, jusqu’à neuf poblaciones.

Les objectifs du plan apparaissent au grand jour lorsque les autorités elles-mêmes admettent qu’il consiste à « combattre le commerce ambulant et la délinquance dans le centre de Santiago » [19]. Dans chaque población, on cherche à impliquer les organisations sociales, en particulier les assemblées de riverains, ce qui aboutit à la division du quartier et de ses noyaux organisés. « Nous sommes surveillés par les carabiniers 24 heures sur 24. Il faut les prévenir dès qu’une activité est mise en place », dit Cristian.

En marchant à travers La Victoria vers la maison des Petites Soeurs de Jésus, qui ont travaillé aux côtés du père André Jarlán, on peut voir des camions de carabiniers armés de fusils aux coins des rues. María Inés nous fait passer dans une petite maison dans laquelle cohabitent les quatre religieuses, modeste mais digne, très ressemblante aux autres maisons du quartier. Elle nous sert du café et nous raconte longuement son expérience dans le Sud, auprès des communautés mapuches. Elle parle d’une manière douce et posée, peut-être parce qu’elle dépasse largement les 70 ans. Quand on l’interroge sur La Victoria aujourd’hui, elle baisse le regard et fait un geste entre la fatigue et l’ennui : « Les flics doivent s’en aller d’ici ». Et elle reste à regarder dans le vide. Ou, peut-être, l’image de Jésus accrochée à côté de celle du père André.

par Raúl Zibechi

Bibliographie

Fiamma, Paula "Haciendo televisión participativa", interview de Cristian Valdivia, novembre 2006, sur www.nuestro.cl.

Garcés, Mario, Tomando su sitio, El movimiento de pobladores de Santiago, 1957-1970, LOM, Santiago, 2002.

Garcés, Mario et al, El mundo de las poblaciones, LOM, Santiago, 2002.

Grupo Identidad de Memoria Popular, Memorias de la Victoria, Quimantú, Santiago, 2007.

Revilla, Marisa, "Chile : actores populares en a protesta nacional 1983-1984", in América Latina hoy, Salamanca, vol. 1, 1991.

Salazar, Gabriel y Julio Pinto, Historia contemporánea de Chile IV, Hombría y feminidad, LOM, Santiago, 2002. Notes :

[1] Entretien personnel, avril 2007.

[2] On peut trouver plus d’information sur la première occupation de terres réalisée au Chili dans les livres de Mario Garcés et dans le travail du Grupo Identidad de Memoria Popular (Groupe Identité de Mémoire Populaire) cités à la fin.

[3] Mario Garcés et al, op. cit. p. 130.

[4] Mario Garcés, op. cit. p. 138.

[5] [NDLR] L’adobe est une mixture de paille et de terre.

[6] [NDLR] Ces différents noms désignent des quartiers pauvres et des bidonvilles.

[7] Les callampas sont des agglomérations précaires qui reçoivent leur nom d’un champignon, car elles poussent en une seule nuit.

[8] Groupe Identité de Mémoire Populaire, op. cit. p. 14.

[9] Idem, p. 58.

[10] Idem, p. 25.

[11] Salazar et Pinto, op. cit. p. 251.

[12] Mario Garcés, op. cit, p. 416.

[13] Marisa Revilla, op. cit, p. 63.

[14] Salazar et Pinto, op. cit. p. 261. Les caractères en gras proviennent du texte original.

[15] Idem, p. 267.

[16] Idem, p. 263. Les caractères en gras proviennent du texte original.

[17] Entretien personnel, avril 2007.

[18] Paula Fiamma, op. cit.

[19] www.gobiernodechile.cl.

Source : IRC Programa de las Américas (/), 18 octobre 2007.

Traduction : Anne Habozit, pour le RISAL

.......... Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine


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