« Il y a une contradiction entre logique capitaliste et pluralisme » (Dominique Wolton, directeur au CNRS du laboratoire « Information, communication et enjeux scientifiques »)

dimanche 13 janvier 2008.
 

Sarkozy a, lors de sa conférence, largement abor- dé la question des médias. Qu’en avez-vous pensé, ne serait-ce que sur la forme ?

Dominique Wolton. Il y a incontestablement une excellente maîtrise parce que ce n’est pas facile de faire face à autant de journalistes. Néanmoins, cette conférence a aussi traduit des rapports assez tendus et agressifs. Ce qui est som- me toute assez normal, même si tout cela péchait par une certaine asymétrie en défaveur des journalistes. Ces derniers se battant pour poser leur question, aucun n’a pu rebondir sur ce que disait Sarkozy, ne se donnant donc pas de droit de suite. Ce qui a permis à Sarkozy de régler des comptes sans susciter la moin- dre réaction.

Êtes-vous étonné par cette tension ?

Dominique Wolton. Pendant huit mois, les médias, en jouant la « sarkomania », se sont à la fois fait abuser et se sont abusés eux-mêmes. Mais, on ne peut plus conformiste, le milieu journalistique dispose aussi d’une certaine liberté d’esprit, qui parfois se transforme en critique. D’où des journalistes et des médias moins dupes, jouant enfin leur rôle de contre-pouvoir. Résultat : Sarkozy, n’en ayant pas l’habitude, est devenu agressif. Reste que cette détérioration des rapports entre lui et les journalistes sera préjudiciable aux deux parties. S’il joue l’opinion contre les médias, ce sera certes possible (et même facile tant ils se sont décrédibilisés), mais aussi pervers. Et s’il tente à nouveau de séduire les médias, l’opinion publique ne sera pas dupe, comme elle ne l’a pas été jusque-là. De fait, la communication politique n’est pas un jeu à deux mais à trois. La nouveauté, c’est que l’opinion publique est de plus en plus consciente du rapport trouble entre médias et politiques. Voilà pourquoi, à mon sens, les médias auraient tout intérêt à rester, quel que soit le pouvoir politique, à distance de ce dernier.

Sur le fond, qu’avez-vous pensé de ses annonces après l’année « noire » qu’a été 2007 ?

Dominique Wolton. 2007 n’a pas été une très bonne année du point de vue de la concentration des médias, mais l’a été du côté des ven-tes, notamment grâce à la pré-siden- tielle. Las ! Cette apparente bonne santé économique s’est traduite, édito- rialement, par cet alignement que j’ai évo- qué avec pipolisation et hypermédiatisation d’un hyperprésident. Là vont se poser cette année deux questions : celle de l’audiovisuel public et celle de l’audiovisuel public extérieur. Cette dernière est fondamentale puisqu’est en jeu la place de la France dans le choeur médiatique international. à ce titre il n’y a pas à choisir entre TV5 et France 24. Au contrai- re, il faut renforcer les deux en ayant en tête que, pour TV5, la France n’est pas la seule à décider et que c’est elle qui est la véritable représentante de la francophonie dans le mon- de. Là encore, tout est une question de volonté et donc de moyens. Et, comme pour l’audiovisuel public, il y a un risque de « gribouille ».

C’est-à-dire ?

Dominique Wolton. S’il n’y a plus de publicité pour alimenter un audiovisuel public d’ores et déjà largement sous-financé, il va falloir trouver bien plus que 800 millions d’euros et, de surcroît, il faudra que cet argent ne soit pas soumis à la pression du politique, sans quoi on aura affaire à une véritable régression. Or le risque, aujourd’hui, c’est qu’il y ait un déséquilibre accru entre télé publique et télé privée et qu’on en arrive à la conclusion assez perverse qu’il est nécessaire de privatiser une chaîne. Ce qui aboutira à un affaiblissement de l’audiovisuel public. Or la tendance actuelle est qu’après vingt ans de déréglementation à tous crins on retrouve du service public un peu partout. Si la France prenait un chemin inverse, ce serait catastrophique.

Ce qui se passe du côté de la presse écrite et les déclarations de Sarkozy en la matière n’incitent guère à l’optimisme...

Dominique Wolton. Il y a une contradiction fondamentale entre la logique capitaliste de concentration au prétexte que de grands groupes de communication seront plus efficaces, plus compétitifs, et celle de la reconnaissance de la diversité culturelle, qui passe d’abord par le pluralisme des médias. On peut raconter ce que l’on veut : la consti- tution de grands grou- pes de communication sur la base de logiques financières est une atteinte au pluralisme de l’information. D’autant que, lorsque des Lagardère s’investissent dans les médias, ce n’est pas parce que ce sont des amoureux de la presse et de l’information, c’est avant tout parce qu’ils croient que, lorsqu’on maîtrise les tuyaux, on a accès au pouvoir politi- que, ce qui est vrai. Mais aussi parce qu’ils croient qu’en tenant les tuyaux ils tiennent les consciences et le pays, et là, ils se trompent lourdement. Et si ce n’est jamais bon pour la liberté d’expression ni même pour la cré- ation. Car ce qui se joue en ce moment dans la presse et les médias est à relier à ce qui se passe dans la musique, l’édition, le cinéma et désormais les nouveaux supports. À l’exception du cinéma, tous sont coincés entre des innovations techniques qui vont très voire trop vites, cette illusion que sont l’idéologie de la gratuité et une concentration économi- que au nom de l’efficacité mais qui sont incompatibles avec l’idée même du pluralis- me. Et le plus paradoxal, c’est que, si l’Europe a été pion- nière en signant la conven- tion de l’UNESCO sur la diversité culturelle, elle est, dans le domaine des indus- tries culturelles et de la communication, dans une logique libérale des plus classiques. Maintenant, au regard des méfaits de cette logique, qu’il soit nécessaire d’en passer par un cataclysme pour qu’il y ait une prise de conscience, comme cela a pu avoir lieu dans le domaine de l’environnement, c’est possi- ble. En attendant, il serait souhaitable que l’on compren- - - ne qu’il s’agit d’une question hautement politique, c’est-à-dire collective et fondamentale pour la démocratie. Las, entre le monde journa- lis- ti- que et universitaire il y a au moins un point commun : on a affaire, dans les deux domai- nes, à une somme d’individualités qui n’aiment pas les combats collectifs. Tout le monde se dit dans son coin : « Je vais m’en sortir. » Et, malheureusement, la communauté journalisti- que s’est, dernièrement, largement fragilisée en se décrédibilisant. Or ce qui se joue dans la presse interroge d’au- tres métiers et d’autres domaines, car est posée la question suivante : comment préserver, face à la logique de concentration des industries de la communication, de la culture et de la connaissance, la liberté indispensable des créateurs et de la création ? Et, face aux dernières innovations techniques, il ne faut pas se méprendre : si des sites comme rue89 remportent quel- -que succès, ce n’est pas grâce à Internet, c’est grâce à la qua- lité de l’information délivrée. Le nerf de la guerre, donc, ce n’est ni la technologie ni la performance : ce sont les hommes.

Dominique Wolton est directeur de recherche au CNRS, où il dirige le laboratoire « Information, communication et enjeux scientifiques ».

Entretien réalisé par Sébastien Homer


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