Le troisième âge du socialisme (Henri Weber)

lundi 21 janvier 2008.
 

Ce texte d’Henri Weber ( proche de Laurent Fabius et réputé fin théoricien d’origine trotskyste), a été mis en ligne le 2 novembre 2007 sur le site du Parti Socialiste dans le cadre du débat "Les socialistes et le marché". Il est à la hauteur de la réputation de son auteur ; aussi, nous le reprenons sur notre petit site comme base de discussion.

Avant de définir la stratégie du socialisme pour le 21ème siècle, Henri Weber renvoie aux poubelles de l’histoire :

* le premier âge du socialisme "utopique et révolutionnaire" de Marx à l’URSS en passant par Jaurès.

* le deuxième âge dont la social-démocratie scandinave représente le modèle " Pendant près d’un demi-siècle, ce socialisme du deuxième âge a fait merveille. Il a su concilier efficacité économique et progrès social, croissance forte et souci de la qualité de la vie, compétitivité internationale et solidarité".

Ce modèle est entré en crise sur la fin du 20ème siècle. "L’évolution du capitalisme contemporain et celle de nos vieilles sociétés démocratiques elles-mêmes ont miné les conditions de réalisation du compromis social-démocrate. La mondialisation et la financiarisation de l’économie ont réduit la capacité d’action des États-nations européens, en même temps qu’elles affaiblissaient le pouvoir de négociation des syndicats".

Comme réponse à cette mondialisation, le 3ème âge du socialisme a, selon Henri Weber, pratiqué et théorisé 3 types d’expérience : scandinave néo-social-démocrate", blairiste, française type Jospin (gauche de la social-démocratie européenne).

Parmi les dirigeants actuels du Parti Socialiste, Henri Weber fait partie de ceux qui font parfois un effort de théorisation. Cela permet une réflexion. Ceci dit, plusieurs aspects de ce texte laissent le lecteur sur sa faim :

* faiblesse de la partie sur la stratégie socialiste à proposer aujourd’hui et la capacité des partis de l’Internationale socialiste "à recréer les conditions d’un nouveau compromis social-démocrate". Il est également surprenant de pas signaler aujourd’hui les expériences latino-américaines.

* absence de bilan de l’expérience des gouvernements de gauche depuis 1981 et particulièrement 1997-2002, puisque cet épisode est avancé comme modèle

* le socialisme du "premier âge" mais aussi du second mériteraient un bilan plus approfondi. Nous y reviendrons.

Jacques Serieys

Le socialisme français survivra-t-il à son centenaire ?

Beaucoup en doutent après le référendum du 29 mai et les rivalités entre candidats à l’élection présidentielle. Ils ont tort. La crise du socialisme français et européen n’est pas une crise d’agonie, mais une crise de croissance et, pour tout dire, de refondation. Les mutations du capitalisme (mondialisation, financiarisation, nouvelle révolution industrielle ... ) appellent un nouvel âge du socialisme.

Le socialisme est né il y a cent cinquante ans du choc de deux mouvements historiques : le mouvement démocratique, qui a culminé une première fois dans la Révolution française et le mouvement ouvrier, né de la révolution industrielle. Le socialisme, ce fut, à l’origine, l’appropriation des idéaux de 1789 - liberté, égalité, fraternité, droits de l’homme, souveraineté populaire... - par des classes laborieuses surexploitées et privées de tout droit.

Ce mouvement socialiste, bientôt bi-séculaire, a connu trois âges.

Le premier fut utopique et révolutionnaire. Sous ses formes anarchistes, socialistes, puis communistes, le socialisme du premier age partage une même conviction : l’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échange est la pré-condition de l’émancipation des travailleurs. Le capitalisme est incompatible avec le progrès social, démocratique, culturel. L’alternative est : « socialisme ou barbarie ».

Ce socialisme a son utopie, celle de la société parfaite - la « société sans classe, sans État, sans pénurie, sans guerre », réunifiée et transparente à elle-même chère aux marxistes. Il a sa méthode : l’objectif révolutionnaire de « l’expropriation des expropriateurs » et de l’abolition du patronat et du salariat ne peut être atteint que par des moyens eux-mêmes révolutionnaires. Les élections, le parlementarisme, le syndicalisme ont leur utilité : ils favorisent l’éducation politique et l’organisation des classes populaires. Mais la question décisive - celle de la propriété des entreprises - ne peut être réglée que par la violence de masse : grève générale, double pouvoir et insurrection armée. Remis en question pour la première fois par le dirigeant allemand Édouard Bernstein en 1899, ce credo fut réaffirmé à une forte majorité par l’Internationale socialiste, au tournant du siècle, avec l’appui de Jean Jaurès. Il a inspiré le mouvement socialiste, sous des formes, il est vrai, de plus en plus édulcorées, jusqu’au début des années 1950, et l’Internationale communiste, jusqu’à son effondrement après l’implosion de l’URSS.

Le second âge du mouvement socialiste - l’âge réformiste ou social-démocrate - commence au début des années 1930, dans les pays scandinaves. Assistant aux premières loges au désastre de la collectivisation forcée en Union soviétique, les socialistes suédois posent un nouveau paradigme : pour maîtriser et humaniser la société, affirment-ils, point n’est besoin d’étatiser les entreprises ni d’éradiquer le marché, comme le font les communistes, pour le malheur de leurs peuples. Sous certaines conditions, il est possible de mettre les forces créatrices de la libre entreprise et des marchés au service du progrès. Ces conditions sont l’existence d’un État démocratique avancé et d’un mouvement ouvrier puissant et organisé à tous les niveaux de la société, « de l’atelier jusqu’au gouvernement ».

En démocratie, disent les inventeurs de la social-démocratie moderne, les pouvoirs politique et syndical peuvent agir sur l’économie par la loi, le droit, la fiscalité, la monnaie, le budget, les services publics et les entreprises nationales, les accords contractuels entre partenaires sociaux. Ils peuvent assurer ainsi le plein-emploi, l’augmentation régulière du pouvoir d’achat, la protection sociale des salariés, l’amélioration de leurs conditions de travail et de leur cadre de vie.

Ce socialisme du deuxième age ne se contente pas de redistribuer les richesses pour atténuer les maux du capitalisme. Il n’est pas réductible à un « réformisme de la réparation », indifférent à la production.

Il intervient, au contraire, au cœur de la production économique elle-même et a donné naissance à un type original d’économie de marché : le modèle scandinave ou rhénan, appelé aussi « capitalisme organisé » (R. Hilferding) ou économie mixte (Fr. Mitterrand), distinct aussi bien du modèle libéral anglo-saxon que du modèle corporatiste japonais.

La social-démocratie du xxe siècle, c’est, certes, l’Etat redistributeur, réduisant les inégalités au moyen de la fiscalité, des services publics, des équipements collectifs, des prestations sociales. Mais c’est aussi, et au même titre, l’Etat régulateur, stimulant la croissance par une politique macro-économique de soutien à la demande et à l’investissement, en vue de garantir le plein-emploi et d’atténuer l’ampleur des cycles économiques. C’est l’État développeur, capable de se faire lui-même entrepreneur économique en cas de carence manifeste de l’initiative privée et d’animer un vaste secteur public.

C’est l’État stratège soucieux d’améliorer constamment la spécialisation de l’économie nationale dans la division internationale du travail.

Mais ce qui confère leur efficacité à toutes ces politiques publiques, c’est le pouvoir de négociation du mouvement ouvrier - syndical, associatif et politique - qui crée les conditions de compromis favorables avec les détenteurs privés du pouvoir économique, les chefs d’entreprise et opérateurs financiers.

Ce socialisme ne promet pas le meilleur des mondes, mais, plus modestement, un monde meilleur, régi par le droit et la solidarité. Il récuse le recours à la violence et recommande au contraire d’agir par la conviction, la réforme, le compromis, les élections.

Pendant près d’un demi-siècle, ce socialisme du deuxième âge a fait merveille. Il a su concilier efficacité économique et progrès social, croissance forte et souci de la qualité de la vie, compétitivité internationale et solidarité.

L’idée que l’économie de marché n’était pas nécessairement un obstacle au développement d’une démocratie avancée, d’un avenir maîtrisé et d’une société plus humaine, qu’elle pouvait même, sous certaines conditions, oeuvrer au service de ces trois objectifs, s’est peu à peu imposée.

Ce modèle est entré en crise à la fin du siècle dernier.

L’évolution du capitalisme contemporain et celle de nos vieilles sociétés démocratiques elles-mêmes ont miné les conditions de réalisation du compromis social-démocrate. La mondialisation et la financiarisation de l’économie ont réduit la capacité d’action des États-nations européens, en même temps qu’elles affaiblissaient le pouvoir de négociation des syndicats. Le vieillissement de la population, l’allongement de la scolarité, l’urbanisation à outrance ont mis à mal les budgets de l’État-providence.

La disparition de la menace communiste a rendu moins impérieux les compromis sociaux consentis par les classes dirigeantes occidentales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La différenciation et la segmentation du salariat, la montée de l’individualisme, le scepticisme idéologique du mouvement ouvrier et de la jeunesse ont affaibli la capacité d’action collective des travailleurs.

Le rapport des forces entre le capital et le travail a évolué en faveur des détenteurs du pouvoir économique privé.

La crise des politiques social-démocrates d’après guerre s’est traduite, en Europe, dans les années 1980, par le retour du chômage de masse, la montée du travail précaire, l’explosion de tous les déficits, la dégradation des comptes publics. Les divers partis socialistes ont réagi en recherchant de « nouvelles voies ». La mieux théorisée et la plus connue est la « troisième voie » du New Labour de Tony Blair. Mais elle n’est pas la seule.

Les trois lignes

La voie « néo-social-démocrate »

Les Scandinaves ont adapté leur modèle en renégociant leur pacte social : pour faciliter le redéploiement de leur économie vers les nouveaux secteurs en expansion et garantir le succès de leurs entreprises sur le marché mondial, ils ont accepté de renforcer la liberté d’entreprendre et de gérer du patronat, sans renoncer, pour autant, à leur haut niveau de prélèvement et de redistribution sociale. Ils ont assuré la « flexibilité » de leur économie, en facilitant les licenciements, sans sombrer dans un système de précarité généralisé, grâce à la réforme de leurs services publics de l’emploi, l’amélioration de leurs systèmes de formation professionnelle continue, le développement des politiques actives de l’emploi. Ils ont réduit le coût de leurs États-providence, en privatisant plusieurs de leurs services publics - Poste, énergie, transports... sans réduire significativement leur qualité, si l’on en croit les enquêtes d’opinion, ni augmenter les dépenses *

Ils ont réussi à réduire leur taux de chômage de moitié en dix ans tout en maintenant de hauts salaires, une protection sociale de qualité, des services publics satisfaisants et une position en pointe dans la transition vers la « société de la connaissance ». La proportion de la population connectée à Internet est, dans ces pays, la plus élevée au monde. Copenhague, Stockholm, Oslo, Helsinki sont devenus des lieux de pèlerinage pour dirigeants occidentaux en quête d’inspiration pour vaincre le chômage. De la « flexsécurité » danoise, les conservateurs libéraux retiennent, il est vrai, surtout la flexibilité et oublient la sécurité. Chacun s’accorde, par ailleurs, à reconnaître que ces modèles peuvent être source d’inspiration, mais ne sont pas exportables, faute de pouvoir transposer les cultures nationales et les systèmes de relations sociales qui les sous-tendent. Mais il n’empêche qu’une réponse a été trouvée à la crise du modèle social-démocrate d’après guerre, distinct à la fois de la réponse libérale et de celle de la « vieille gauche ».

La voie social-libérale

Les travaillistes anglais, sous la férule de Tony Blair et de ses spin doctors, ont mis en oeuvre une autre réponse à la crise du compromis social-démocrate d’après guerre, celle du (i social-libéralisme ». Revenus au pouvoir, après dix-huit années passées dans l’opposition, le Labour Party n’a pas remis en question les « acquis » de l’ère Thatcher : taux d’imposition et de charges sociales faibles, flexibilité du travail élevée, privatisation des services publics, priorité donnée à l’ « attractivité du territoire », pour les investisseurs et les chefs d’entreprise. L’idée sous-jacente est que, en période de mondialisation accélérée et de révolution technologique permanente, la déréglementation et la privatisation de l’économie permettent d’attirer les flux de capitaux en mal de placement et favorisent la réallocation des ressources - travail et capital des secteurs traditionnels, en perte de vitesse, vers les secteurs économiques d’avenir. L’attractivité du territoire crée le plein-emploi - même si une partie de ces emplois sont peu qualifiés et mal rémunérés ; le plein-emploi crée la richesse et nourrit la croissance ; la croissance forte et durable permet de rééquilibrer les comptes de l’État et de dégager des ressources qui viendront s’investir dans des politiques publiques favorables au développement : éducation, santé, recherche, transports, sécurité publique... C’est le cercle vertueux du social-libéralisme, que Tony Blair donne en exemple aux socialistes continentaux.

Cette réponse est « libérale », parce qu’elle partage les postulats idéologiques du libéralisme économique : le postulat du Labour, c’est que les chefs d’entreprise sont toujours plus compétents que les fonctionnaires, les marchés toujours plus pertinents que les politiques ; moins l’État intervient dans l’économie et les relations sociales, mieux l’économie et la société se portent. Ce credo libéral s’illustre, entre autres, dans le recours massif au « partenariat public/privé » (PPP) par lequel l’État « vend » aux entreprises privées, pour trente ans, la construction et la gestion des écoles, des hôpitaux, des transports et même des prisons.

Elle est « sociale », parce qu’elle espère mettre la croissance retrouvée au service du progrès et de la justice sociale. Les zones sombres de la politique blairiste - bas salaires, longs horaires, services publics en perdition, explosion des inégalités, ampleur de la sous-classe des travailleurs pauvres - ont suffisamment été rappelés, dans notre pays, pour qu’on puisse souligner, aussi, les points positifs.

Selon les statistiques du BIT, le taux de chômage est à 5,2 % (mais il y a deux millions d’inactifs qui bénéficient de l’indemnité pour « incapacité » au travail, soit 7,4 % de la population active. Tony Blair vient d’engager un programme visant à réduire ces « inaptes au travail » de moitié !), le taux de croissance est plus élevé que celui de la zone euro, le smic a été institué en 1999 et a augmenté de 40 % depuis ; 560 000 emplois ont été créés dans les services publics, dont les crédits ont été augmentés substantiellement. Le gouvernement travailliste a signé la Charte sociale européenne (avec, il est vrai, une clause d’opting out sur la limitation du temps de travail qui autorise à y déroger, si le salarié y consent), allongé les congés maternité, amélioré la protection des employés...

La « troisième voie » blairiste n’est pas transposable sur le continent. Parce qu’elle a eu pour pré-condition dix-huit années de « contre-réforme » thatchérienne, qui ont réduit sensiblement le pouvoir syndical et permis au premier gouvernement travailliste de paraître progressiste à peu de frais. Parce qu’elle se situe aussi dans un pays qui a fait un certain choix dans son type d’insertion dans la nouvelle division internationale du travail : celui des services au détriment de l’industrie. Et que ce pays applique la « stratégie du passager clandestin » en Europe : il entend faire le voyage - c’est-à-dire bénéficier de tous les avantages du grand marché unique - sans payer son billet. « I want my money back » répète Tony Blair, à la suite de Margaret Thatcher, et la Grande-Bretagne conserve, avec la livre sterling, le pouvoir de jouer de l’arme monétaire.

Il n’empêche que cette « troisième voie » blairiste révèle l’essence du social-libéralisme : sa conviction de base est que, dans nos économies ouvertes, en proie à une concurrence exacerbée et aux innovations perpétuelles, il faut lâcher la bride aux entrepreneurs, libérer les initiatives et les énergies privées, faire confiance aux marchés pour optimiser l’allocation des ressources ; créer un environnement favorable au développement des entreprises en instituant une fiscalité incitative, une législation peu contraignante, un climat psychologique favorable au monde des affaires. En renforçant aussi l’ « employabilité » des salariés par une politique de formation, de santé, de logement, appropriée. En combattant, enfin, leur propension à 1’« assistanat » par une politique d’indemnisation courte du chômage, soumise à des conditions strictes et étroitement contrôlée.

À ceux qui objectent que cette politique accroît les inégalités, les dirigeants du New Labour répondent que "ceux qui en profitent le moins en profitent tout de même », ne serait-ce qu’en échappant à l’angoisse du chômage. Les tenants de la troisième voie ne sont pas partisans de l’égalisation des conditions. Ils sont pour accroître l’égalité des chances.

La voie « socialiste moderne » des Français

À la crise de la politique social-démocrate traditionnelle, il existe aussi une réponse française, mise en pratique et théorisée dans les années 1990. Les socialistes français sont restés attachés au volontarisme économique et à l’intervention de la puissance publique dans les sphères économiques et sociales. Pour paraphraser Lionel Jospin, ils se sont résignés à l’économie de marché, mais pas à la société de marché. Ils ont appliqué une politique macroéconomique habile en 1997-2002, qui leur a permis de booster la croissance et de contribuer à la création de deux millions d’emplois supplémentaires en cinq ans. Ils ont renforcé l’État-providence en instituant le Rmi (revenu minimum d’insertion), la cmu (couverture maladie universelle), l’APA (allocation personnes âgées). Ils ne sont pas pour autant restés crispés sur le modèle social français des Trente Glorieuses et ont pris en compte les contraintes de la mondialisation et de la révolution technologique.

Les gouvernements socialistes ont accepté d’assouplir le marché du travail en autorisant les recours massifs aux contrats " atypiques » - CDD, travail à temps partiel, travail intérimaire, emploi aidé... - et en favorisant l’annualisation du temps de travail, à l’occasion des trente-cinq heures. Ils ont accepté de réduire le coût du travail non qualifié en abaissant les charges sociales sur les bas salaires jusqu’à 1,3 du smic. L’ensemble des aides à l’emploi s’élève aujourd’hui à 22 milliards d’euros par an.

En revanche, ils ont refusé que, sous prétexte de flexibilité, ces assouplissements ne débouchent sur une société de précarité généralisée et qu’ils se fassent sans contrepartie pour les salariés. D’où le renforcement de la législation contre les licenciements abusifs, la <4 loi de modernisation sociale », qui rend plus coûteux les licenciements, la loi sur la réduction du temps de travail. De même, les gouvernements socialistes ont pratiqué de nombreuses privatisations, en particulier d’entreprises du secteur concurrentiel marchand, et quelques ouvertures minoritaires du capital. Mais ils ont refusé de privatiser les grands services publics, ceux où se forge la cohésion sociale et nationale.

Les socialistes français ne partagent pas la confiance des sociaux-libéraux dans les capacités d’autorégulation des marchés, ni dans leur aptitude à réaliser l’optimum de la croissance économique et de l’allocation rationnelle des ressources. Ils demeurent très attentifs aux carences et aux faillites du marché, et passablement distraits sur celles de l’État.

Leur idéologie les rapprocherait plutôt du socialisme nordique, auquel ils s’intéressent de près, sans pouvoir vraiment s’en inspirer, ne serait-ce qu’en raison de la faiblesse des syndicats.

On le voit, la réponse « social-libérale » du New Labour de Tony Blair n’est pas la même que la réponse « néo-social-démocrate » des partis scandinaves. Celle des socialistes français, qui fait la part belle à l’État et au non-marchand, diffère de celle des Espagnols et des Allemands. Mais dans ces tâtonnements prend forme ce que sera le troisième âge du socialisme.

Le troisième âge de la gauche

Le socialisme du xxie siècle sera alter-mondialiste, alter-européen, féministe et écologiste.

L’alter-mondialisme est la figure moderne du vieil « internationalisme prolétarien ». L’ancien internationalisme était centré sur la lutte pour la paix, au nom de la solidarité internationale des travailleurs et pour la décolonisation, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il a été dévoyé par les partis communistes, en soutien inconditionnel à la politique de l’URSS. L’internationalisme du xxie siècle a pour objet principal l’instauration progressive d’une gouvernance mondiale, capable de contrebalancer la puissance des forces du marché en même temps que de prévenir, de contenir, d’atténuer les conflits armés.

Il s’efforce de définir de nouvelles règles de fonctionnement de la société et de l’économie mondiale et d’édifier, dans le cadre d’une oNu rénovée, un ensemble articulé d’organisations internationales, capables de faire appliquer ces règles. Dans la hiérarchie des normes qui régit la société internationale, il combat pour faire prévaloir la défense des droits des travailleurs, de la santé, de l’écosystème, de la diversité culturelle, sur les exigences du libre commerce. À la mondialisation libérale, en cours depuis vingt ans, sous l’égide des États-Unis et des multinationales, il entend substituer une mondialisation solidaire et maîtrisée. La réforme et la démocratisation des grandes institutions internationales (Banque mondiale, FMI, OMC, OMS, OIT, FAO, UNESCO ... ), l’institution d’un Conseil de sécurité économique à 1’oNu et d’une Organisation mondiale de l’environnement (OME), la mise en place d’une fiscalité mondiale pour financer l’aide au développement : tout cela figure au programme des partis socialistes et inspire l’action de leurs gouvernements.

Ce socialisme du xxie siècle sera également alter-européen. Pour promouvoir une autre mondialisation et une meilleure gouvernance mondiale, l’Europe constitue en effet un outil irremplaçable. À condition d’être autre chose qu’un simple « grand marché ». Les socialistes du xxie siècle travaillent à l’avènement d’une Europe puissance - une fédération d’États-nations capable de défendre son modèle social, de promouvoir son type de civilisation, de s’affirmer comme un acteur autonome dans le monde multipolaire qui a succédé à celui de la guerre froide.

C’est pourquoi le redressement du cours actuel de la construction européenne, sa réorientation vers l’édification d’une Europe plus volontaire, plus sociale, mieux intégrée, plus démocratique, représente pour les socialistes un enjeu décisif. Si l’Union européenne poursuit sa dérive libérale et sa fuite en avant territoriale au lieu de se constituer en force motrice d’une autre mondialisation, le socialisme moderne sera privé de son principal moyen d’action pour peser sur l’évolution du monde.

Dans le cadre de l’Union européenne et de chacun de ses États membres, le socialisme du xxie siècle entend rénover le Pacte social, substituer au compromis social-démocrate de 1945 un nouveau compromis, adapté aux nouvelles conditions historiques.

Les termes de ce nouveau contrat social peuvent se résumer aisément : sécurisation des parcours professionnels (c’est-à-dire éradication de fait du chômage de longue durée) contre la mobilisation des salariés pour la compétitivité économique.

Pour s’insérer avantageusement dans la nouvelle division internationale du travail, les pays européens doivent redéployer leur économie vers les industries de pointe et les services à haute valeur ajoutée, mais aussi vers les services aux personnes, non délocalisables. Ils doivent renforcer et réorganiser leur recherche et leur enseignement supérieur, développer des politiques publiques de soutien à l’innovation, à la création et au développement des entreprises. Favoriser les politiques actives de l’aide à l’emploi, rénover, sans le réduire et encore moins le démanteler, leur État-providence.

La grande innovation des prochaines années sera ce que la CGT a appelé la <4 Sécurité sociale du travail », et dont on voit aujourd’hui des exemples dans les pays scandinaves. En combinant une indemnisation du chômage forte et prolongée (70 % du salaire pendant quatre ans au Danemark, 90 % pour les salaires les plus bas), un service public de réinsertion dans l’emploi puissant et efficace ; un système performant de formation permanente des adultes ; le droit institué à tout un ensemble de congés - parental, de formation, civique... -, les Scandinaves sont parvenus non seulement à réduire le taux de chômage de 10 % à 5 % en dix ans, mais aussi à réduire la durée moyenne du chômage à quelques mois et à écarter la crainte de se trouver sans emploi.

Le socialisme du xxie siècle sera féministe. La révolution féministe, qui applique le principe égalitaire au rapport entre les genres, est sans doute le mouvement social le plus profond et le plus lourd de conséquences du siècle passé. La revendication féministe d’une égalité réelle entre les hommes et les femmes bouleverse la famille, le couple, l’entreprise, la cité... Les socialistes se sont toujours prononcés pour cette égalité. Ils ont très tôt compté des dirigeantes de tout premier rang (Rosa Luxemburg, Clara Zetkin ... ). Mais l’émancipation des femmes ne pouvait être, à leurs yeux, que la conséquence de l’avènement du socialisme. La gauche du xxie siècle fait au contraire du combat des femmes une dimension centrale de son identité. Ce combat est loin d’avoir atteint tous ses objectifs dans les démocraties occidentales avancées, et l’ordre patriarcal règne sans partage dans la plupart des pays du Sud. La lutte contre l’oppression de la « moitié du ciel » sur les trois quarts de la planète, celle pour une véritable parité, dans les pays démocratiques développés, constituent un axe essentiel du socialisme du xxie siècle.

La gauche du xxie siècle sera enfin social-écologique. Le socialisme du deuxième âge est né de la synthèse entre le libéralisme politique, la pensée démocratique et la critique socialiste du capitalisme. Le socialisme du XXIe siècle naîtra d’une nouvelle synthèse entre le programme social-démocrate et la revendication écologique : la social-écologie, c’est la prise en compte simultanée des exigences sociales, économiques et environnementales pour bâtir un développement vraiment durable et équitable ; durable, parce que équitable. Les questions de la défense de l’écosystème, de l’environnement, de la qualité de la vie, celle de la préservation des intérêts des générations futures vont gagner rapidement en acuité, à mesure que les nouveaux pays émergents vont accélérer leur industrialisation. De relativement marginales qu’elles étaient dans le programme des socialistes au XIXe et au xxe siècle, elles vont devenir centrales.

Au sein de la gauche française et européenne, les idéologies correspondantes à chacun de ces trois âges du socialisme coexistent.

L’extrême gauche perpétue, sans grande conviction, le premier âge du socialisme. Elle continue de penser que l’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échange est la condition préalable à l’avènement de la « bonne société ».

Une partie de la gauche réformiste défend le modèle social-démocrate du deuxième âge, sans comprendre pourquoi et en quoi il doit être rénové.

D’autres composantes, enfin, s’efforcent d’inventer le troisième âge du socialisme. Parmi celles-ci, certaines subissent l’impact de l’idéologie dominante - ce retour de flamme du libéralisme économique venu d’outre-Atlantique et d’outre-Manche au début des années 1980. Le social-libéralisme existe, ce n’est pas qu’une facilité polémique. La gauche social-libérale rompt avec le paradigme de la social-démocratie et se rallie à celui du néo-libéralisme.

La gauche de la social-démocratie européenne, au contraire, reste sceptique sur les capacités du capitalisme à s’auto-réguler. Elle considère avec inquiétude la spectaculaire montée en puissance du capital financier au sein du capitalisme mondial et l’instabilité accrue du système qu’elle induit. Elle cherche à recréer les conditions d’un nouveau compromis social-démocrate et à en définir les contenus et les moyens.

C’est de cela dont débattent en réalité, les socialistes français et européens, par-delà les questions de personnes et le choc (légitime) des ambitions.

Henri Weber.


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