A lire : L’EXPÉRIENCE PLÉBÉIENNE. UNE HISTOIRE DISCONTINUE DE LA LIBERTÉ POLITIQUE

jeudi 31 janvier 2008.
 

Quand la plèbe fait l’Histoire

On a toujours raison de s’insurger... Mais l’insurrection n’est ni la révolte ni une révolution, elle est autre chose et plus qu’un fait historique : une dimension fondamentale de notre expérience, c’est-à-dire de notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes. Cette expérience est celle de la "plèbe", telle que la présente ici Martin Breaugh, professeur de théorie politique à l’université York (Toronto, Canada).

Qu’est-ce que la plèbe ? Un événement marquant, scène inaugurale de l’entrée du "principe plébéien" dans l’Histoire, en fixe les premiers traits. En 494 av. J.-C., la plèbe romaine, injustement assujettie à l’ordre des patriciens tout en ayant le devoir de défendre par les armes la "liberté" romaine contre les assaillants extérieurs, se retire sur la colline de l’Aventin, où elle fait sécession.

Les patriciens, privés des bras qui les font vivre, dépêchent auprès d’eux un émissaire qui, quoiqu’il parvienne à les convaincre de regagner la ville, doit leur concéder l’essentiel : l’existence politique qui leur était jusqu’alors déniée (et que concrétisera l’institution des tribuns de la plèbe). La plèbe cesse alors d’être une masse hétérogène extérieure à la vie de la République, pour autant qu’elle se constitue elle-même en sujet d’une prise de parole et d’une exigence de liberté. Le plébéien refuse d’être réduit au statut d’animal laborans, uniquement soumis aux exigences vitales du travail et de l’entretien de son corps biologique, et arrache à l’élite dominante la reconnaissance de sa participation à l’espace du corps politique, autrement dit de sa dignité de zoon politikon (animal politique). "Il y a, en quelque sorte, un devenir plébéien qui s’active lors de ce moment fondateur de l’expérience politique de la plèbe", écrit l’auteur.

Cette victoire des "sans-part", selon l’expression de Jacques Rancière, ne sera évidemment pas acquise une fois pour toutes. Elle ouvre au contraire une histoire interminable, secrète et discontinue. Histoire discontinue, car l’expérience plébéienne ne peut surgir qu’à la faveur de mouvements d’insurrection, dans lesquels ceux que les structures sociales et économiques mettent au-dehors de la res publica s’emparent de la parole et agissent de manière concertée sur la scène politique. Ces mouvements, Martin Breaugh les analyse depuis la sécession des plébéiens jusqu’à la Commune de Paris, en passant par la révolte des Ciompi dans la Florence du XIVe siècle, les luttes des sans-culottes français ou celles des jacobins anglais à la fin du XVIIIe siècle. Histoire secrète aussi, car elle est refoulée par la "mémoire officielle", alors même que selon Breaugh la "division originaire du social", notion qu’il emprunte à Claude Lefort (division entre "patriciens" et "plébéiens", ou si l’on préfère dominants et dominés), constitue son moteur intime. Histoire interminable enfin, dans la mesure où la fracture qui traverse les sociétés et tend constamment à exclure le plus grand nombre de l’accès au politique, c’est-à-dire à sa propre humanité, ne sera jamais entièrement résorbée.

Une telle histoire est d’abord celle du "principe plébéien" : les surgissements fulgurants d’un effort d’émancipation mené par la plèbe, en une action qui déjoue la domination sociale au profit d’un idéal d’égalité et de justice, faisant advenir un pouvoir par lequel "le lien humain s’avère être un lien politique". Mais cette histoire est aussi celle de la "pensée de la plèbe", c’est-à-dire des vicissitudes du "signifiant plèbe" dans l’histoire de la pensée philosophique et politique - que Breaugh traque chez des auteurs aussi divers que Machiavel, Montesquieu, Pierre-Simon Ballanche ou Foucault, et dont la principale leçon est que la plèbe nomme l’exigence inconditionnelle de la liberté, qu’elle la fait valoir sous la forme d’un conflit qui est en même temps le principal vecteur du progrès.

Mais le projet même d’une telle histoire présente un caractère paradoxal. Car ces insurrections ne parviennent justement pas à s’inscrire dans la durée, à "faire histoire", et tout se passe comme si elles ne s’expérimentaient jamais que dans la césure entre deux formes de domination, entre l’oppression qui disparaît et celle qui s’apprête à venir. C’est que, dans sa vitalité même, l’insurrection plébéienne est toujours hantée par son morbide contraire : la servitude volontaire et le désir d’un maître. Elle s’inscrit alors non plus dans mais contre la linéarité de l’histoire, dans ce que l’auteur appelle un "temps de la brèche" qui refuse aussi bien le passé que l’avenir qui se prépare, se ménageant un lieu difficile dans un temps "hors de ses gonds" où seule l’inventivité politique des groupes en lutte, leur capacité à inventer de nouveaux modes d’"être-ensemble", les préserve de retomber dans le déchaînement d’une violence aveugle ou l’abjecte soumission à un chef idéalisé.

L’insurrection peut alors se définir (et c’est ce que démontrent les fines analyses historiques de l’auteur) comme un véritable laboratoire du vivre-ensemble selon l’exigence proprement démocratique, certes terriblement précaire car travaillée par la double exigence d’assurer à la fois les conditions de la fraternité et de l’union, et celles de la reconnaissance de la singularité individuelle et de la nécessaire division du social. Les belles pages que l’auteur consacre aux formes entièrement pacifiques et symboliques de certaines insurrections des sans-culottes montrent qu’avant même d’être refus brutal de l’ordre existant, l’insurrection se caractérise comme un souci infini du politique - ce qu’il faut entendre conformément à la leçon de Ballanche selon laquelle "le plébéien, c’est l’homme même" : l’insurrection plébéienne n’est autre que la prise en charge par les hommes, dans le lien politique, de leur propre humanité.


L’EXPÉRIENCE PLÉBÉIENNE. UNE HISTOIRE DISCONTINUE DE LA LIBERTÉ POLITIQUE de Martin Breaugh. Payot, "Critique de la politique", 406 p., 25 €.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message