Intérimaire en usine : voyage en Peugeot

mercredi 22 décembre 2010.
 

Appelons-là Amira. Elle a 32 ans et enchaîne les contrats d’intérim chez Peugeot. Son témoignage éclaire la condistion paradoxale des intérimaires en usine, à la fois sûrement tenus et moins aisément contrôlables que les "embauchés". Comment ne pas plier ?

Peugeot, j’en avais entendu parler par mon père. J’en avais une image très noire, mon père y avait laissé sa santé, un milieu très dur, masculin, les chefs toujours dans le dos, la fatigue, le mal partout... Le peu qu’il disait c’était : « T’as intérêt à travailler à l’école et réussir, sinon voilà ce qui t’attend. » Et puis, une nuit de mars, j’y suis entrée comme intérimaire un peu par défi... J’y allais pour voir, dans l’idée d’y rester quelques mois, deux ou trois, pas plus. C’était le 20 mai 2001, précisément... Avant d’atterrir au bâtiment C, là où j’ai été placée au début, il y a eu la journée d’information, comme ils disent, interminable, le rendez-vous très tôt le matin à l’entreprise d’intérim, on était quelques-uns convoqués, le film sur Peugeot, on vous explique comme c’est bien, l’entreprise, les voitures, bref, on vous fait un petit topo sur la sécurité, on vous balade partout et on vous met dans une salle tout l’après-midi à régler des histoires de paperasserie, de trajets de bus, rien à voir avec le travail, mais ça allait, j’étais contente... À la fin du premier jour, je ne savais toujours pas où j’étais affectée.

Entre Vosges et Jura, Sochaux, ville-usine, XIXème imbriqué dans XXème, Temps ultra Modernes, à quelques kilomètres de Montbéliard, « c’est si grand qu’on ne peut pas faire le tour à pied », dans la plaine de la Vouaivre. Peugeot prend possession des lieux en 1912 et y construit l’un des plus grands centres industriels. Hectares de tôles ondulées, bâtiment A, bâtiment B, bâtiment C, démesurés, toits en biseau, allées désertes, préfabriqués, silence, cheminées, grillages. Zone inoccupée ? Déjà friche ? Non, hommes gris à vélos repérés sur la gauche, bruits de moteurs amortis au loin, porte coulissante sur hangar, et là, quand on entre, brouhaha, clair-obscur métallique, néons « jour éternel », éclats de voix, bruits de moteurs assourdissants, les hommes, les machines, la chaîne, mouvement lent et ininterrompu, les carcasses sur la chaîne, « plus de 2 000 voitures par jour, 10 400 par semaine », agitation générale, emboutissage, ferrage, peinture, mécanique... 17 000 salariés, contre 42 000 en 1979. Après deux décennies atones, en 2000, les embauches reprennent. Les voitures se vendent bien, le marché, cyclique, est en phase d’expansion. À l’été 2001, 4 000 intérimaires plus 1 000 « stagiaires d’été » travaillent dans l’usine. La mise en place du travail le week-end (« VSD » pour vendredi-samedi-dimanche), en juin dernier, maintient une forte proportion de précaires (plus de 3 000). Dans certains ateliers, à la chaîne, au montage par exemple, où l’on trouve les postes les plus durs, ils représentent 40 à 50 % des ouvriers.

J’avais demandé à être de nuit, alors je reviens le lendemain à 21 heures, et là, formation à la connectique, ils nous parlent de faisceaux, de connections, c’est tout ce que j’ai retenu, ça ne m’a pas du tout servi... Au milieu de la nuit, le formateur nous fait prendre nos tenues, des pantalons et des blouses grises, on va dans le bureau du grand chef, on l’attend une heure, il cherche à nous dire quelque chose : « N’essayez pas trop de comprendre et tout se passera bien... » Là, enfin, vers 2 heures et demi du matin, on nous emmène à notre poste de travail... Moi, j’étais chauffrette [féminin de chauffeur dans le langage Peugeot]. Au bâtiment C, j’ai d’abord été frappée par cette odeur de ferraille, de graisse et de pots d’échappements, puis je me suis habituée... J’étais en bout de ligne avec d’autres filles, les voitures arrivaient, presque finies, et on les orientait, soit aux retouches si elles avaient des défauts, soit à la vente si elles étaient prêtes à être expédiées... Il suffisait d’engager la voiture sur un tapis roulant et de l’emmener au protex [sorte de protection contre les intempéries]. J’ai fait ce boulot un mois à peu près. L’ambiance n’était pas terrible, mais c’était moins pire que ce que j’imaginais. C’était bien même, une bonne planque.

Passage obligé pour être recruté en contrat stable à durée indéterminée, l’intérim se banalise, s’institutionnalise même. Les sociétés de travail temporaire sont parvenues à effacer l’image d’esclavagistes qui leur tenait à la peau dans les années 1970. À force de lobbying et de campagnes de communication agressives (« Grâce à nous, vous trouverez un CDI », en période de chômage de masse), elles ont fini par persuader les pouvoirs publics et les politiques de leur utilité (1). Façade repeinte, champ d’action agrandi. Finis les bouche-trous à la sauvette, elles se comportent en sous-traitantes « Ressources humaines » des entreprises qui achètent (cher) leurs services : recherche, sélection et formation des intérimaires, gestion de leurs contrats de travail (seuls les « bons éléments » sont « recontactés ») et de leurs fiches de paie. À ces mêmes sociétés de tenir les intérimaires à disposition en cas de besoin, de dissiper les tensions et les mécontentements.

Un beau jour, on m’appelle au bureau. Mon chef et le grand chef sont là. Sans me donner d’explication ils me disent : « On vous change de poste, soyez demain aux pare-chocs. » J’ai su après que c’était pour voir si une femme pouvait tenir le poste... Pendant huit mois, ça a été le bonheur ... Le travail n’était pas difficile, je m’y trouvais bien. Je récupérais les pare-chocs que les chauffrettes m’expédiaient, ceux qui avaient des défauts, et je les rectifiais. C’était un poste autonome, je pouvais m’arrêter quand je voulais, fumer en travaillant, aller aux toilettes en dehors des pauses, discuter avec les autres, du moment que je ne restais pas assise à ne rien faire... La blouse n’était pas obligatoire... Et il y avait deux personnes avec qui je m’entendais très bien. L’un me faisait rire, l’autre me racontait les histoires de l’usine, les manifestations, les luttes, les révolutions... Et ça s’est arrêté un fameux 20 février... Trois mois après, le 25 mai dernier, la boîte d’intérim me rappelle : « Bonjour, on a besoin de vous. » Je n’avais rien d’autre, j’accepte... Ils refont la journée d’information, mais là ça ne prend pas, le coup de « Peugeot est là pour vous », j’avais vécu le truc de l’intérieur.

Principal employeur de la région avec sa suite de sous-traitants, Peugeot rythme et dicte la vie économique de Montbéliard et ses environs. Un modèle qui se vend, et le chômage fléchit. Le proviseur d’un Lycée professionnel du coin raconte qu’à partir de 2000, il a eu la satisfaction de dire à ses élèves, découragés par les années de galère et les emplois-jeunes des frères et sœurs, qu’ils ne venaient pas à l’école en vain, « en plus, cela gommait les problèmes de racisme à l’embauche ». Dans son établissement, considéré comme un « sale lycée », l’absentéisme a chuté et les enseignants ont repris goût au travail. À cette époque, le constructeur automobile et ses acolytes de l’intérim ont été accusés de « débaucher » les élèves en leur faisant miroiter un emploi avant même qu’ils n’obtiennent leur diplôme. Après les années de crise, on parlait subitement de « pénuries de main-d’œuvre ». À tel point que Peugeot, comme toutes les entreprises dans le même cas, n’a plus juré que par la « fidélisation » des intérimaires, concept pour le moins paradoxal, et par la « féminisation » des ateliers (les ouvrières étant plus « adaptables, travailleuses, consciencieuses »). Mais cela n’a pas suffi. Après avoir asséché les LEP des environs, après avoir ouvert leurs portes, pour la première fois depuis longtemps, aux jeunes des cités habitués des stages-parking (« on a pris le tout-venant », grogne un sous-traitant), les sociétés de travail temporaire sont bientôt allées puiser dans les réserves du Nord et du Centre de la France des centaines d’intérimaires qu’on n’a bientôt plus su où loger. D’anciens foyers de travailleurs ont été rouverts pour l’occasion. Certains ont élu domicile dans des campings, d’autres se sont serrés dans des studios, d’autres enfin se seraient contentés de leur voiture. Toutes les histoires ont circulé à leurs propos. Des fils d’immigrés, des femmes, des « étrangers » de Lille ou d’Auvergne. Toute une nouvelle population est entrée dans l’usine et est venue briser l’atmosphère vieillotte et tranquille qui flottait depuis une décennie.

Je me retrouve en chaîne, de tournée, une semaine du matin, une semaine le soir, tenue obligatoire et les chefs qui rôdent. Je tombe en peinture, aux obturateurs [pose de « bouchons », à l’intérieur de la caisse, pour boucher les trous], on travaille sur le squelette de la voiture. Pour éviter les dépôts, on a interdiction de se parfumer, d’utiliser du déodorant, on doit mettre des chaussures spéciales. Là, ça faisait trop... J’étais mal à la chaîne, dans cette équipe il régnait de l’hypocrisie, une sale ambiance. Sur le côté, il y avait des aires de vie, comme ils disent, pour faire croire que c’était convivial, avec un coin lavabo, une table, des chaises, un frigo pour ceux qui apportent leur repas... J’étais tellement mal que je n’arrivais plus à ouvrir un livre. Au début, je ne me mettais pas à part, mais rien, néant. En plus, il y avait les contraintes, deux heures sans clopes, on s’oblige à fumer pendant la pause de 10 minutes même si on n’en a pas envie parce qu’après on sait que ce ne sera plus possible. Au fur et à mesure, je me suis habituée, à la tenue, aux autres, mais pas à la chaîne, ça on n’oublie pas. Un jour, j’ai apporté un livre à l’usine. Et je lisais, même en chaîne, je lisais pendant les pauses, tout le temps, et j’en ai oublié une voiture, là, elle est passée, je l’ai oubliée.

L’afflux de « sang neuf » a d’abord rassuré les « anciens », déboussolés par la modernisation-éclair de l’entreprise et l’accélération des cadences. Ils y ont vu la relève - à partir de 45 ou 50 ans, le sujet de discussion numéro un est la retraite. Mais les nouveaux venus ont aussi apporté avec eux des habitudes nouvelles. Plus individualistes et réfractaires à l’idée d’une identité ou d’une culture commune, ils ont rejeté l’héritage sociopolitique porté à bout de bras par les vieux ouvriers. « Je suis là juste pour bosser, rien de plus », indique le fils d’un délégué de la CGT. « Ouvrière ? Je ne dirais jamais que je suis ouvrière, je préférerais dire que je suis vendeuse », s’exclame une intérimaire de vingt ans. Des différences culturelles ressenties comme indépassables : « Les vieux boivent de l’alcool dans leur coin, ils déjeunent entre eux, les jeunes fument du shit en cachette et mangent des Mars dans les escaliers ou sur les pelouses quand il fait beau. » Aux seconds, les syndicats apparaissent dépassés et même suspects de profiter du système d’une manière ou d’une autre. L’entreprise est considérée comme un employeur à qui l’on doit un vrai emploi plus que comme un patron exploiteur. La direction joue sur la compétition entre les nouveaux en leur faisant croire, jusqu’au bout, qu’ils ont une chance d’être embauchés. Les plus âgés, de leur côté, reprochent aux jeunes de « casser les conditions de travail » en acceptant tout ce qu’on leur demande. L’image de l’éternel fayot, celui qui fait du zèle, pour des raisons claires ou confuses, refait surface. Ainsi que celle du bon à rien. Des vols sont signalés dans les vestiaires, des griffures sur le capot des voitures sur les parking, des vols de voitures neuves, des incivilités. La « morale ouvrière » est ébranlée. Les derniers arrivés sont désignés comme les fauteurs de trouble.

Le boulot était tellement abrutissant, aux obturateurs, que je faisais chaque mouvement très vite. Et il se passait quelque chose de bizarre. Plutôt que d’attendre tranquillement la voiture suivante, j’allais à sa rencontre. Il y avait une ligne rouge à ne pas dépasser, une zone interdite marquée par un scotch à rayures blanches et rouges. Disons que j’avais 40 secondes de battement entre deux voitures, c’est long 40 secondes quand on n’a rien à faire. Au lieu de discuter avec le gars d’à côté, je dépassais la ligne pour être débarrassée... En fait, les ouvriers sont conditionnés, on leur a tellement répété : « Il faut aller vite, vous n’avez pas le temps » qu’ils y vont machinalement. En plus, traverser la ligne, c’était comme enfreindre un interdit, ça donnait un peu de piment, l’occasion de rire dans le dos du chef.

À la distance culturelle et sociale entre « jeunes » et « vieux », s’est ajouté un clivage entre « embauchés » et « intérimaires » (2), lié à la question des statuts. Les intérêts des uns et des autres sont organisés de telle sorte qu’ils se percutent. Les intérimaires sont souvent placés aux postes les plus durs pour « soulager » les embauchés, comme cette pratique apparemment immuable, décrite par Robert Linhart dansl’Établi, qui veut que les immigrés occupent les postes les moins qualifiés sans espoir de progression, les plus exposés au bruit, à la chaleur... ceux que les « blancs blancs » ne veulent pas. Les intérimaires ne savent pas combien de temps ils vont rester dans l’entreprise et à leur poste, quelques jours ou plusieurs mois. Même si certains refusent l’embauche et disent s’accommoder de l’intérim car « on ne va pas être esclaves comme nos pères », leur espoir est généralement de rester le plus longtemps possible (renouvelable une seule fois, la durée totale du contrat ne peut, selon le Code du travail, excéder 18 mois lorsque l’employeur fait face à une hausse temporaire d’activité). Ce qui réduit à presque rien leur position dans le rapport de force avec la direction et limite leur marge d’action. « Le rêve de l’intérimaire », c’est de ne plus l’être, avec toujours le doute de ne pouvoir y parvenir (Stéphane Beaud, dansLa Misère du monde, de Pierre Bourdieu).

Les intérimaires, on les tient en laisse. Ils n’ont pas le choix. Aux chauffrettes, il y avait la course à qui va faire mieux car il y avait deux filles qui étaient embauchées dans un supermarché et qui avaient démissionné pour travailler comme intérimaires à Peugeot car c’était mieux payé, surtout comme intérimaire et il y avait l’espoir qu’elles soient embauchées. C’est ça qui tient les intérimaires, et les chefs le savent, c’est qu’ils espèrent être embauchés, il y en a peu qui refuseraient... Ils ont peur, peur d’être virés, peur des représailles, peur de tout ça. L’intérimaire fait ce qu’on lui demande, ce ne sera jamais un dissident, il marchera dans le sens. À certains, je leur demandais s’ils bougeraient, en cas de manif, ils disaient non. Ils veulent un emploi stable, je les comprends... L’année dernière, il y avait beaucoup de femmes seules avec des enfants qui travaillaient la nuit, je comprends qu’elles ne rechignaient pas, moi je n’ai pas d’enfants, je vis chez mes parents, je n’entraîne personne derrière moi, c’est pour ça que je peux agir comme je le fais.

Objet de tensions voire de jalousies au sein des équipes, la rémunération des intérimaires est fréquemment supérieure à celle des embauchés de fraîche date (prime de précarité, congés payés et heures supplémentaires payées à la fin du mois, à la différence des embauchés, qui, en raison de l’annualisation du temps de travail, doivent attendre un an pour toucher la totalité des heures en extra). À travail égal, l’écart est d’environ 150 euros par mois en faveur de l’intérimaire. Toutes les formes de précarité s’échangent contre de l’argent : de nuit et en « VSD » (26 h 27 mn payées 36 heures 75 mn), les salaires sont majorés de 22 %. Un jeune, niveau CAP, recruté il y a deux ans, en « VSD », touche environ 1 300 euros mensuels, tandis qu’un intérimaire, sur un poste identique, gagne environ 1 450 euros. Cet avantage financier se paie cher : sentiment général d’exclusion, inconfort de vie (difficultés pour obtenir un prêt, se loger, etc.) et droits de facto limités : refuser un poste, faire grève, déclarer un accident du travail, « ils sont pourtant trois fois plus accidentés que les autres parce qu’ils ne sont pas formés », selon les relevés de la CGT, tout ce qui consiste à se faire remarquer est considéré comme un acte de rébellion. L’entreprise exige une entière disponibilité : ils peuvent être transférés d’un poste ou d’un atelier à l’autre sans préavis. Ils n’ont pas accès à la mutuelle et aux avantages du comité d’entreprise (souvent plus intéressants que ceux de la société d’intérim à laquelle ils sont rattachés), ils n’ont pas le droit de vote aux élections professionnelles de l’entreprise, peuvent éventuellement se syndiquer, mais rares sont ceux qui le font, surtout auprès de syndicats réputés anti-patronaux comme la CGT. Les syndicats, quant à eux, ne s’intéressent guère à eux. L’identité intérimaire n’existe qu’en creux.

Il y a un air que j’aime bien, l’Internationale. Un moment, cet air est passé dans ma tête, c’était machinal, ça n’avait aucun sous-entendu... Suite à ça, j’ai commencé à le siffler exprès, voilà, pour leur montrer que j’en avais marre... Il y a plusieurs façons de montrer qu’on marche à contre-courant. Comme fréquenter certaines personnes que la hiérarchie n’apprécie pas. Par exemple, aussi, j’apportais Marianne à l’usine, par provocation, parce que c’est un magazine de gauche et les chefs n’aiment pas ça. Il y a aussi prendre sa pause tout de suite sans finir la voiture que l’on a commencée. Et puis, il arrivait au chef de passer pour demander si on voulait rester deux heures de plus après le boulot, si vous refusiez, vous étiez mal vu. Une fois, le chef faisait son petit tour avec son calepin, il me demande, je refuse. Il continue sa ronde et bien à haute voix, dans ma direction, il félicite ceux qui restent et dit : « Je sais que je peux compter sur vous. »

Quand ils ont lieu, les actes de résistance des intérimaires prennent des formes individuelles et non collectives, comme c’était le cas lors des luttes passées (la dernière « grande » grève remonte à septembre-octobre 1989, à l’initiative des ouvriers de carrosserie, avec la mobilisation d’environ 1 500 grévistes chaque jour). Ils prennent la forme d’arrangements, d’échanges tacites entre plusieurs salariés, de systèmes d’entraide afin de rendre le travail moins long et plus supportable. Aménager des sas de décompression pour échapper à l’abrutissement du travail, à la domination des chefs, voire à l’hypocrisie des coéquipiers, ne pas s’ennuyer, ne pas se laisser couler, tenter de se distraire, de faire des rencontres. Serge Paugam, dans Le Salarié de la précarité (2000), écrit que « les salariés précaires ne sont pas dépourvus de sens critique et de visée rationnelle des enjeux de la lutte... Ils ne sont pas dupes face aux causes réelles des difficultés qu’ils rencontrent dans leur vie professionnelle ». Mais il leur manque à la fois « un point d’application à leur mécontentement », au sens d’un horizon politique, et une histoire commune leur permettant de cristalliser leur contestation. Le statut même d’intérimaire, et la flexibilité qu’il suppose, rend possible des améliorations parcellaires et isolées, mais entrave la construction de solutions alternatives collectives et durables. Pour cette raison, les intérimaires peinent à sortir de l’enfermement dans lequel ils sont tenus. Leur expérience de la vulnérabilité reste individuelle.

Un jour, j’avais ouvert ma blouse à cause de la chaleur. C’était au ponçage, [le capot, le pavillon (toit) et l’arrière de la caisse sont poncés avec un sabot recouvert d’un papier spécial], en 307, et là ça allait beaucoup plus vite que sur l’autre ligne, celle des 406 et des 607, car la production était plus importante. J’avais chaud. Ça collait à la peau. Un gars que je ne connaissais pas, je l’ai su par la suite c’était le remplaçant du chef, vient me dire de fermer ma veste, et je n’ai pas obéi tout de suite. Il en a avisé le grand chef qui est passé, comme si de rien n’était, et j’ai soutenu son regard. Une fois le dos tourné, j’ai redéfais machinalement ma veste... Au ponçage, j’y ai passé un mois et, là, j’ai rencontré une fille intérimaire avec qui je m’entendais bien. On mettait l’ambiance, comme moi elle aimait bien rire, ça a été ma bouffée d’oxygène. On piquait des fous rires et ça en gênait certains. Ça les gênait de voir qu’on pouvait bien vivre à Peugeot. On chantait à tue-tête et on ne passait pas inaperçues. On leur montrait qu’on n’était pas seulement là pour Peugeot. Et un beau jour, d’autres intérimaires sont arrivés, dont une qui est allée voir le chef pour se plaindre de l’ambiance. Le lendemain mon chef m’a convoquée : « Vous allez passer en étanchéité. » Je suis désagréablement surprise. Je lui demande en quel honneur, pourquoi moi. Il commence à me dire : « Ce n’est pas du tout une punition... », ce qui évidemment voulait dire que c’en était une. Il me dit : « On cherche à rendre les salariés polyvalents. » Enfin bon, ça n’expliquait pas pourquoi c’était moi, alors que j’étais là depuis plus longtemps que d’autres. Donc, je passe à l’étanchéité [pose du mastic avec un pistolet sur la carrosserie], ça demande une grande minutie et un long temps de formation... En deux jours, c’était réglé et ils m’ont mise sur la chaîne, comme si j’allais y arriver tout de suite. Mais il faut au moins un mois ou deux pour avoir le coup de main. Or moi, après deux jours, j’étais là j’étais mal, on m’avait changée d’équipe, d’endroit, de boulot, ça n’allait pas. Je n’ai tenu que trois jours.

Hors des arrangements individuels, il existe quelques cas, rarissimes, d’actions collectives. Dans des usines, comme Batilly, dans le Nord (SOVAB, filiale de Renault) et Aulnay (Renault), une poignée d’intérimaires ont obtenu auprès des Prud’hommes la requalification de leur contrat de travail, après que l’inspection du travail a relevé des pratiques non conformes au Code du travail. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est la CGT qui a donné l’impulsion et les intérimaires qui se sont laissés convaincre de se lancer dans la procédure ne travaillaient plus dans l’entreprise, « on essaie de les retrouver après coup pour faire valoir leurs droits sans trop de risque » (Renault, Aulnay). Rétrospectivement, les délégués syndicaux sont déçus et sceptiques à l’égard de ce type d’actions. « Le dernier débrayage a eu lieu quand la direction a voulu supprimer, au montage, les trois minutes avant l’heure, pendant lesquelles les gars rangent les outils, se lavent les mains, vont au vestiaire et prennent leur bus. Presque aucun intérimaire n’est venu » (Peugeot, Sochaux). Ils avouent leur incapacité à enclencher une dynamique : « C’est vrai qu’ils sont un peu à part et qu’on a parfois de la peine à les connaître car ils vont, ils viennent ; on ne sait pas lesquels vont rester » (RVI, à Vénissieux).

Il y avait une fille derrière moi sur la chaîne qui me relevait quand je ne suivais pas. À un moment, je lui demande de me remplacer parce que j’avais mal à l’avant-bras. Et juste à ce moment-là, je vois les chefs en conciliabule, derrière la vitre dans leur bocal en plexiglas. D’habitude, ils faisaient mine d’être plongés dans leurs papiers, même s’ils surveillaient tout. Là, c’était différent, j’ai senti qu’ils me regardaient... Ils sont venus voir la fille d’à côté, sans rien me dire, et lui ont demandé d’arrêter de me remplacer... Même si j’avais mal, il y a une chose que je n’ai jamais osé faire, c’est d’aller à l’infirmerie. C’était très mal vu et je ne voulais pas qu’ils soient vainqueurs de quoi que ce soit... Je n’en pouvais plus... Il me restait encore une semaine avant la fin de mon contrat d’intérim, je ne voulais plus venir... J’ai demandé à être changée de poste, ils m’ont tenue dans le doute, mais j’ai compris qu’ils n’acceptaient pas. Alors, je n’ai averti personne, sauf ma copine, je ne suis pas allée voir les chefs, je me suis fait porter absente la dernière semaine. Ça les a mis dans l’embarras, ce n’est pas si facile de trouver une remplaçante... Je suis partie sans rien dire, mais la tête haute, j’ai mis le doute dans leur tête.

Sans doute faut-il chercher ailleurs, hors de l’intérim, hors de l’industrie automobile et hors des formes traditionnelles d’organisation, des points de comparaison possibles. Se demander plutôt ce qu’il y a de commun entre les intérimaires de Sochaux et les salariés de Virgin et de McDo. Et pour écarter d’emblée l’argument de la jeunesse, comparer aussi leur trajectoire à celles des vieux salariés laissés pour compte du textile ou de la sidérurgie par exemple, qui voient leurs conditions de travail se durcir au fil des ans. À celles des « salariés sous-traitants », au statut salarial apparemment supérieur mais pourri par des contraintes (flux tendus, soumission au donneur d’ordres) et des rythmes plus violents. Aux employés des centres d’appels, aux caissières des hyper et des mini. Toutes et tous, à leur manière, vivent une dégradation des conditions de travail, objective ou subjective, se vivent à la marge du monde du travail, « pas encore intégré », ou « en fin de vie », « bouche-trou » pas ou plus vraiment utile, pré ou post-chômeur, « travailler, à quoi ça sert ? », « à quoi bon les 35 heures quand on n’a pas d’argent ». La peur au ventre, en attente de mieux, certains acceptent (plus ou moins longtemps) cette précarité, « c’est toujours mieux que de dire qu’on est au chômage », avec le risque qu’on leur propose quelque chose de pire. D’autres, au final, se retrouvent au RMI. Leur survie repose sur des stratégies fondées sur le présent : pas question de construire un avenir, ni même d’y penser. À chaque nouvelle journée sa solution, si possible, limiter l’endettement, payer les fournitures et le loyer. Comme sur la chaîne, l’objectif est de ne pas couler, car une fois suffit. La seule culture qui vaille est celle du vacillant, de l’incertain, du brouillard, du jour le jour. Sans futur, pas de souvenirs, pas de mythes. D’où la difficulté à se remémorer les moments passés et à se construire un destin (collectif). Et pourtant, malgré l’absence de rambardes, certains, parmi ceux-là, entrent en lutte, plantent leurs drapeaux pour dire « ceci est à nous ». Ça commence avec le treizième mois, ensuite les salaires, puis les droits syndicaux (Virgin et McDo sur les Champs Élysées), souvent seuls contre tous la rage au cœur (« on va tout faire sauter boum boum », Cellatex à Givet dans les Ardennes), à leurs risques et périls (les femmes de chambres grévistes licenciées par la société de nettoyage Arcade, sous-traitante du groupe Accor), toujours sans regrets.

par Carine Eff

(1) La récente loi de modernisation sociale (du 17 janvier 2002), plus connue pour ses articles sur les licenciements collectifs, fait un cadeau discret au syndicat patronal de la profession en augmentant de 6 à 10 % l’indemnité due aux salariés en contrats à durée déterminée (CDD), désormais alignée sur celle des intérimaires.

(2) Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, 1999.


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