La concurrence est une imposture

jeudi 14 février 2008.
 

Soyons honnête, il ne s’agit pas simplement d’une croyance magique. La concurrence a ses arguments. Avant ses effets terribles sur le statut des salariés, sur le psychisme des consommateurs, avant la gabegie publicitaire et les risibles surhommes de la finance-casino, acceptons le fait brut : des pots de yaourt. De simples petits pots en plastique, avec du yaourt dedans.

Ce n’est pas tout, car un bon gros monopole peut aussi produire des pots de yaourt, et mieux même. Mais la concurrence, elle, vous en sort des jaunes, des verts, des ronds, des aplatis, des fluos, des bio, des vitaminés, des à la pêche de vigne, au rutabaga, sans matière grasse, avec calcium. Et si vous repassez le lendemain, tout a encore changé. Prodigieux !

Alors bien sûr, qu’est-ce qu’un pot de yaourt à côté de la relativité générale, de Dante et du Parthénon ? Et surtout, quels individus méprisables, ceux qui fondent leur singularité sur le choix d’un pot de yaourt ! Pire : est-ce que cette différenciation par objets-signes n’est pas toujours une forme de snobisme, un marqueur de classe, un combustible du mépris mutuel ? Quand il ne reste plus rien, plus aucune identité culturelle, plus aucune mémoire, plus aucun projet politique, plus rien que l’immense désert de l’abstraction monétaire, les humains décérébrés n’ont plus que Nike et Adidas, Dior et Prada, pour se frotter les uns aux autres, se renifler l’entrejambe et se mordre le museau, bref continuer l’éternel jeu de l’inclure et de l’exclure.

La question est donc : dans une société s’élevant un peu au-dessus des canidés, s’attachant à surmonter les clivages plutôt qu’à les instrumentaliser, y aurait-il encore de la consommation ? Bien sûr, tout le monde mangera et s’habillera, puisque c’est justement le but. Mais dans la grande fraternité humaniste, y aura-t-il encore des raisons pour préférer les chemises à fines rayures brunes pointillées ? Y aura-t-il encore de la consommation signifiante, irréductible à la simple satisfaction des besoins ? Pour parler comme Bourdieu, les jugements de goût peuvent-ils être autre chose que le désir de se distinguer, autre chose que le « dégoût du goût des autres » [1] ? Les marques auront-elles encore une raison d’être ?

Voilà qui nous mènerait un peu loin, sans doute du côté du divertissement pascalien, vers ce besoin inepte, mais probablement inévitable, de meubler le néant par quelques futilités distrayantes, quelques différenciations en toc. De façon plus prosaïque, il semble bien que quelques peuples de l’Est se soient lassés, entre autres choses, de conduire toujours le même modèle de Traban. Faillite des économies socialistes, sans doute en partie pour avoir voué aux gémonies ce vice bourgeois qu’est l’attrait pour la variété et la nouveauté. Sauf à refaire les mêmes erreurs, et à moins d’avaler jusqu’à la queue la couleuvre libérale, nous sommes donc contraints d’esquisser un paradis terrestre dans lequel subsisterait la concurrence, ou quelque chose qui produise les mêmes effets en matière de pots de yaourt.

Voilà pour le meilleur des mondes. Mais dans celui que nous vivons, c’est l’inverse. La concurrence est une imposture dans tous les secteurs où variété et changement n’existent pas : énergie, banque, assurance, réseaux de télécoms, transports, matières premières, etc. On y produit en masse des choses homogènes comme le minerai, le kW ou le crédit. Ici, la comédie de l’affrontement entre compagnies se résume à un monopoly capitaliste : je t’achète, tu m’achètes¸ vous fusionnez, ils encaissent, nous vous niquons ! La logique n’est plus de créer quelque chose de vaguement nouveau et différent, mais de grossir en mangeant les autres, pour dominer un morceau d’océan. Et quand les gros poissons se font champions nationaux, les porte-avions pointent le bout de leur nez.

Notre admirable préambule de la Constitution de 1946 énonçait, avec une saine brutalité : « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Soyons ambitieux, post-national comme on dit dans les écoles pour éviter « internationaliste », et ajoutons : de la collectivité européenne, si ce n’est mondiale. Parce que c’est la manière la plus rationnelle et la plus juste d’organiser les productions qui doivent l’être. Voilà une politique industrielle ! Ridicule, autoritaire, utopiste ? Revendiquons les trois. Ou alors continuons à admirer la partie de sumo des trusts du chou-fleur, en attendant le sang et les larmes.

Robert Tourcoing

Notes

[1] Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Ed. de Minuit, 1979


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