"La réinvention ou la déroute" par Jean-Luc Mélenchon en 2006

mercredi 24 décembre 2008.
 

Interview à Politis, parue le jeudi 22 juin 2006.

Le 6 juin, au Bureau National vous vous êtes abstenu sur le projet socialiste...

Jean-Luc Mélenchon : J’ai commencé la réunion en pensant voter contre. Je mesurais la gravité de ce vote. Mais le contenu de l’avant-dernière mouture était insupportable. Après dix heures de discussions, ce projet se situe assez traditionnellement à équidistance des deux thèses fondamentales qui traversent le parti. Le discours sur la mondialisation est plus lucide, des mesures sont retirées, d’autres ajoutées, comme sur les OGM. Même s’il y manque des choses comme la propriété publique de l’eau, le texte final est d’une facture socialiste plus classique.

Autant que la qualité ou le niveau des propositions - il y a du bon et du bien moins bon - mon critère de décision était le suivant : est-ce que, sur la base du projet que le parti va produire, l’union des gauches reste possible ? Cette union eût été impossible, par exemple, si la retraite à la carte était restée dans le texte ou si on avait continué à présenter la mondialisation libérale comme un résultat connexe du progrès technique. Dans ce cas, la distance prise avec la gauche aurait été telle que d’autres alliances auraient été préfigurées.

Le texte tel qu’il est permet le compromis avec les autres forces de gauche. Il serait alors absurde de le rejeter. Pour autant, je continue à penser qu’il n’est pas à la hauteur des défis sociaux et écologiques contemporains. Je me suis donc abstenu. Plusieurs propositions phares de Ségolène Royal, sur la sécurité ou l’« ordre juste », n’y figurent pas.

Ni sur la sécurité, ni sur l’éducation, ni sur l’ordre juste, nous n’avons été saisis de la moindre proposition, orale ou écrite, de Ségolène Royal. Nous n’avons donc pas eu à nous prononcer. Sur la sécurité, compte tenu du débat dans tous les médias, il a fallu s’exprimer. Nous l’avons fait clairement contre ce qu’elle avait dit.

Quelles critiques en faites-vous ?

La mise sous tutelle des allocations familiales « à la première incivilité » veut responsabiliser les parents. C’est en réalité une punition collective. Qui est visé ? Uniquement ceux dont les revenus de la famille dépendent de la contribution des allocations familiales. Ce ciblage social est insupportable. Cette mesure est plus brutale que la suppression des allocations familiales. C’est en quelque sorte le FMI à la maison : un contrôle social de la dépense par une personne tiers à l’arbitraire de laquelle toute la famille est soumise pour la faute d’un seul. Et quelle faute ? Elle évoque le « premier acte d’incivilité » pour déclencher la mesure et obliger les parents à aller à l’école des parents ! C’est totalement disproportionné.

Autre mesure : les centres « militarisés » pour jeunes délinquants. Ce n’est pas une idée nouvelle ! Ils ont existé de 1986 à 2004. 5 800 jeunes y sont passés. Les résultats sont absolument nuls. Avant de faire une proposition aussi extraordinaire, elle aurait dû consulter le rapport sénatorial qui évalue les résultats. Elle disposait d’une capacité d’expertise auprès d’elle puisqu’il a été signé notamment par Jean-Pierre Masseret, l’un de ses soutiens ! Pour moi, sa proposition est du niveau d’un propos de fin de banquet. C’est la ligne scrogneugneu ! On entendait dire autrefois des jeunes : « Il leur faudrait une bonne guerre ! » Maintenant, on parle de punir toute la famille ! C’est de la gesticulation. Techniquement ça n’a pas de sens !

Et l’« ordre juste » ?

Qui souhaite un ordre injuste ? C’est moins l’adjectif qui me choque que la construction intellectuelle. En politique, le vocabulaire est toujours rattaché à des familles sémantiques. L’« ordre juste » est employé par Ségolène Royal un mois et demi après la parution de l’encyclique du pape Benoît XVI, qui en fait un thème central et confie aux laïcs le soin de prendre en charge l’avènement de cet ordre juste. C’est Mignard, un des proches de Ségolène Royal, qui le rappelait : « Son inspiration à elle, c’est plutôt la doctrine sociale de l’Église que la lutte des classes. » Un récent reportage du journal le Monde confirme sans démenti cette filiation idéologique. Benoît XVI dit que l’ordre juste est celui qui donne « à chacun ce qui lui revient ». Une définition qui est aussi hautement contestable que le fait de parler d’équité plutôt que d’égalité. Je ne conteste pas qu’on ait une filiation intellectuelle, je dénonce qu’on la cache. Pour ma part, je me rattache à la philosophie des Lumières. Quand on est de gauche et progressiste, à l’équité il vaut mieux préférer l’égalité, à l’ordre juste il vaut mieux préférer un ordre émancipateur, c’est-à-dire un ordre où la part qui revient à chacun est celle qui va être construite par le progrès collectif et non par l’état de nature individuel.

Pourquoi vous êtes-vous rendu à Berlin, à l’invitation d’Oskar Lafontaine, considéré comme le diable rue de Solferino ? Par provocation ?

Tout le monde a pu se rendre compte de la faillite du communisme d’État avec la chute du mur de Berlin. En revanche, la faillite de la social-démocratie est masquée. Elle est au moins aussi spectaculaire. Les deux partis matrices de la social-démocratie universelle, le parti anglais et le parti allemand, pratiquent l’un une politique de droite, l’autre une politique avec la droite. Clairement, le mur est tombé entre cette gauche-là et la droite.

En ce moment, la moitié des gouvernements de l’Union européenne sont dirigés par des sociaux-démocrates ou les intègrent dans une coalition avec le centre ou la droite. Cela n’a pas le moindre impact, au contraire, sur une évolution progressiste et démocratique de l’Union.

Pourquoi ? Le capitalisme a changé. La social-démocratie est incapable d’appliquer ses vieilles recettes contractuelles à cette forme nouvelle du capitalisme transnationalisé. Elle est alors impuissante. Dès lors, c’est la capitulation en rase campagne, avec l’espoir qu’un redémarrage du capitalisme national finisse par donner mécaniquement des bienfaits aux travailleurs du pays concerné, ce qui ne se produit jamais.

D’autre fois, là où les relations politiques sont à leur extrême, c’est la social-démocratie qui prend en charge l’affrontement avec le peuple. J’ai pu en observer les conséquences au Venezuela et en Bolivie, où les deux derniers gouvernements sociaux-démocrates ont fait tirer sur les manifestations populaires. Leurs chefs sont en fuite à l’étranger.

Comment cette faillite atteint-elle le socialisme français ?

Il a toujours été singulier. Par choix assumé il n’a jamais intégré la doctrine de la social-démocratie européenne. Dès lors, il a été en partie protégé de cette faillite dans la mesure où il s’est tenu à égale distance des partisans d’une politique sociale libérale et des partisans d’une politique de rupture avec le système. C’est la ligne de Lionel Jospin. Elle a eu de beaux succès.

Et de lourdes contreparties aussi... Celles-ci ont fini par compter davantage. Ce positionnement a d’innombrables inconvénients, mais il nous a protégé de la déchéance qu’ont connue le SPD allemand, le parti italien, le parti anglais. Actuellement, il y a à la tête du PS un groupe habile qui assume son alignement sur la social-démocratie mondiale. C’est le cas de François Hollande. Il le dit dans son livre. En bureau national du PS, il a affirmé, contre moi, un devoir de confiance « par a priori » avec les partis latino-américains dont je viens de parler, au motif que l’étiquette social-démocrate vaudrait label. Nonobstant les fusillades !

Pourquoi cette visite à Oskar Lafontaine ?

C’est grâce au Linkspartei que la droite n’a pas eu la majorité en Allemagne et grâce à Oskar Lafontaine que tous les socialistes ne sont pas impliqués dans la honte de gouverner avec la CDU-CSU. La rupture d’Oskar Lafontaine avec le SPD social- libéralisé est un événement que la social-démocratie européenne a immédiatement recouvert d’une chape de plomb tant elle est accablante pour elle. Ancien ministre des finances de la RFA, ancien président du SPD, Lafontaine est un homme dont toute la carrière a été placée sous les auspices de Willy Brandt, son tuteur et modèle. Son initiative déchaîne donc la même haine que ceux qui, en Amérique latine, ont cherché d’autres chemins. Il n’a pas eu le choix. Ce n’est pas lui qui a quitté le SPD c’est le SPD qui s’est quitté lui-même.

L’Internationale socialiste (IS) s’oppose aux formes politiques nouvelles jusqu’à l’absurde. Elle a tenu à l’écart Lula jusqu’à sa victoire. Encore maintenant, le Parti des travailleurs n’est toujours pas intégré à l’IS. Mais le PS adule dorénavant Lula, surtout pour l’opposer à Chavez. L’Internationale socialiste manifeste une véritable incapacité à penser son avenir de façon neuve et autonome.

Pourtant, partout dans le monde, la gauche est en réinvention, surtout quand elle s’appuie sur le mouvement populaire. Là où il n’y a pas de mouvement populaire, la gauche est en panne. Mais partout où l’implication populaire se réalise, on voit des chemins se tracer. Et partout est à l’ordre du jour l’émergence de forces politiques nouvelles. Même si le processus n’est pas linéaire. En Italie, il se déroule au sein de la coalition autour de Romano Prodi alors même qu’il y est contradictoire. En Allemagne, c’est la tentative Linkspartei. En Amérique latine, il n’y a pas un pays où cette poussée n’existe pas.

Et en France ?

La question doit légitimement se poser. Mais de manière particulière car on peut imaginer que le PS lui-même s’insère dans un processus de réinvention globale de la gauche, ce qui est impensable dans les autres pays. Ces questions ne relèvent pas d’un colloque théorique. Elles mettent en jeu l’existence quotidienne de millions de personnes et des affrontements de classes sociales qui se traduisent par des situations d’extrême violence sociale et politique. Dès lors, la possibilité pour la gauche de contourner la nécessité de sa « réinvention » n’existe pas. C’est la réinvention ou la déroute.

La déroute ne serait pas seulement électorale. Elle signifierait que l’option progressiste disparaît du champ des propositions qui sont faites au peuple pour transformer son existence quotidienne. La place serait libre, et partout, pour les solutions d’extrême droite qui peuvent aussi être assumées par des partis de droite drapés dans les options sécuritaires ou libérales sécuritaires. C’est le cas dans de très nombreux pays où les coalitions entre l’extrême droite et la droite sont devenues banales. Après le tollé sur la coalition droite/extrême droite en Autriche, écoutez le silence sur la même chose en Pologne !

Ce qui se joue avec l’appel pour des candidatures unitaires antilibérales en 2007 est-il une des voies possibles de cette réinvention ?

C’est la contribution la plus importante et certainement la plus décisive qui puisse être apportée à la réinvention de la gauche. Certes, le terme « antilibéral » dans ce contexte me pose problème s’il vise à stigmatiser le PS. Ce serait absurde : le PS n’est pas un parti libéral. Si l’autre gauche, que j’appelle « la gauche des ruptures », va en désordre aux élections, elle sera laminée. Le vote utile trouvera, à juste titre, une raison de se concentrer sur le candidat socialiste. Bien sûr, l’ampleur du vote de gauche sera bien moindre, car le PS actuel ne sait pas entraîner à lui seul une majorité populaire mobilisée sur un programme. Dans cette situation, l’effet ne serait pas seulement électoral mais politique.

Si la gauche est absente du deuxième tour, la gauche des ruptures, en miettes, aura démontré la nocivité de ses divisions pour toute la gauche. Et elle aura fait la démonstration de son inutilité ! On aura un large vote socialiste, mais l’autre gauche sera anéantie politiquement. Comment empêcher alors la défaite ou le déplacement de l’axe du PS vers le centre ? Certains, à sa direction, ont déjà annoncé que tout était possible en ce domaine. C’est à la gauche des ruptures de mesurer sa responsabilité à l’égard de la gauche et du pays, et pas seulement à l’égard de chacune des tendances qui la constituent.

Cette responsabilité serait d’aller vers une candidature unique ?

L’intérêt général de la gauche est qu’il y ait, en même temps que la candidature socialiste, une candidature qui unifie la gauche de ruptures. Cela produirait plusieurs résultats : un ancrage de la gauche à gauche parce qu’il y aurait eu un rééquilibrage de celle-ci ; une nouvelle dynamique à gauche qui ne serait pas seulement la dynamique du vote utile. Sans nier son importance, le vote utile est pauvre en implication populaire ! C’est un vote de survie, un vote refuge pour l’opposition à la droite. Il ne contient pas de projet politique. En revanche, avec une gauche équilibrée, on ancre une dynamique positive plus large que les partis qui la constituent.

Comment vous détermineriez-vous si José Bové était ce candidat, ce qui est loin d’être le cas ?

Ou Marie-George Buffet ? Ou d’autres ? Je ne me pose pas cette question. Je travaille à ma place, avec mes amis de PRS, à faire avancer l’union sans exclusive de toute la gauche. J’ai compris que cela passe par la nécessité que le PS et l’autre gauche soient représentés chacun de façon efficace. C’est un travail positif sur des contenus. Pas une manœuvre d’appareil. Au PS, on en mesure les résultats sur des points essentiels comme l’alignement sur le rejet du traité constitutionnel européen ou le refus d’une resucée de ce texte. Mais je sais que rien n’est joué. On verra le moment venu. S’il vient.

Ce candidat unique pourrait-il venir des rangs des socialistes ?

Il y a des configurations qui pourraient y pousser.

Le « non » reste-il un marqueur important ou doit-il être dépassé ?

Par définition, il doit l’être, sinon on en resterait à une division de la gauche. Mais ce dépassement ne peut se faire que sur la base du « non ». Ce n’est pas simple. Pour en arriver aux formules précises du projet socialiste, il aura fallu un an. Mais, pour moi, la meilleure des garanties, c’est d’avoir autour de la table de discussion avec nos partenaires européens un président issu du « non » de gauche. Jusqu’au terme du processus, je vais mener cette bataille. Tout le monde comprend qu’elle est prioritaire. C’est ma part d’utilité au combat de la gauche en général.

Comment voyez-vous la candidature de Laurent Fabius ?

J’ai fait le choix de soutenir sa candidature sur une base politique. Il est le seul candidat issu du « non » de gauche au PS. Il a mis ses propositions politiques en ligne avec ce vote, notamment sur le combat contre la mondialisation libérale et l’affirmation d’une stratégie d’alliance claire. Lui a tenu, en socialiste, le contrat politique qu’il avait pris avec les tenants du « non ».

Propos recueillis par Denis Sieffert et Michel Soudais

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