La longue genèse de la laïcité ; Madeleine Rebérioux

dimanche 9 mars 2008.
 

Terme relativement récent dans la langue française, la laïcité caractérise depuis la Constitution de la IVe République nos institutions républicaines. Résultat d’une longue gestation bien antérieure à la Révolution, la construction de la laïcité française a connu pour étape essentielle la séparation des Églises et de l’État réalisée par la loi de 1905. Mais si elle qualifie des institutions, la notion de laïcité désigne aussi des courants de pensée et des pratiques.

Concept constitutionnel depuis 1946 - « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale » -, la laïcité a dans notre pays une longue histoire. On notera que l’article 2 de la Constitution n’en propose pas de définition. À bon droit, me semble-t-il : toute affirmation univoque, en interdisant le changement, barrerait la route de l’avenir. Et du côté du passé ? Si le mot laïcité n’apparaît qu’en 1872 dans le dictionnaire Littré, il est malaisé, comme certains le proposent, de tracer une frontière entre laïcisation et sécularisation : la fille et la mère ? Ou deux sœurs ? La laïcité est en fait présente dans nos vies et dans nos lois bien avant la naissance de la IIIe République. Au reste, toute loi a sa genèse. Mais, l’abondance des textes législatifs et des règlements qu’ils continuent de susciter est comme débordée, de toutes parts, par des pratiques. C’est cet éventail de manières d’être, et donc aussi de raisons d’être, que j’aimerais entrouvrir, en amont des textes qui ont fondé la laïcité de l’école et de l’État. Des opinions aussi, des sentiments, plus ou moins refoulés et qu’à certains moments, lorsque interviennent de nouveaux acteurs, on voit jaillir en liberté.

Leur mémoire à laquelle la spécificité française doit beaucoup n’a pas disparu et, à mon sens, ne doit pas disparaître. Même, et surtout, dans le cadre nécessaire d’une Europe qui met en scène d’autres diversités. Même sous le poids des transformations sociales et culturelles qui appellent une réflexion neuve. Le temps passe, le passé ne meurt pas. En replaçant le présent dans un temps plus long, les historiens nous aident - c’est l’évidence - à mieux comprendre le vivace aujourd’hui. Ils nous permettent de mieux cerner l es difficultés et les possibilités ; davantage, ils éclairent les chemins de l’avenir. « Question de méthode », aurait dit Jaurès, il y a tout juste un siècle. « La Révolution n’est pas le début de toute chose ». Cela aussi, Jaurès l’avait dit, qui en fut l’historien novateur et passionné. Les processus de sécularisation en tout cas, et de laïcisation, remontent haut dans l’histoire de la France. Cette singularité de notre nation a notamment été mise en lumière depuis un bon quart de siècle par Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et Roger Chartier. Elle concerne, de longue date, le fonctionnement de l’État ; elle vise aussi les mœurs plus tardivement connues, et pour une période plus récente. Dans les deux cas, il s’agit de fortes prises de distance par rapport à l’Église catholique, que celle-ci soit représentée par l’institut ion maîtresse, dont elle attend l’universalité - la Papauté, pour ne pas la nommer -, par le clergé séculier ou par les congrégations. C’est au Moyen Âge, c’est au temps de la Réforme, c’est au XVIIIe siècle qu’il faut remonter, dans les rapports entretenus avec le catholicisme par ces siècles lointains, si l’on veut comprendre non pas les racines de la « tolérance » mais celles de la « laïcité à la française » .

La Révolution n’est pas le début de toute chose

Commençons par l’État. Il ne s’agit certes pas d’évoquer, à partir de la fin du XIIIe siècle, les gênes de la laïcité selon Jaurès, Briand et Combes. Ce qui est en question, au tournant du XIIIe et XIVe siècles (1296-1302), c’est, à travers le conflit qui oppose alors Philippe le Bel et Boniface VIII « le terrible vieillard », la capacité du roi de France à rejeter l’autorité toute puissante de Rome et à faire passer du côté du trône l’équilibre entre le roi et le clergé de France, dont le sacre de Reims semblait la garantie. Le roi entreprend alors une manière de mise au pas politique du clergé - c’est ce qu’on appelle le gallicanisme politique -, fort éloignée de la séparation, et non moins distante de tout libéralisme. C’est l’absolutisme royal (un concept fort compliqué) qui est alors à l’œuvre : le « Très Chrétien » est « empereur en son royaume », l’Église ne saurait lui contester ce pouvoir. La raison de l’État l’emporte sur le pouvoir religieux. En son nom, en 1598, Henri IV reconnaît l’existence de deux confessions sur le territoire national. Tel est bien le sens de l’Édit de Nantes.

Certes, ce conflit n’est jamais achevé. Certes, Louis XIV, cent ans plus tard, a révoqué l’Édit. Certes, à maintes reprises, dans sa tentative de reconquête des âmes, le bras séculier, c’est-à-dire le pouvoir de contrainte détenu par l’État, tort ure comprise, s’est trouvé au côté de l’Église. N’empêche, quels que soient les débats, souvent fort vifs, qui ont opposé, a posteriori bien sûr, les fils de Voltaire, de Rousseau et de Marx - ça fait un bon paquet ! - aux disciples de Max Weber, la sécularisation de l’État, en France, s’est construite en mettant à distance l’Église catholique. De ce procès de longue durée, il faut distinguer la laïcisation des modes de penser et d’agir, qui s’épanouit pour l’essentiel au XVIIIe siècle (qu’il soit bien entendu que si je ne m’attache ni à Bayle, ni à Spinoza, c’est par souci de centrer ces quelques mots sur la genèse française de la laïcité : croyez-moi, c’est déjà fort difficile).

Je n’insisterai pas sur ce que nous savons tous : l’expansion, dans la bonne société et les milieux qui s’en approchent, de l’esprit des Lumières. Cela signifie-t-il que, de Paris à Arras ou à Toulouse, la Philosophie est parvenue à imposer des valeurs que la Révolution n’aura plus qu’à recueillir, à mettre en forme juridique, politique, proclamatoire ? Bien sûr que non. Les effets de la Contre-Réforme catholique qui remontent au concile de Trente ne se dissolvent pas si vite. Au reste, les hommes des Lumières et ceux des Antilumières participent souvent aux mêmes réseaux culturels. Mais des Académies locales qui permettent à Rousseau, à Grégoire, à Robespierre de se relever, aux loges maçonniques - on compte quelque 50 000 maçons à la veille de 1789 -, la République des Lettres soumet au tribunal d’une opinion, décuplée par l’incroyable essor de la presse au printemps 1789, des croyances religieuses, des comportements associés cette fois non plus à la raison de l’État, mais à la raison d’État. Ainsi se constitue le socle d’une idéologie de pensée libre, de libre conscience, sur lequel vont s’épanouir les droits de l’individu, à défendre contre tous leurs adversaires. L’honnête homme des Lumières voulant avoir « des clartés de tout », peu de choses lui échappent ; l’article de dictionnaire devient un genre littéraire, les « petits pâtés » se multiplient, et Rousseau le grand, s’il affirme croire en un Être suprême, n’en est pas moins affranchi de tout dogme : sa religion a pour église l’univers, et pour prêtre l’égalité.

Il faut surtout mettre l’accent sur un certain nombre de pratiques rarement proclamées, voire inavouées, et que l’usage de sources nouvelles, non « littéraires », non « philosophiques » au sens avéré de ces concepts, a permis de repérer. Elles ne contredisent pas forcément l’assistance à la messe, encore bien moins le devoir pascal. Mais elles témoignent de détachements où s’inscrit une laïcisation des comportements. Ceux-ci s’affirment d’abord devant la mort, comme l’a montré Michel Vovelle dans son grand livre La Mort et l’Occident : le nombre de messes dites en l’honneur des morts décline, en Provence notamment, à Paris aussi. Du coup, nombre de couvents spécialisés dans cet exercice périclitent, et c’est une véritable « débandade » que connaît l’invocation à la Vierge dans les testaments de nombreuses familles bourgeoises. Ce souci d’économie après la mort se rencontre aussi désormais au moment du passage dans l’autre monde : les pompes baroques, fastueuses, reculent au bénéfice de ce qu’on va bientôt appeler les pompes funèbres, plus égalitaires, moins spectaculaires et moins coûteuses. La norme catholique imposée par la Contre-Réforme perd de sa poigne.

Parallèlement, s’esquissent, « au plus secret des comportements », des mœurs nouvelles, vivement condamnées par les évêques. Dans le Gard, à Rouen, dans le Vexin normand et la Haute-Normandie, dans plusieurs villes moyennes de Lorraine, des études extrêmement précises attestent une diminution des grossesses, qui ne peut être que volontaire. Elle touche les villes et les villages. Le phénomène commence parfois dans les années 1740. Plus souvent, il caractérise les trois décennies antérieures à la Révolution. À l’origine, la diffusion de ce que l’Église appelle les funestes secrets : en français, le retrait ; en latin le coitus interruptus. Une technique de longue date dénoncée par l’Église et finalement, sous la pression des théologiens, maudite au même titre que l’homosexualité. Les évêques relancent les prêtres pour qu’ils s’enquièrent, au confessionnal, des procédés par lesquels les familles deviennent contraceptives. « C’est mon mari », répondent souvent les femmes : en effet ! Et le mari (« c’est mon affaire ») d’invoquer sa vie privée qu’il n’entend pas, le plus souvent, opposer aux pratiques religieuses fondamentales.

De fait, cependant, des pans entiers du royaume s’éloignent ainsi de l’obéissance à l’Église, le processus français d’abandon des conduites chrétiennes, ou, tout au moins, d’écart avec celles-ci, n’a pas son équivalent en Europe. À la différence, par exemple, de l’Angleterre où la critique des autorités politiques s’est faite, pour l’essentiel, en se référant aux valeurs chrétiennes, c’est le procès de laïcisation qui nourrit en France les nouvelles valeurs dont l’ambition s’affirme universelle.

Le choc de la République

La Révolution ne se borne pas à prolonger, à couronner le passé. Elle inaugure aussi, et comment ! Essayons de faire le point à très gros traits ; essayons de dire en quelques mots ce que lui doit la laïcité. En premier lieu, l’achèvement et, en même temps la transformation en profondeur de la sécularisation du pouvoir politique. Toute référence à l’Église, à Dieu, au sacre disparaît du triptyque associé à la constitution de 1791 : « la Nation, la Loi, le Roi ». Celui qu’on appelait naguère le « Très Chrétien » n’est plus que le roi des Français (bientôt viendra la République). Surtout, il n’occupe plus que la troisième place : il n’y a point en France d’autorité supérieure à la loi, élaborée par les représentants de la Nation (une représentation certes fort peu démocratique, mais c’est un autre problème), elle trône désormais en majesté. Et, sur le plan politique, l’ordre du clergé se fond dans le corps électoral. Il va perdre ses privilèges. Cet événement, immense, il faut le mettre en relation avec l’énoncé, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, non seulement des articles qui définissent les bases de la citoyenneté, mais de ceux qui proclament la liberté d’opinion, ce fruit des Lumières. Une liberté qui, dans le célèbre article 10, revêt la forme, essentielle, de la laïcisation des consciences. Ce fut celui sur lequel le consensus majoritaire faillit être rompu. Le clergé pouvait-il accepter que le catholicisme fût regardé comme une opinion du même ordre que les autres : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». La formulation maintenait, après un débat particulièrement violent, la spécificité de l’opinion religieuse. L’affirmation de la laïcisation des consciences n’en constituait pas moins l’épine dorsale. Elle entérinait toutes les recherches scientifiques ; elle n’excluait pas l’athéisme. Elle posait l e problème de l’enseignement.

Car l’édification de la cité nouvelle en cours d’autonomie par rapport à l’Église, en voie de laïcisation donc, ne pouvait s’en tenir au plan des principes et de la gestion du politique. Elle était parcourue par des mouvements de révolte, voire des frissons de haine à l’égard du fanatisme. Surtout, elle supposait une volonté pédagogique hors du commun, susceptible de balayer non seulement les institutions d’enseignement contrôlées par les congrégations et le clergé, mais de « régénérer » le peuple grâce à un système d’éducation publique, conforme aux principes de liberté nouvellement proclamés. La législation en ce domaine est tardive (1793-1795) car les oppositions sont grandes entre les révolutionnaires eux-mêmes : à l’obligation laïque s’oppose le « cri de la nature », aux droits de la patrie devenue républicaine celui du sentiment familial ; en octobre 1795, les écoles primaires sont abandonnées aux autorités départementales, mais les écoles centrales vouées aux sciences et à la liberté pédagogiques sont créées - elles vont durer dix ans. De toute façon, la nationalisation des biens du clergé avait mis le problème à l’ordre du jour. De même que celui d’une nouvelle assistance publique inscrite dans le « Grand Livre » à partir du printemps 1794 : il formulait, à travers la loi (rapport Barère) la laïcisation de la charité.

C’est la loi aussi qui, le 20 septembre 1792 - la Législative vit ses derniers jours, la République, même s’il n’y a plus de roi, n’est pas encore proclamée - crée l ’état-civil et laïcise ainsi, en les séparant définitivement de l’Église, la naissance, le mariage et la mort : les trois événements qui règlent la vie de chacun. On peut désormais naître, convoler en justes noces, et mourir sans passer devant le prêtre. Changement immense, puisque c’est le rythme du temps qui en est affecté ; et ce pour toujours, car nul, pas même Vichy, n’osera revenir sur cet acquis fondamental, à la différence, nous le savons tous, de son complément, le droit au divorce, proclamé le même jour, et que l ’Église et les intérêts d’une partie de la bourgeoisie ont, eux, remis en cause.

La loi, d’accord. Mais les attentes, voire les exigences ? Les mœurs, ou plutôt les comportements ? La Révolution les libère, et, souvent, organise dans les départements leur rencontre avec telle orientation venue de Paris. Souvent , mais pas toujours. Ici, il s’agit moins de la laïcisation du temps individuel instaurée par l’état -civil que de celle qui vise l’espace. Le changement des noms de lieux, contemporain d’ailleurs du nouveau calendrier révolutionnaire (il vise à restructurer le temps collectif, et non plus celui de chaque vie), est aujourd’hui assez bien connu : il atteste une volonté de déchristianisation qui pointe à travers de nombreuses adresses reçues par la Convention dès l’automne 1793. Le résultat ? Des noms de lieux sont simplement débaptisés : Saint-Antonin devient Antonin, etc. D’autres attestent le nouveau culte civique : les héros morts pour la patrie - Marat en tête, puis le jeune Bara - voient leurs noms s’inscrire dans la geste communale. Liberté entre en conflit avec Égalité : au comptage des nouveaux noms, Liberté l’emporte, mais c’est au titre de l’Égalité que des représentants en mission ou des sociétés populaires locales font raser des clochers dont la hauteur est jugée attentatoire à l’habitat des citoyens : ainsi à La Châtre, dans l’Indre, ou dans le nouveau département du Mont-Blanc, parcouru par un messager de la Convention, actif déchristianisateur, Albitte. On est en l’an II de la République, au temps où, au cœur de la guerre étrangère et de la guerre civile, s’imposent césure religieuse et césure politique.

Un instant, seulement. Car les couches dirigeantes de l’ancien Tiers-État - elles n’ont pas disparu ! -, profondément gallicanes, restent attachées au droit de l’État sur l’organisation des religions et sur leur contrôle, et donc étrangères non seulement à la déchristianisation, mais à la laïcité, au sens revêtu par ce mot depuis la loi de séparation. Le terme laïcité n’est pas encore inventé - laïc désigne celui qui n’est pas clerc -, et la séparation est impensable. Mais la genèse de la laïcité, difficile à distinguer du processus de sécularisation en marche de longue date, a fait l’objet, pendant la Révolution et, grâce à elle, du ralliement d’une partie non négligeable du peuple français. Le mouvement de laïcité reçoit dès lors le réconfort puissant de la liberté de pensée et, donc, de la modernité : chaque individu est libre de penser comme il l’entend dans une patrie que la Révolution a, en quelque sorte, laïcisée : « La Révolution avait laïcisé la patrie, l’Empire a laïcisé la gloire », a dit Jaurès le 14 janvier 1910 dans un de ses plus célèbres discours parlementaires, diffusé sous le titre « Pour la laïque » .

En route vers des lois durables !

Et voici la seconde moitié du XIXe siècle. Voici surtout la IIIe République où va s’imposer, à travers la loi et les mœurs, le concept de laïcité. Il n’est pas encore nommé en 1850 quand est votée la loi Falloux, d’ailleurs récusée pas les ultras de l’Église : ils ne demandaient que la liberté, on leur offre une part du monopole. Il ne s’agit encore, à l’époque, que de l’adjectif laïque, adapté à l’école. Comme l’écrit Thiers, dont la foi catholique n’est pas le caractère dominant, s’il faut récuser l’enseignement laïque, c’est que nous avons besoin des évêques, désignés, depuis le Concordat, avec l’accord de l’État et de la Papauté : « Eux seuls peuvent nous sauver », socialement s’entend ; ils n’y ont pas manqué au fil du Second Empire. Le concept de laïcité est plus difficile à cerner, au nom de son caractère potentiellement globalisant. Lorsqu’il apparaît, dans le Littré, l’auteur du dictionnaire en donne une définition minimale - « caractère laïque » - et ne cite, comme territoire de référence, que l’enseignement. Sous l’impulsion d’Édouard Vaillant et de quelques institutrices, la Commune de Paris avait en effet décidé, le 19 mai 1871, de « laïciser les écoles de la capitale ». Mais il était malaisé de prendre pour exemple cet épisode associé au crime, pour nombre d’acheteurs à venir ; aussi Littré s’en tire-t-il en évoquant le rejet de la laïcité par le Conseil général de la Seine, six mois après la Semaine sanglante. N’importe, le mot a conquis la gloire éditoriale. Désormais revendiquée et proclamée, la laïcité peut aussi, en raison de son intronisation en République, nourrir de nouvelles espérances, pour l’école en particulier. La genèse du processus originel débouche sur sa mise en lois, en quelque trente ans.

La loi, très bien. Le suffrage à demi universel, certes. Mais autour de la laïcité, la politisation des affrontements reste très forte, voire s’amplifie. Le comportement de l’Église y est pour beaucoup : de « l’union du trône et de l’autel » sous la Restauration (1815-1830), à la IIIe République : on ne rappellera que pour mémoire le rôle des assomptionnistes et de leur journal La Croix, plus antisémite que La Libre Parole, et celui des jésuites, ces maîtres de la formation des cadres de l’armée au temps de l’affaire Dreyfus. Ils jouent une forte partie, car la contre-offensive associative s’est mise en place depuis les années 1860.

D’anciens réseaux se rénovent alors et se modernisent en se débarrassant de toute référence au grand architecte de l’univers. C’est le vote du vœu numéro IX, en septembre 1877, par le Convent du Grand-Orient : un événement auquel, en 1876, avait participé un disciple de Littré, et auquel le rapporteur de la commission, Frédéric Desmons, pasteur réformé, donne tout son poids. De nouveaux réseaux se mettent en place. C’est le cas des groupes de libre pensée, étudiés par Jacqueline Lalouette. Longtemps morcelés, isolés, ils s’organisent en fédérations, inégalement présentes dans l’Hexagone. Née en avril 1890, la Fédération française de la Libre pensée est dominée par des socialistes, y compris boulangistes ; elle exprime à sa façon l’hostilité profonde aux dogmes et à l’Église des militants ouvriers, elle s’installe volontiers dans la parodie, d’aucuns disent la grossièreté : pourquoi les gens du peuple s’exprimeraient-ils comme des intellectuels ? A partir de 1903, en revanche, l’Association nationale des libres penseurs de France, fille de la victoire de « la science » au terme de l’affaire Dreyfus, et associée au protestantisme libéral, tente, autour de Ferdinand Buisson et Félix Pécaut, de maintenir Dieu à l’horizon de la pensée laïque et d’enseigner au petit peuple moins la haine de tout dogme que le respect des autres.

On notera, au tournant du siècle, que Jaurès lui-même, profondément laïque mais révulsé, de façon existentielle, par les pratiques les plus grossières de la déchristianisation, profondément convaincu, par ailleurs, que le militarisme de la société constitue le modèle hiérarchique politique du capitalisme moderne, se rallie au cours de l’année 1899 à la relance de la lutte contre les moines et les congrégations.

En fait, ces résurrections militantes et intellectuelles, ces résurgences pour employer un mot plus laïque, ces évolutions tout simplement, puisent leurs sources et leur vitalité dans des pratiques laïcisatrices de masse, en tout cas dans des aspirations fortement attestées. Au cœur, la question de l’école devenue, chez les républicains, toutes tendances confondues, l’objet de tous les désirs : c’est de sa réussite que dépend l’issue du suffrage universel libéré des pressions ouvertes de l’État bonapartiste. Elle est posée, massivement, par la plus imposante pétition de l’histoire de la France : plus complexe que l’a dit une pieuse et laïque légende, la pétition lancée par le cercle de Strasbourg d’une Ligue de l’enseignement non encore officiellement constituée, intègre non seulement l’obligation de l’école primaire mais sa laïcité, dont le cercle de Paris se fait le chantre. Au total, 1,2 million de signatures au bas des listes très diverses : plus de 40% - c’est énorme - font place à l’exigence de laïcité. La loi fondamentale que Jules Ferry fait adopter en mars 1882 institue non seulement l’obligation de l’enseignement primaire, garçons et filles, jusqu’à 13 ans, mais pour ceux qui vont fréquenter l’école publique et gratuite, la laïcité : des programmes - suppression de l’enseignement du catéchisme -, des locaux interdits aux ministres des cultes, et, à partir de la loi Goblet, en 1886 - il n’y a pas que Jules Ferry ! - du personnel enseignant. Pas question, en revanche, de laïciser les enfants : aucun texte n’interdit à une gamine que ses parents décident de confier à « l’école du diable », à la laïque, de porter au cou la croix de sa mère. Les entorses peuvent être nombreuses. Mais la loi, c’est la loi. Et la vox populi la soutient.

L’école donc, et par priorité, tant sa vocation est au cœur de la conception française de la République : égalité des chances (constamment remise en cause par la vérité scolaire : Bourdieu et Passeron l’ont abondamment démontré), confiance faite aux hussards de la République. Mais pas l’école seule. La société française se laïcise peu ou prou, non sans échecs. La laïcisation des tribunaux, par exemple, ne va pas de soi : faut-il « chasser Dieu » des prétoires comme on l’a chassé de l’école ? La question est posée depuis 1882 par la Libre pensée. Et de quelle manière ? En éliminant des prétoires les crucifix et tableaux religieux à partir de 1904. En refusant de prêter serment « devant Dieu » - « devant les hommes », d’accord, mais « devant Dieu » ? Sait-on que le serment judiciaire ne sera modifié qu’en 1972, après un siècle de batailles dans la presse et à la Chambre ?

Et les hôpitaux ? Leur laïcisation a une valeur moins symbolique - mais les laïques comme leurs adversaires raffolent des symboles - et plus sociale. Il s’agit des « bonnes sœurs » auxquelles on reproche leur partialité, leur volonté d’administrer à tout prix les sacrements, le baptême par exemple. L’artisan de la laïcisation hospitalière, un libre penseur militant, le docteur Bourneville, met en oeuvre son programme entre 1882 et 1890 à Paris : pas si facile, car il faut former des infirmières laïques, pas toujours enthousiastes et souvent fort ignorantes. Enfin, l’espace public : les maires peuvent-ils interdire les processions bruyantes ? Les laïques ont les leurs aussi. Qui est maître de la rue ? Question non tranchée : la loi de séparation de 1905 ne reconnaîtra que les contraintes nées de la circulation ou de l’ordre public (article 44). Je me bornerai à rappeler que, longtemps espérée et toujours remise, car il n’était pas facile pour un gouvernement, se voulut-il ultra-laïque, de renoncer à l’autorité sur l’Église que lui conférait le Concordat, la loi de séparation, discutée au sein de la Nation et au Parlement, se présente comme une loi de liberté et de compromis à laquelle se rallient finalement les deux courants qui, au début du XXe siècle, incarnent en France la laïcité, sur les plans intellectuel et politique.

Les courants de pensée laïque

Avant 1914, il y a au moins deux courants de pensée laïque, assez aisés à caractériser. Trois sans doute, je le montrerai d’un mot. Mais deux sont identifiables, massivement. En France, se sont croisées - se croisent toujours peut-être ? - plusieurs acceptions de la laïcité, à qui il arrive de s’opposer vivement, de se réconcilier aussi, car elles ont en commun la même aspiration émancipatrice.

Le premier s’enracine fortement dans les combats de la Révolution et de la République véhémente, haïe par l’Église catholique, et qui le lui rend bien. Batailleurs, rêvant d’en découdre avec un Dieu dont ils récusent l’existence, souhaitant comme Voltaire « écraser l’infâme », soutenus par les plus militants des prolétaires, sur qui pèse la mainmise d’un patronat autoritaire et souvent catholique, ces laïques ont vu dans la laïcisation de l’école et de la rue, des tribunaux et des cimetières, la possibilité d’éradiquer « l’erreur » de la conscience populaire. Ce fut l’objectif de Paul Bert : puisque Dieu n’existe pas et que la science nous le prouve, il faut en détruire l’image pour que les hommes vivent libres... et se méfier des femmes que les hommes d’Église continuent à accueillir sur leurs genoux. À ce courant athée et turbulent, à sa façon de ridiculiser les gestes de la piété, la laïcité à la française doit beaucoup. Il faut l’affirmer, le répéter.

Comment définir le second courant ? Plus sensible à la mentalité dominante, plus modéré, plus libéral aussi. Face à Paul Bert, à Gambetta peut-être - mais il reste malaisé de faire parler les morts , Jules Ferry l’incarne en 1882-1883 : l’instituteur ne doit choquer aucun parent ; son territoire est celui de la neutralité, non de la science, pas davantage de l’ardeur républicaine. Celle-ci se mesure, se mesurera au succès de la laïque. Des hommes comme Ferdinand Buisson, un proche de Ferry que celui-ci associe à la gestion de l’école primaire, ne récusent pas leur appartenance au protestantisme libéral : ce sont eux qui donnent l’impulsion principale à la morale laïque, à l’intérieur du système scolaire. En 1905, ils s’opposent à Vaillant, à Allard, au directeur de La Dépêche du Midi. Ils affirment leur volonté de laisser aux différents cultes la liberté de s’organiser, comme toutes associations et suivant leurs règles propres. Ils l’emportent grâce à Briand et Jaurès, qui rédige de sa main l’article 4 de la loi sur les associations cultuelles après avoir mesuré jusqu’où il était possible d’aller du côté, non pas du Pape - il y a peu de choses à en attendre ! - mais d’une partie des catholiques.

Les idées de Jaurès

Alors, Jaurès « à droite » des laïques ? Son apport principal est ailleurs. Dans sa capacité à poser les questions autrement, fût-ce au prix d’une certaine solitude. Il a été le premier à contester systématiquement, dans une revue lue par les instituteurs de gauche, la définition de la laïcité scolaire comme neutralité. Le premier à dire qu’être laïque à l’école, c’est poser, avec les enfants, les grands problèmes de la société, la grève, la colonisation, la guerre et la religion. Le premier à préconiser l’enseignement de l’histoire des religions, qui à la fois traduisent et modèlent l’évolution des sociétés. Et le premier, du coup, à expliquer aux Français, imbus de la supériorité que leur conférerait la production originelle des droits de l’homme, qu’il est d’autres religions et d’autres sociétés, et que les musulmans, par exemple, même si la grâce laïque ne les a pas encore touchés, ont droit aux mêmes droits que les autres, en tant qu’individus certes, aussi en tant que porteurs d’une autre civilisation, donc en tant que collectivité.

Alors, toujours pas de définition de la laïcité ? Eh bien non ! La complexité, la richesse de l’esprit laïque sont comme consubstantielles à la difficulté de la définir, autrement que dans son évolution. Il n’est pas certain, d’ailleurs, que l’amour des Français pour la loi - il n’est pas exclusif de sa condamnation - n’ait pas englouti la laïcité sous un monceau de textes réglementaires d’une telle ampleur qu’on ne l’affronte que quand le réel nous y contraint : ce fut le cas lors de l’affaire dite « du foulard », car elle touchait l’école, ce nœud gordien, ce creuset de la laïcité.

Il me semble, pour ma part, que nous n’interpellons plus avec assez de vivacité la laïcité, notre vieille maîtresse, notre jeune amante. C’est à l’aune des questionnements que l’on repère la vitalité d’un concept et d’un mode de pensée. Faut-il, par exemple, réduire la laïcité à l’application de la loi de 1905 ou à un vague respect de l’Autre ? Pour ma part, j’en doute. Nulle défiance cependant, nulle nostalgie surtout. Le monde change. Sans s’effacer, les clivages qui semblaient insurmontables au début du siècle ont pu être surmontés, parfois, lors des graves crises récentes : la Résistance, l’opposition aux guerres coloniales. Surtout, la présence massive de l’islam - un islam invisible quand, disait-on, « l’Algérie, c’était la France » - pose de nouvelles questions : les religions ne se résument pas à leurs fonctions religieuses. Même droits pour tous, assurément. Mais avec un esprit d’ouverture, et aussi de vigilance. L’évolution de la laïcité, les divergences qu’elle a recouvertes, l’état d’esprit laïque, voilà qui dessine les voies d’un recours laïque. L’histoire, c’est l’avenir.

Madeleine REBÉRIOUX

Repères bibliographiques

· Jean Boussinesq, La laïcité française. Mémento juridique, Le Seuil, coll. Points, 1994.· Les formes de la culture (volume de Histoire de France dirigé par André Burguière), en particulier les chapitres rédigés par Roger Chartier et Madeleine Rebérioux, le Seuil, 1993.

· Jacqueline Lalouette, La libre pensée en France (1848-1940 ), préface de Maurice Agulhon, Albin Michel, 1997.

· Laurence Loeffel, Le fondement de la morale laïque, Puf, 2000.

· Jean-Marie Mayeur, La séparation de l’Église et de l’État, Julliard, 1965.

· Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Armand Colin, 1968.

· Laurence Rumy, Recherches sur la revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 1890-1914, FEN, 1994.

· Madeleine Rebérioux, La République radicale, 1898-1914, Le Seuil, coll. Points Histoire, 1975.

· Michel Vovelle, La Mort et l’Occident, Gallimard, 1983.

· Michel Vovelle, La Révolution contre l’Église, Complexe, 1988.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message