La révolution de 1975 (trente ans déjà 1975 - 2005)

dimanche 11 décembre 2005.
 

... 1975 est une année charnière. Explications de notre collaborateur, l’historien Pascal Ory.

L’histoire de l’humanité est communément rythmée par des événements-ruptures. Ceux-ci sont généralement caractérisés par un certain dramatisme : guerres, invasions, révolutions... Le temps que nous vivons n’échappe pas à cette règle quasi organique, quitte à substituer à ces termes nets la notion, plus floue, de « crise ». Faute de mieux, on parle alors des événements de Mai 68, ou du 11 Septembre, même si la chute du Mur nous rappelle que le bon vieil événement à l’ancienne a encore de l’avenir devant lui. Pour mieux interpréter ne serait-ce que ces trois dernières dates-là, il paraît indispensable de faire intervenir une autre grille de lecture, comme si derrière les grandes dramaturgies se profilait la vraie grande rupture, moins événementielle mais tout aussi radicale, situable au milieu des années 1970. En 1975.

Sur le terrain culturel, l’atmosphère générale des années 1970 se situait clairement dans la continuité du radicalisme des années 1960. Quel que soit le domaine de l’art considéré, les mêmes mots y fleurissaient : « moderne », « avant-garde », « expérimental », « utopie » ... Les sciences humaines vibraient au diapason. Le phénomène ne touchait pas seulement les formes les plus savantes de la culture : le jazz était plus free que jamais, la bande dessinée enfin « adulte », etc.

Ce qui compte ici, c’est ce qui a suivi : l’inversion de toutes les courbes, le passage de l’ère progressiste à l’ère révisionniste. Effondrement des grands récits marxiste ou freudien, retour du sujet, architecture « postmoderne », design rétro, musique néomédiévale : le contraste est saisissant. Mais on peut dater tout ça : à remonter vers la source de ce grand fleuve, on finit par trouver le lieu de l’exsurgence. Bien avant la mort de Sartre (1980) ou celle de Marcuse (1979), avant même cette année 1976 qui voit, pêle-mêle, le lancement des « nouveaux philosophes », le prix Nobel d’économie à Milton Friedman, la réhabilitation de la géopolitique par la revue Hérodote ou la confirmation du succès imprévu de la biographie de Louis XI par Murray Kendall...

Contre-épreuve : en mars 1974, le très officiel Alain Peyrefitte avait mis un comble à la maomania en publiant Quand la Chine s’éveillera, mais en décembre, Simon Leys lui répond, de fait, avec le terrible Ombres chinoises. Cette même année 1974, Richard Nixon a été contraint à la démission - l’événement constitue l’étiage du prestige politique des Etats-Unis au XXe siècle -, mais cette démission se situe aussi entre la sortie, à six mois d’intervalle, des deux tomes de L’archipel du Goulag. Et cette fameuse année 1975 où prend fin la guerre du Vietnam, où meurt Franco, un an après la chute de la dictature au Portugal et en Grèce, est aussi celle où, le soir du 11 avril, dans le cadre d’une nouvelle émission de télévision lancée en janvier par un certain Bernard Pivot, le dissident Alexandre Soljenitsyne crève l’écran et s’impose définitivement comme le David du Goliath soviétique.

Saigon tombe dix-neuf jours plus tard. On est à la pointe avancée de l’extension du marxisme à la surface de la planète et pourtant, rétrospectivement, tout se passe comme si le balancier de l’Histoire, un instant suspendu au-dessus de l’Indochine, se mettait à repartir en sens inverse. En termes politiques, cela va donner, du même côté occidental qui vient de faire le ménage à droite, l’élection, coup sur coup, de Jean-Paul II (1978), de Margaret Thatcher (1979) et de Ronald Reagan (1980). Il faut ajouter la révolution iranienne qui, en adoptant, en 1979, la Constitution de la république islamique, renvoie dos à dos les schémas de la guerre froide (libéralisme chrétien et communisme athée) et inaugure le débat du « retour du religieux ».

Peut-on expliquer ce retournement ? Trois cycles ont produit les mêmes effets, se renforçant les uns les autres. Le cycle du plus court terme met au jour les contradictions internes de Mai 68, cette « crise de croissance » dogmatique et romanesque des enfants de la Prospérité. Le destin du gauchisme, éclaté en ses multiples spécialisations féministe, écologiste, régionaliste..., en témoigne, tout comme l’évolution individuelle de plusieurs de ses figures de proue. Le cycle de moyen terme s’identifiera à la crise économique, issue du « choc pétrolier », qui mine avec l’Etat-providence les conceptions du monde qui lui avaient associé leur destin. Enfin, le cycle de long terme assimile le progressisme culturel aux Trente Glorieuses (1945-1975, justement) : le révisionnisme de notre fin de siècle, mélange de dépit amoureux et de nostalgie, sera en harmonie avec les Trente Sinistres du chômage, du terrorisme et de l’effet de serre.

Evidemment, les esprits subtils l’auront remarqué : 1975 + 30 = 2005. Serions-nous à l’aube d’un nouveau cycle ? Pour le savoir, rendez-vous dans trente ans. Pour les soixante ans de Lire.

par Pascal Ory

Lire, novembre 2005


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