Joseph Proudhon, prophète de l’anarchisme

lundi 19 janvier 2015.
 

Redécouvrir Proudhon le libertaire, malgré Proudhon le conservateur

Le socialiste libertaire Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est peu lu aujourd’hui dans la gauche radicale, alors que sa pensée eut un grand retentissement dans le mouvement ouvrier français, au XIXe siècle comme au début du XXe siècle.

Il faut dire que cette lecture pâtit des stéréotypes machistes et antisémites qu’on trouve ici et là dans ses écrits. Sans nier cette face conservatrice du personnage, il nous faut redécouvrir ses aspects libertaires, de loin les plus développés et encore aujourd’hui fort stimulants. L’ouvrage de Jacques Langlois nous y incite.

Si le nom de Proudhon est connu à gauche, son œuvre apparaît donc plutôt méconnue en ce début de XXIe siècle. Seuls les milieux anarchistes ont entretenu la flamme, en préservant notamment une accessibilité éditoriale à ses textes. Récemment, le sociologue et militant libertaire Daniel Colson en a ainsi proposé une approche originale, dans une relecture de la tradition anarchiste s’inspirant de Gilles Deleuze [1]. Dans ce contexte, le double projet du livre de Jacques Langlois est utile : 1e) offrir une présentation à visée pédagogique des dimensions principales d’une œuvre foisonnante, et 2e) en montrer l’actualité pour les questions politiques qui occupent notre présent. Pour accompagner Langlois dans ce parcours, il faut toutefois écarter les jugements hâtifs émis par le bourgeois Marx sur le prolo Proudhon [2], et qui ont été ânonnés par des générations de marxistes : « un petit-bourgeois, ballotté entre le capital et le travail »… Á l’inverse, Langlois aurait facilité la tâche du lecteur marxiste ou marxien s’il n’avait pas donné une image simplificatrice de Marx, celle justement portée par les marxismes les plus sommaires et les plus économistes.

« L’équilibration des contraires » contre « les fanatiques de l’unité »

Il y a un fil particulièrement heuristique qui parcourt les réflexions de Proudhon, et dont rend bien compte Langlois : le triple pluralisme philosophique, sociologique et politique. Du point de vue des méthodes de pensée, Proudhon va être amené à critiquer certains traits de la dialectique hégélienne. Cela est peu su, et quand ça l’est la critique proudhonienne est souvent dotée d’une faible légitimité intellectuelle. Cet ostracisme a fréquemment de mauvaises raisons sociales, et en particulier une prétention des intellectuels académiques à détenir le monopole de l’intellectualité légitime. « Comment un prolo aurait-il pu sérieusement écorner la hauteur de vue d’un des maîtres de la philosophie universitaire ? », entend-on dans l’implicite de certains jugements de classe déguisés en jugements de compétences.

Ces préjugés sociaux mis de côté, examinons de plus près les critiques que Proudhon a adressées à Hegel. Elles visent moins la complexité de l’œuvre de Hegel qu’une vision schématique de sa dialectique, autour de la triade thèse-antithèse-synthèse. C’est ce que Maurice Merleau-Ponty a appelé « le Hegel des manuels », axé sur « l’annonce et la garantie d’une synthèse finale » [3]. D’autres lectures de Hegel ont pu être proposées, comme celle récente de Jean-Luc Nancy [4], mettant l’accent sur le travail du négatif dans l’histoire plutôt que sur la perspective de l’avènement positif d’une synthèse finale (« la fin de l’histoire »). Notons toutefois que la triade thése-antithèse-synthèse, comme l’idée corrélative d’un « dépassement » des contractions dans une synthèse englobant ces contradictions, a largement participé, encore jusqu’à nos jours, à l’outillage mental de nombre de militants progressistes. Or, la méthode dialectique de Proudhon, explique Langlois, s’efforce d’équilibrer « thèse et antithèse, sans présumer d’une synthèse » (p.14). La dynamique des antinomies serait infinie, sans nécessairement pouvoir être dépassée dans une synthèse supérieure, englobant les termes de la contradiction, mais produirait des déplacements, des équilibres et des déséquilibres continuels. Les mouvements de l’histoire auraient même des pertes : tout ne serait pas récupéré dans une succession d’« étapes » à chaque fois supérieures, jusqu’à l’illusoire synthèse totale.

Cette philosophie de « l’équilibration des contraires » a des conséquences sur la sociologie proudhonienne. Il voit dans la société une diversité de sentiments, d’intérêts, de logiques d’action, de formes de domination, de pouvoirs, d’équilibres partiels et instables. Et cela dans une dynamique perpétuelle, qui ne se cale sur aucun axe unique (comme une « dernière instance ») qui en assurerait la cohérence. Le pluralisme de valeurs et des forces sociales serait ainsi constitutif des sociétés humaines, tout en prenant des formes variées et changeantes. « Pluralisme effervescent et complexité sont les deux fondements de la sociologie proudhonienne », résume Langlois (p.70).

Le pluralisme social devrait être préservé et même enrichi dans une société émancipée : « Qu’est-ce que la justice, en effet, sinon l’équilibre entre les forces ? », questionne Proudhon dans Théorie de la propriété (éd. posthume en 1866). D’où le recours au fédéralisme comme outil politique privilégié. Fédéralisme proudhonien dont s’inspirera la Commune de Paris et que louera Marx dans La guerre civile en France (1871). « Les fanatiques de l’unité » sont alors dans le collimateur de Proudhon, car ils porteraient en germe un écrasement du Multiple au profit de l’Un. « Absolutisme » et « gouvernementalisme » sont deux des noms de ce danger, qui se voit particulièrement incarné dans le monde moderne par l’État, en tant que « puissance de concentration ». Vision lucide, au vu des totalitarismes du XXe siècle, ou simplement des tendances bureaucratiques et uniformisatrices des institutions étatiques contemporaines. Mais à partir de Proudhon, on pourrait sans doute aller plus loin ici que Proudhon, en pensant l’équilibre instable de forces, d’intérêts, de pouvoirs et de valeurs qu’on appelle de manière trop unifiante « l’État ».

Vers une lecture plus libertaire de Proudhon

Malgré ses aspects éclairants pour le débutant en pensée proudhonienne, l’ouvrage de Langlois n’est pas à l’abri des critiques. Il donne, par exemple, une vision trop systématique, trop cohérente, trop uniformément positive des écrits disparates de notre Franc-comtois. Pourquoi ne pas également explorer, à la manière d’un Michel Foucault [5], les failles, les impensés, les contradictions, les fils hétérogènes dont l’œuvre est tissée ? Ce faisant, Langlois adopte une lecture trop révérencieuse, comme nombre de marxistes l’ont longtemps fait avec Marx, insuffisamment libertaire, trop peu proudhonienne même, finalement, dans la méthode. Comme si l’objet du livre (le pluralisme proudhonien) et sa méthode (la tentation d’unifier l’œuvre de Proudhon) étaient disjoints.

On sent particulièrement bien cette disjonction lorsque Langlois s’efforce de relativiser les textes sexistes et les traces d’antisémitisme chez Proudhon. Il a certes raison de replacer dans leur contexte des stéréotypes que Proudhon héritait de son époque. Mais pourquoi ne pas faire plus franchement de telles inepties la marque des faiblesses de tout esprit humain, même le plus lucide et le plus moral ? A-t-on encore besoin de piédestaux (même libertaires !) ou simplement de pensées humaines, dans leurs fragilités et leurs défaillances mêmes ? C’est peut-être une certaine fidélité à l’anti-dogmatisme de Proudhon (par exemple, dans l’avertissement lancé à Marx dans sa lettre du 17 mai 1846 : « après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple (…) Accueillons, encourageons toutes les protestations, flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée ») qui nous le recommande.

C’est d’ailleurs tant dans ses apports que dans ses faiblesses que le livre de Jacques Langlois constitue une invitation à la réflexion et à l’action.

Critique de la Revue : Agir avec Proudhon, Jacques Langlois, Chronique Sociale, 2005

Notes

(1) Dans Petit lexique philosophique de l’anarchisme – De Proudhon à Deleuze, Le Livre de Poche, 2001.

(2) Pour une analyse fine des implicites sociaux à l’œuvre dans la rivalité entre Marx et Proudhon, voir Jean-Louis Lacascade, « Bévue de Proudhon et/ou traquenard de Marx – Lecture symptomale de leur unique correspondance », revue Genèses (éditions Belin), n°46, mars 2002.

(3) Dans Sens et non sens (1e éd. : 1948), Gallimard, 1996, p.100.

(4) Dans Hegel – L’inquiétude du négatif, Hachette, 1997.

(5) Voir, par exemple, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (conférence de 1969), repris dans Dits et Écrits I, 1954-1975, Gallimard, coll. « Quarto », 2001.

CORCUFF Philippe

B) Joseph Proudhon ,théoricien socialiste issu du milieu populaire

Fils d’un brasseur et tonnelier, Joseph Proudhon est le seul théoricien révolutionnaire du XIXe siècle issu du milieu populaire.

Un intellectuel issu du peuple

Pierre-Joseph Proudhon photographié par Félix Tournachon, dit NadarAyant attiré l’attention d’un enseignant par sa soif d’apprendre, il est admis comme boursier au collège de Besançon, puis devient ouvrier typographe pour contribuer à nourrir ses parents. L’Académie de Besançon lui attribue un prix qui lui permet de passer son baccalauréat à 29 ans.

Proudhon publie en 1840 le mémoire : Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement, qui affecte de traiter la propriété sous forme de spéculation académique. On en retient la fameuse formule « La propriété, c’est le vol » !

Passant en revue les différentes théories présentées jusqu’alors pour établir le droit de propriété, le jeune Proudhon les réfute l’une après l’autre, et conclut que la propriété est immorale, injuste, impossible !... Traîné devant la cour d’assises, il est cependant acquitté, les jurés n’ayant vraisemblablement pas conscience du caractère explosif du sujet.

Dès lors, Proudhon va poursuivre à Paris ses activités de journaliste, de théoricien de la révolution et d’activiste radical. Il établit un réseau de correspondants agitateurs (Grün, Bakounine, Herzen, Marx) et publie d’innombrables articles, manifestes, études sociales.

Confronté toute sa vie à des difficultés professionnelles, Proudhon milite contre le travail aliénant du capitalisme industriel naissant. Corrigeant sa pensée initiale, il dénonce principalement la propriété des outils de production et le fait que l’on puisse tirer un revenu de son capital sans être obligé de travailler. Il se montre par contre partisan de la propriété individuelle pour tous et exalte la cellule familiale, clé de voûte de la société.

Proudhon, confiant en la nature humaine, apparaît comme un lointain disciple de Jean-Jacques Rousseau. Il souhaite protéger l’individu de toute sorte d’abus de pouvoir et en vient à s’opposer à la notion d’État pour proclamer la prépondérance de la liberté. Cela fait de lui le premier théoricien de l’anarchisme... et un adversaire majeur des socialistes et de Karl Marx.

L’insurgé

Le militant est élu en juin 1848 à l’Assemblée constituante de la IIe République. À la tribune de l’Assemblée, ce « pauvre fils de pauvre », comme il se définit lui-même, plaide avec vigueur en faveur de la liberté et prend la défense des révoltés, ce qui lui vaut un blâme.

Le prince Louis-Napoléon Bonaparte (le futur Napoléon III) devenant président de la République en décembre 1848, Proudhon s’oppose immédiatement à lui. Le voici envoyé pendant trois ans en prison pour « offense au Président de la République ». Qu’importe, il profite de son séjour à la prison Sainte-Pélagie pour écrire tant et plus... et épouse une jeune ouvrière passementière. Après un deuxième séjour en prison, il s’exile en Belgique.

Sous le Second Empire, à Londres, en 1864, quelques mois avant sa mort, amnistié mais usé par les épreuves et le travail, Proudhon participe encore à la naissance de la 1ère Internationale socialiste avec (ou plutôt contre) Karl Marx.

Portrait de Joseph Proudhon en 1853, par Gustave Courbet (1865, musée du Petit Palais, Paris)

L’année de sa mort, le peintre Gustave Courbet, qui fut son ami, réalise à partir de photos anciennes le portrait posthume ci-dessus, qui représente Joseph Proudhon en 1853, dans la pose très symbolique de l’ancien ouvrier typographe en blouse, dans une attitude pensive, entouré d’écrits et la plume à portée de la main, en compagnie de ses chères filles. Cet autodidacte n’a cessé en effet d’observer, de s’interroger et d’écrire...

Son oeuvre considérable fait de lui l’un des maîtres à penser de l’anarchisme, de l’autogestion, de la dialectique révolutionnaire et du fédéralisme. Son idéalisme inspirera également Jaurès et les socialistes français de même que les anarchistes russes, tel Bakounine, et même les promoteurs du fédéralisme européen...

La face noire de Proudhon

Soulignons que le révolutionnaire Proudhon n’a pas poussé l’audace jusqu’à prôner l’émancipation des femmes et la libération sexuelle. En conformité avec les préjugés de son temps, il a écrit des propos ineptes sur l’infériorité présumée des femmes, au mental comme au physique !

Plus gravement, si l’on peut dire, il a exprimé dès 1847 un antisémitisme violent, inspiré moins par des préjugés religieux que par des préjugés sociaux (confusion entre le Juif et le banquier ou l’oppresseur capitaliste). Il se range à ce titre parmi les précurseurs de l’« antisémitisme de gauche ».

Ainsi peut-on lire dans ses Carnets : « Juifs. Faire un article contre cette race, qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l’exception des individus mariés avec des françaises ; abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l’abolition de ce culte. Ce n’est pas pour rien que les chrétiens les ont appelés déicides. Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer... Par le fer ou par le feu, ou par l’expulsion, il faut que le juif disparaisse... Tolérer les vieillards qui n’engendrent plus. Travail à faire. Ce que les peuples du Moyen Âge haïssaient d’instinct, je le hais avec réflexion et irrévocablement. La haine du juif comme de l’Anglais doit être notre premier article de foi politique » (26 décembre 1847).

André Larané


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