Stress au travail, la souffrance ignorée

vendredi 21 mars 2008.
 

Un rapport vient d’être remis au ministre du travail.

Entretien avec Marie-France Hirigoyen auteure de l’essai sur le « harcèlement moral ».

Cela fait dix ans tout juste que, particulièrement grâce à votre travail, on a nommé « harcèlement moral » [1] toute une série de violences sans nom auparavant, au travail notamment. Et pourtant, à lire le rapport Légeron-Nasse, commandé par le ministre du travail Xavier Bertrand, il serait d’abord urgent de comptabiliser le phénomène. On n’aurait donc rien appris, en dix ans ?

Marie-France Hirigoyen. C’est à la fois vrai, et pas vrai. Cela fait dix ans effectivement que j’ai dénoncé une forme de souffrance au travail parmi d’autres, le harcèlement moral. Stress, surcharges, en sont d’autres. La loi de modernisation sociale fait obligation aux employeurs de mettre en place des plans de prévention. Sauf que cette loi ne dit pas ce que devaient être ces plans de préventions. Contrairement à d’autres pays comme la Belgique ou le Québec. On s’est focalisé du coup sur le harcèlement, moral, comme l’arbre cachant la forêt, en escamotant la dégradation des conditions de travail elles-mêmes. Ce qui fait que les gens n’étaient pas forcément harcelés, mais pouvaient néanmoins souffrir sur leur lieu de travail. Le monde du travail a changé, et la société toute entière est devenue plus dure, les couples se sont fragilisés. On attend trop du travail. On nous a fait croire que l’on pouvait se réaliser dans son travail, que l’épanouissement pouvait venir de là. Ce qui fait que l’on attend plus du travail, alors qu’il nous en donne de moins en moins désormais : il faut faire mieux, plus vite, avec moins de moyens.

Une souffrance qui ne dit pas son nom

N’y-a-t-il pas déjà un glissement de sens à utiliser pour titrer ce rapport le mot de « stress », et non un autre, comme « souffrance au travail », par exemple ?

Marie-France Hirigoyen. C’est sans doute à dessein ; « stress » est un terme commode, galvaudé, pour ne pas employer un terme plus pathologique. C’est un terme pour décrire à l’origine l’adaptation de l’organisme, pas une pathologie. On ne dit plus « je suis fatigué, j’ai trop de travail », mais « je suis stressé ». Les autres termes que l’on aurait pu employer, tels que « pathologies mentales » ou décompensations psychiatriques » ont dû être considérés comme trop stigmatisant.

S’agit-il de stress, selon le terme retenu par le rapport, ou de souffrance ?

Marie-France Hirigoyen. Pour moi il y a un passage entre le stress, qui est une pression disons normale, qui nous conduit à être plus stimulés, et un moment où notre stress est débordé. Ce qui peut entraîner des dépressions, des troubles psychiques, mais aussi des dérapages comportementaux : ceux-là peuvent conduire à des attitudes violentes à l’égard de ses collègues de travail. Ça c’est quelque chose de nouveau, dû au durcissement du monde du travail. Cela peut mener à des tentatives de suicides, sans qu’il y ait forcément auparavant harcèlement moral, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne se sont pas senties harcelées. Dans tous les cas, ce sont des personnes qui ont été fragilisées dans un contexte de travail difficile ; cela peut tout aussi bien toucher l’ingénieur comme le postier ou l’ouvrier. A partir de cette fragilisation, il y a eu un élément qui a amené une bascule.

Le travail, indissociable de la personnalité

Comment dès lors juger la préconisation du rapport de procéder à une « autopsie psychologique » des cas de suicide au travail ?

Marie-France Hirigoyen. Cela peut être intéressant à condition que ce ne soit pas utilisé par l’entreprise pour se dédouaner de toute responsabilité. La tentation étant de pointer des éléments personnels pour ne pas se considérer comme responsable. C’est en revanche intéressant de le faire de manière honnête pour déterminer en quoi des personnes ont été fragilisées, et la part de responsabilité d’une entreprise -il y en a une forcément, sinon le suicide ne se déroulerait pas sur le lieu de travail. Jusqu’à présent les chefs d’entreprise considéraient qu’ils n’étaient pas là pour soigner leurs employés en difficulté. Or, je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il y a d’un côté l’entreprise et de l’autre la vie privée, quand le travail constitue une part importante de la construction d’une identité. L’entreprise ne peut pas se décharger de cette responsabilité-là. Si on comprend mieux ce qui amène à ces « dérapages comportementaux », on pourra effectuer une prévention efficace. En sortant des discours caricaturaux qui tendent à tout mettre sur le dos de l’entreprise, ou au contraire celui du salarié

En même temps, le gouvernement exclut d’inclure ces souffrances dans le champ des maladies professionnelles

Marie-France Hirigoyen. La crainte d’une épidémie, sans doute. J’imagine que les pouvoirs publics ont très peur de voir s’engouffrer tout et n’importe quoi là-dedans. Qu’ils ne savent pas bien faire le tri dans toutes ces manifestations de stress. Personnellement, j’estime que ça devrait être qualifié de maladie professionnelle, oui. De même que les troubles musculo-squelettiques sont des maladies professionnelles

Entretien réalisé par Paul Zanni

Notes :

[1] Docteur en médecine et psychanalyste, Marie-France Hirigoyen a publié en 1998 un essai dévastateur, Le harcèlement moral, dont 450 000 exemplaires ont été vendus à ce jour et traduit dans 24 pays. L’accueil incroyable reçu par le livre a conduit à une réflexion, débouchant sur une proposition de loi par le groupe communiste à l’Assemblée Nationale. Le 11 janvier 2001 est voté un amendement qui introduit la notion de harcèlement moral dans le code du travail. Son dernier ouvrage paru, Les nouvelles solitudes, éditions La Découverte.


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