1908 : Kautsky et "Le Chemin du pouvoir" (par Ernest Mandel)

dimanche 6 avril 2008.
 

" La seule question restant ouverte pendant un certain temps fut celle de l’alignement de Kautsky : allait-il se ranger du côté de l’appareil contre la gauche ou du côté de la gauche contre l’appareil ? Après la révolution de 1905, il pencha un instant vers la gauche. Mais un incident significatif allait décider de son sort. En 1908, Kautsky rédigea une brochure intitulée "Le Chemin du pouvoir", où il examinait précisément la question, pendante depuis la fameuse préface d’Engels de 1895, du passage de la conquête de la majorité des masses laborieuses pour le socialisme (le but à atteindre par la " vieille tactique éprouvée ") à la conquête du pouvoir politique lui-même. Ses formules étaient en somme modérées et n’impliquaient aucune agitation révolutionnaire systématique ; il n’y était même pas question de la suppression de la monarchie (on parle pudiquement de la "démocratisation de l’empire et des États qui le composent "). Mais il y avait trop de paroles "dangereuses " dans cette brochure pour un Parteivorstand bureaucratisé mesquin et conservateur. On y parlait de la possibilité d’une " révolution ". On y disait même : " Personne ne sera assez naïf pour prétendre que nous passerons pacifiquement et imperceptiblement de l’État militariste à la démocratie. " Ces formules-là étaient " dangereuses ". Elles pouvaient même " provoquer un procès ". Le Parteivorstand décida donc de mettre la brochure au pilon (12). Il s’ensuivit une tragi-comédie qui décida du sort de Kautsky en tant que révolutionnaire et théoricien. Il en appela à la commission de contrôle du parti qui lui donna raison. Mais Bebel dit toujours " non ". Kautsky accepta alors de passer sous les fourches caudines de la censure du parti et de mutiler son propre texte : tout ce qui pouvait provoquer le scandale fut éliminé par lui. du texte qui devint alors anodin, Kautsky sortit de cette affaire comme un homme sans caractère ni épine dorsale. La rupture avec Rosa, le centrisme, le rôle de serviteur de l’appareil dans le débat de 1910-1912, la capitulation ignoble de 1914, etc., sont contenus en germe dans cet épisode.

Ce n’est pas par hasard que l’épreuve décisive, pour Kautsky et tous les centristes, fut la question de la lutte pour le pouvoir, de la réinsertion du problème de la révolution dans une stratégie tout entière fondée sur la routine réformiste quotidienne. C’était effectivement la question décisive pour la social-démocratie internationale depuis 1905.

L’analyse de la première version du "Chemin du pouvoir" montre que les éléments du centrisme sont déjà présents avant même que s’abatte la censure bureaucratique. Car si, dans cette première version, la description des éléments qui aggravent les antagonismes de classes (impérialisme, militarisme, expansion économique freinée, etc.) est perspicace, la philosophie fondamentale reste celle de la " vieille tactique éprouvée " : l’industrialisation travaille pour nous ; la concentration du capital travaille pour nous ; notre montée est irrésistible, pour peu qu’un accident n’intervienne. L’hypothèse d’un abandon de fatalisme attentiste n’est soulevée que pour le cas où " nos adversaires commettent une bêtise " : un coup d’État ou la guerre mondiale. En somme on en est toujours au point où Parvus avait formulé le problème en 1896... De " grèves révolutionnaires ", d’explosions de masse, il n’est pas question dans "Le Chemin du pouvoir". La révolution russe n’est invoquée que pour démontrer qu’elle ouvre une nouvelle ère de révolutions en Orient (ce qui est exact), qu’à travers les conflits inter-impérialistes, cette ère de révolutions orientales aura de profondes répercussions sur les conditions en Occident (ce qui est encore exact) et exacerbera incontestablement les tensions et l’instabilité. Mais rien ne transperce des répercussions de la révolution russe et de cette instabilité sur le comportement des masses laborieuses en Occident. L’élément actif, le facteur subjectif, l’initiative politique, font complètement défaut. Guetter la bêtise que pourrait commettre l’adversaire, se préparer pour l’heure H par des moyens purement organisationnels, en laissant soigneusement l’initiative à l’ennemi, voilà en quoi se résume toute la sagesse centriste kautskyenne, plus tard prolongée par celle des austro-marxistes, dont la faillite éclatera en 1934.

La supériorité de Rosa éclate dès lors dans tous les domaines, au cours de ce débat crucial. Aux fades références, aux statistiques avec lesquelles Kautsky justifiait sa thèse selon laquelle " la révolution ne peut jamais éclater de façon prématurée ", Rosa opposa une compréhension profonde de l’immaturité des conditions que connaîtra chaque révolution prolétarienne à ses débuts : " ... ces attaques "prématurées" du prolétariat constituent en elles-mêmes un facteur très important, qui crée les conditions politiques de la victoire finale, parce que le prolétariat ne peut atteindre le degré de maturité politique, qui le rendra capable d’effectuer le grand bouleversement ultime, que dans le feu de luttes longues et opiniâtres (13). "

C’est dès 1900 que Rosa avait écrit ces lignes, qu’elle avait formulé en réalité les premiers éléments d’une théorie des conditions subjectives nécessaires à une victoire révolutionnaire, alors que Kautsky reste accroché à l’examen des seules conditions objectives, allant jusqu’à nier que le problème soulevé par Rosa existe ! Avec son instinct si fin pour la vie, les aspirations, la température et l’action des masses, Rosa, soulève dès le débat de 1910 le problème-clé de la stratégie ouvrière du XXe siècle, à savoir qu’il serait vain d’attendre une montée ininterrompue de la combativité des masses, et que si celles-ci sont déçues par le manque de résultats et de directives des directions, elles peuvent retomber dans la passivité (14).

Lorsque Kautsky affirme que le succès d’une grève générale " capable d’arrêter toutes les usines " dépend de l’organisation préalable de tous les ouvriers, il pousse la " primauté de l’organisation " jusqu’à l’absurde. L’histoire lui a donné tort et a donné raison à Rosa. Nous avons connu de nombreuses grèves générales qui ont pleinement réussi à paralyser toute la vie économique et sociale de nations modernes, alors que seule une minorité de travailleurs était organisée. La grève générale française de Mai 68 n’est que la dernière confirmation d’une vieille expérience.

Lorsque Kautsky oppose à Rosa que " les mouvements spontanés de masses inorganisées sont toujours incalculables " et pour cette raison dangereux pour un " parti révolutionnaire ", il révèle une mentalité petite-bourgeoise de fonctionnaire qui s’imagine une "révolution " se déroulant selon un horaire de chemin de fer soigneusement mis au point. Rosa a mille fois raison de souligner, contre lui, qu’un parti révolutionnaire comme la social-démocratie russe et polonaise de 1905 se distingue précisément par sa capacité à comprendre et à saisir tout ce qu’il y a de progressif dans cette inévitable et salutaire spontanéité des masses, pour en concentrer l’énergie sur le dessein révolutionnaire qu’il a formulé et incarné dans son organisation (15). Il a fallu tout le conservatisme borné de la bureaucratie stalinienne pour reprendre contre Rosa l’accusation infondée que son analyse des processus révolutionnaires de 1905 accorde " trop de place " à la spontanéité des masses, " trop peu de place au rôle du parti (16) ".

Si Rosa est coupable d’une " théorie de la spontanéité " (chose qui est loin d’être démontrée), ce n’est certes pas dans son jugement sur le caractère inévitable d’initiatives spontanées des masses au cours d’explosions révolutionnaires - sur ce plan elle a raison à 100 p. cent -, ni dans une quelconque illusion qu’il suffirait de s’en remettre à cette initiative spontanée pour que la révolution triomphe ou, ce qui revient au même, pour que de cette initiative surgisse l’organisation qui conduira la révolution à la victoire, que pareille théorie se manifeste. Elle n’a jamais été coupable de ces enfantillages chers aux spontanéistes d’aujourd’hui. Ce qui donne à la " grève politique de masse " une place exceptionnelle dans le dessein de Rosa, c’est qu’elle y voit le moyen essentiel d’éduquer et de préparer les masses pour les collisions révolutionnaires à venir (mieux : de les éduquer et de créer les conditions propices pour qu’elles puissent parfaire cette éducation par leur action propre). Sans avoir élaboré une stratégie de revendications transitoires, elle avait tiré la conclusion de toute l’expérience passée qu’il fallait en finir avec la pratique quotidienne qui se résume dans les luttes électorales, les grèves économiques et la propagande abstraite " pour le socialisme " . La " grève politique de masse " était, pour elle, le moyen essentiel de dépasser cette routine.

Confrontation avec l’appareil d’État, élévation de la conscience, politique de masse, apprentissage révolutionnaire cela était visé en fonction d’une perspective révolutionnaire claire qui entrevoyait des crises révolutionnaires à échéance relativement courte. Si Lénine avait fondé le bolchevisme sur la conviction de l’actualité de la révolution en Russie, s’il n’a étendu cette notion au reste de 1’Europe qu’après le 4 août 1914, c’est à Rosa que revient le mérite d’avoir la première conçu une stratégie socialiste fondée sur cette même imminence de la révolution, en Occident même, dès le lendemain de la révolution russe de 1905. Qu’elle ait eu une vision réaliste - et hélas prophétique du rôle que l’appareil bureaucratique du mouvement ouvrier pouvait jouer dans une telle crise révolutionnaire, ressort de son discours au congrès d’Iéna, dès septembre 1905 :

"Les révolutions antérieures, et notamment celles de 1848, ont démontré qu’au cours de situations révolutionnaires, ce ne sont pas les masses qu’il faut freiner, mais les avocats parlementaires, pour les empêcher de trahir les masses (17). Après l’expérience amère qu’elle enregistra entre 1906 et 1910, ses paroles furent bien plus désabusées encore quand elle revint sur le même sujet en 1910 : Si la situation révolutionnaire vient à se déployer pleinement, si les vagues de la lutte se sont déjà élevées bien haut, alors il n’y aura aucun frein des dirigeants du parti qui pourra atteindre grand-chose, alors la masse écartera simplement ses dirigeants qui voudraient s’opposer à la tempête du mouvement. Cela pourrait se produire un jour en Allemagne. Mais je ne crois pas que du point de vue de l’intérêt de la social-démocratie, il soit nécessaire et souhaitable d’aller dans cette direction (18).


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message