Réflexions sur le délabrement de la social-démocratie (Denis COLLIN, Adhérent du PS, 2008)

mardi 19 juillet 2016.
 

Eric Zemmour est sans doute est un des plus perspicaces chroniqueurs du « Figaro ». Homme de droite, conservateur bon teint, il ne manque pas d’exercer son intelligence aussi bien sur son propre camp mais que sur la gauche et sur le Parti Socialiste en particulier. Son analyse de l’état du PS est lapidaire : le PS est mort. C’est un gros parti d’élus mais en tant que tel il ne représente plus rien. Et, ajoute Zemmour, c’est son soutien à l’européisme qui l’a tué. C’est une analyse que je partage dans ses grandes lignes. Après tout, quand Marc Dolez affirmait avant le vote sur le TCE en 2005, que la question du traité européen était pour les socialistes une question identitaire, il ne disait pas autre chose. En soutenant Sarkozy dans le hold-up anti-démocratique qu’a été la ratification du traité de Lisbonne, le PS a peut-être jeté la dernière pelletée sur le cercueil du socialisme français. Comme on a eu l’occasion de l’expliquer ici même, la victoire de la gauche lors des dernières élections locales n’infirme en rien ce diagnostic. Des socialistes ont été élus en grand nombre par affaissement de la droite et nullement en raison d’une vague d’enthousiasme populaire pour les discours indigestes de chefs de la rue de Solferino.

Tout cela ne devrait cependant pas trop nous étonner. Car le bilan d’un bon siècle de social-démocratie européenne (laissons de côté ces partis de toutes couleurs politiques, parfois même franchement réactionnaires et mafieux qui adhèrent à l’Internationale Socialiste) est assez glauque.

Avant 1914, les partis sociaux-démocrates européens avaient juré leurs grands dieux que jamais les prolétaires européens ne s’étriperaient pour les beaux yeux des ploutocrates et des marchands de canons. On allait voir ce qu’on allait voir ! Si les militaristes déclaraient la guerre, les partis de la Deuxième Internationale appelleraient à la grève générale. L’encre des résolutions de congrès était à peine sèche que les groupes parlementaires socialistes de chaque nation se rallièrent en masse à leurs militaristes, votèrent les crédits de guerre et décrétèrent que le devoir des ouvriers était de trouer le ventre des salopards de la tranchée d’une face. De terribles révolutionnaires, les Guesde et les Hervé par exemple, se muèrent en patriotes chauvins et en militaristes. À juste titre, Lénine diagnostiqua la mort politique de la social-démocratie. Rosa Luxemburg la qualifia de « tas de fumier ». La conférence des internationalistes en 1915 à Zimmerwald tenait dans quatre taxis. L’épreuve allemande confirma ce diagnostic. Alors que la guerre était terminée, les dirigeants de la social-démocratie allemande, les Ebert, Noske, Scheidemann, organisèrent le sauvetage de l’Allemagne des junkers prussiens et des barons de la finance. C’est à eux qu’on doit la création des « corps francs » qui assassinèrent Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht au début de 1919. Des corps francs sont sortis les premiers groupes d’assaut hitlériens. Lesquels allaient un peu plus tard briser le crâne des dirigeants sociaux démocrates.

On passera sur les années 30. Quelques mois après la victoire du Front Populaire, le 16 mars 1937, le Parti social français (ex-Croix-de-Feu) décide d’organiser une réunion à Clichy. Le gouvernement de Front populaire se refuse à l’interdire. À l’appel du maire SFIO de Clichy, Charles Auffray, du conseiller général Naile, communiste, et du député également communiste Honel, une contre-manifestation est organisée. La police du ministre socialiste Marx Dormoy ouvre le feu. Bilan : 5 morts et des centaines de blessés. La « pause » décrétée par Léon Blum dès l’automne 36, prend son vrai visage. Sur le plan international, alors que les troupes de Franco mènent l’assaut contre le gouvernement républicain espagnol, avec l’appui massif de Hitler et Mussolini, la SFIO organise la pitrerie tragique de la non-intervention ... pour satisfaire aux exigences du gouvernement britannique.

On ne peut pas ne pas évoquer les rapports de la social-démocratie en général et des socialistes français en particulier avec le colonialisme. Sur ce plan, il faut remonter à l’origine. Au nom d’une vision « progressiste » de l’histoire, les pays capitalistes avancés étaient censés apporter le progrès capitaliste aux « sauvages », seul moyen pour que ces pauvres gens puissent un jour espérer devenir socialistes. Le ralliement des partis sociaux démocrates à leur propre impérialisme est inscrit là, dans cette position originelle de la social-démocratie. La honteuse politique de la SFIO en Algérie n’est que le couronnement d’une longue et triste histoire.

Dans le meilleur des cas, la social-démocratie a été le gérant loyal, attentionné et un peu paternaliste d’un capitalisme assez aisé pour accorder aux ouvriers une meilleure pitance à condition qu’ils ne se défassent pas de leur collier. La chaîne a été allongée, mais le prolétariat est resté enchaîné. En période de crise, la social-démocratie a volé en éclat (1940) ou s’est rangée franchement du côté de la réaction.

À Épinay, en 1971 a eu lieu la dernière grande tentative pour régénérer le vieux socialisme français. Appuyé sur l’élan donné par la grande grève générale de mai-juin 1968, le nouveau PS tentait de faire une synthèse entre les aspirations à une transformation radicale de la société (des « réformes de structure anticapitalistes » exigeait un des manifestes rédigés par Chevènement) et une voie pacifique et institutionnelle pour conquérir le pouvoir. Mais à la première grande épreuve, en 1983, le PS a basculé du côté où il penchait, du côté des européistes contre les partisans du « front de classes » et de « l’autre politique ». Alors même qu’un certain nombre de patrons proches de la gauche étaient favorables à une politique keynésienne radicale, fondée sur une très saint-simonienne alliance des producteurs, c’est la volonté de rester intégré dans la construction européenne et l’alliance atlantique qui l’a emporté. Comme Blum un demi-siècle plus tôt, on décrète la pause ou la parenthèse (Jospin) ... mais « les carottes sont cuites ». Les horribles années 80 vont consacrer l’évolution accélérée du PS vers la droite [1].

Au-delà du destin des appareils sociaux-démocrates - qui, étant devenus des rouages de la machine de domination capitaliste trouvent toujours de quoi se nourrir - il est nécessaire de mener une réflexion plus générale sur le destin du mouvement ouvrier. La seule tentative sérieuse de construire une alternative à la social-démocratie a été l’Internationale Communiste, très rapidement devenue la simple courroie de transmission de la nouvelle caste dirigeante des pays du « socialisme réel ». Toutes les autres tentatives, notamment celles des trotskystes, de construire un mouvement de masse maintenant vivantes les traditions révolutionnaires et l’aspiration à l’auto-émancipation des travailleurs, toutes ces tentatives ont échoué et n’ont produit que de tout petits partis de quelques milliers de membres dans le meilleur des cas et n’ayant sur la vie politique qu’une influence très marginale. On peut incriminer tel ou tel chef, mettre en cause tel aspect doctrinal, faire état des bêtises des uns et des autres. Toutes ces explications par des causes occasionnelles n’expliquent rien. Pourquoi sur le long terme, le seul mouvement de masse représentant les travailleurs (dans toute leur diversité) a-t-il été la social-démocratie ? Une explication est qu’elle est parfaitement représentative de la situation de l’ouvrier dominé socialement et politiquement et exploité économiquement, ce travailleur qui a perdu l’espoir d’être libre un jour et qui veut surtout desserrer le collier et allonger la chaîne mais a renoncé à courir où bon lui semble. Ce qui est très exactement la définition du salariat : vendre au mieux sa force de travail. Et la social-démocratie a été donc été très exactement le parti du salariat, c’est-à-dire le parti de la perpétuation de l’esclavage salarié. Les définitions de « parti ouvrier », « parti ouvrier bourgeois » sont des cache-misère qui ne parviennent même plus à cacher la misère intellectuelle du « marxisme » résiduel dans certains groupes de la gauche de gauche...

L’actuel délabrement de la social-démocratie (la Grande-Bretagne et l’Italie menant la course en tête dans ce processus) n’est donc pas forcément un grand malheur. À condition qu’on ne cherche pas à faire tourner la roue de l’histoire à l’envers, à revenir à Épinay ou à je ne sais quelle formule de rassemblement des groupuscules en tous genres. Le grand chaos dans lequel nous sommes déjà et qui va s’accentuer avec les tensions internationales est l’occasion de reprendre les problèmes à zéro. Et de recommencer à penser en ne se laissant plus écraser par les fantômes des générations passées. Il faut laisser les morts enterrer leurs morts.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message