Fiscalité européenne : où en est-on, où va-t-on ? (par Vincent Drezet, secrétaire national du syndicat national unifié des impôts)

dimanche 4 mai 2008.
 

Vincent Drezet, secrétaire national du SNUI (syndicat national unifié des impôts, membre fondateur d’Attac-France) et membre du Conseil scientifique, s’attache, une fois encore, à montrer combien la concurrence fiscale est, contrairement à l’intérêt des populations, la règle au sein de l’Union européenne. Sommaire

Au sein de l’Union européenne, la concurrence fiscale est la règle. L’harmonisation fiscale y est en effet embryonnaire car limitée à certains revenus d’épargne des particuliers et aux droits indirects (accises et TVA, quoique partiellement et dans le cadre d’un régime bancal pour cette dernière) tandis que les impôts directs ne sont pas concernés. Dans les faits, c’est bien la concurrence fiscale qui domine et qui structure les politiques fiscales, restées du domaine de compétence des Etats.

Cette concurrence fiscale, tout à la fois choisie et subie puisqu’en l’absence d’harmonisation les Etats n’ont d’autre choix que de s’y engager, n’est cependant pas une fatalité. La présente note s’attachera à montrer que, sur des chantiers essentiels, des mesures permettant de disposer de règles communes et ainsi de stopper l’alignement sur le « moins disant fiscal », la principale caractéristique de la concurrence fiscale, sont techniquement réalisables, socialement nécessaires et économiquement souhaitables. Ces chantiers fiscaux sont : l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés (IS), l’harmonisation de la TVA et la lutte contre la fraude fiscale.

Nous nous limiterons ici à ces chantiers fiscaux sans oublier toutefois que d’autres enjeux méritent d’être rappelés et soutenus, comme l’indispensable élargissement de la directive « épargne », le projet ancien de créer un impôt européen ou encore, plus généralement, le nécessaire rééquilibre des fiscalités qu’une harmonisation fiscale européenne au service de la justice sociale devrait engager.

Nous reviendrons tout d’abord sur les grands débats qui portent sur le poids des prélèvements obligatoires et sur la concurrence fiscale avant de revenir sur une présentation des mesures qui pourraient être prises, en nous inspirant des propositions de la Commission européenne qui ont le mérite de montrer qu’elles sont réalisables à condition toutefois que la volonté politique suive... Retour sur la concurrence fiscale européenne

Comparaison n’est pas raison

En 2005, les prélèvements obligatoires (les impôts et les cotisations sociales) ont été en moyenne légèrement supérieurs à 40,9 % du produit intérieur brut (PIB) dans l’Union européenne, en hausse pour la première fois depuis 1999 (ce taux de 42,3 % en 1999 était passé à 40,5 % en 2004). En France, le niveau général des prélèvements obligatoires (pour le dire autrement, des ressources publiques) est resté relativement stable au cours de ces dernières années, avec un taux avoisinant les 44 % du PIB.

Il est souvent invoqué que la France est « plombée » par le niveau de ses prélèvements obligatoires, qu’elle perd du terrain dans la compétition économique internationale et dans la concurrence fiscale. En réalité, le ratio des prélèvements obligatoires sur PIB est très discuté, il est peu fiable et peut facilement induire en erreur. En effet, s’il peut donner une idée de l’importance de l’action publique et de la prise en charge, par la collectivité, de certains besoins sociaux, il ne traduit pas un rapport coût/gestion plus mauvais du système de protection sociale ou des services publics en France qu’ailleurs. Les différences dans le niveau apparent des prélèvements obligatoires traduisent avant tout des différences dans le mode de gestion de la protection sociale. Ailleurs, cette part varie car le mode de financement de la protection sociale est différent.

La moitié des prélèvements obligatoires en France est consacrée au financement de la protection sociale. Au Danemark, les impôts financent la protection sociale : les prélèvements sociaux y sont donc faibles mais les impôts élevés.

Mais le taux est faible dans les pays où le système de santé ou de retraite est essentiellement privé (les Etats-Unis par exemple). Les prélèvements privés versés aux assurances privées pour l’assurance santé ou aux fonds de pension pour les retraites n’y sont en effet pas compris dans les prélèvements obligatoires, puisqu’ils dépendent du choix individuel et donc ne sont, précisément, pas « obligatoires ». Ainsi, le versement à des fonds de pension représente 7% du PIB aux USA.

Par ailleurs, la comparaison, impôt par impôt, des taux nominaux (des taux apparents, dits également « faciaux ») est très imparfaite en raison des effets d’assiette propres à chaque législation fiscale : c’est alors le taux effectif qu’il faut déterminer (tout en prenant en compte l’utilité économique et sociale de la dépense publique). Pour le dire simplement de manière générale, les comparaisons internationales doivent être regardées et interprétées avec une grande prudence.

De manière générale, la plupart des observateurs s’accordent sur le fait que « la plus grande partie de l’écart entre les taux de prélèvements obligatoires entre pays développés s’explique par la couverture différente des systèmes d’assurance maladie » [1]. Ainsi, dans son dernier rapport [2], le Conseil des prélèvements obligatoires confirme les limites des comparaisons des taux de prélèvements obligatoires. Il pointe la nécessité d’inclure la dépense publique dans le raisonnement global (autrement dit, de tenir compte de l’action publique financée par les prélèvements obligatoires - éducation, santé... ), souligne le caractère prépondérant des dépenses de protection sociale et met en garde contre les imprécisions et les conventions de la mesure du PIB qui influe le taux de prélèvements obligatoires. On ne saurait mieux mettre en garde contre les interprétations hasardeuses et intéressées de ceux qui prônent le « laisser faire, laisser passer » et le « moins d’Etat, moins d’impôt »...

Le point sur la concurrence fiscale

La concurrence fiscale prédatrice est d’autant plus violente que la croissance est faible. Elle se traduit par l’augmentation des impôts des bases immobiles et la baisse de l’imposition des bases mobiles. Elle peut aussi conduire à financer des biens publics en faveur des facteurs les plus mobiles, au détriment des biens publics qui ne sont consommés que par les ménages. La concurrence fiscale prédatrice s’attaque ainsi directement à l’Etat providence.

L’harmonisation est rejetée par de nombreux pays, dont, notamment, la Grande Bretagne, l’Irlande et l’Espagne. Les nouveaux Etats entrants sont engagés dans la concurrence fiscale. La règle de l’unanimité bloque toute évolution. Les avancées sont donc minces en matière de fiscalité (seuls la TVA et les droits d’accises connaissent un minimum d’harmonisation) mais n’empêchent pas la concurrence. L’harmonisation des bases de l’impôt sur les sociétés, qui rendrait la concurrence plus transparente sur les taux selon certains de ses partisans et qui devrait s’accompagner d’un taux plancher selon d’autres, est elle-même au point mort. La concurrence est très forte sur la fiscalité des sociétés et de l’épargne.

Pour l’heure, c’est bien la concurrence fiscale qui est la règle, malgré les rares tentatives d’avancées. Les plus libéraux estiment que la concurrence fiscale est souhaitable. Mais pour de nombreux observateurs [3], il n’y aura de toute façon aucune avancée en matière d’harmonisation, il faut donc anticiper l’accentuation prévisible de la concurrence fiscale. Pour d’autres [4], seule l’harmonisation fiscale, serait impulsée progressivement par quelques mesures clés, permettrait de protéger le contrat social et de rétablir davantage de justice sociale. De fait, il est urgent de sortir d’une spirale qui fait peser sur le plus grand nombre de lourdes conséquences en termes de paupérisation des politiques publiques et de transfert d’imposition des bases mobiles (entreprises, investisseurs) vers les bases immobiles, les ménages, devenus de véritables contribuables captifs des choix libéraux.

Les principaux chantiers fiscaux européens

Nous reviendrons ici sur trois grands enjeux d’actualité sans oublier de préciser toutefois que les chantiers fiscaux de l’Union européenne sont plus nombreux. Impôt sur les sociétés, imposition des revenus de l’épargne, droits d’accises, fraude fiscale, paradis fiscaux, fiscalité écologique, le champ est vaste et tous ces sujets méritent assurément de s’engager sur la voie d’une véritable harmonisation qui serait possible dans le cadre d’un serpent fiscal européen [5].

Impôt sur les sociétés : des projets existent...

Sous prétexte d’alléger la charge fiscale supportée par les entreprises et de renforcer leur compétitivité afin de réduire les risques de délocalisation, le discours dominant plaide pour une réduction des « charges fiscales » de l’entreprise. Les Etats membres de l’UE se livrent depuis la création du marché unique en 1986 à une surenchère de réformes fiscales toutes tournées vers la baisse de l’imposition des « bases mobiles » et notamment de celle des sociétés. Entre 1986 et 2006, le taux nominal d’imposition des sociétés a ainsi baissé de près de 15 points en moyenne au sein de l’Union européenne. En outre, les sociétés implantées dans plusieurs Etats ont également profité des différences qui existent entre les régimes fiscaux au sein du marché intérieur pour réduire leur imposition effective grâce à la technique des prix de transfert.

La Commission européenne a élaboré un projet d’harmonisation de l’impôt sur les sociétés et a mis en place un groupe d’expert chargé d’apporter son expertise au suivi de ce projet (groupe de travail sur l’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés GT ACCIS). Pour la Commission [6], cette base commune consolidée (ACCIS) représente « une solution globale visant à supprimer en une fois les obstacles liés à la fiscalité des entreprises qui surviennent lorsque les entreprises exercent des activités transfrontalières au sein du marché intérieur (...), l’ACCIS résoudrait les problèmes de prix de transfert ».

Ce projet est intéressant en ce qu’il montre qu’une harmonisation de l’impôt sur les sociétés est techniquement réalisable. Il faut cependant en définir clairement le cadre, les modalités et les objectifs. En effet, la Commission européenne défend cette harmonisation pour améliorer le fonctionnement actuel du marché intérieur. Elle livre un instrument mais ne se soucie pas d’une véritable harmonisation fiscale et sociale qui reste de la responsabilité politique des Etats membres (avec de plus le carcan d’un mode de décision à l’unanimité). De nombreux libéraux sont également favorables à l’ACCIS mais demeurent parfaitement hostiles à un mouvement d’harmonisation plus global. Selon eux, la concurrence fiscale est souhaitable mais elle est actuellement faussée par les règles d’assiette, différentes entre les Etats, ce qui vient compliquer les comparaisons. Une base commune permettrait, selon eux, de rendre plus transparente la concurrence fiscale.

Enfin, les partisans d’une harmonisation fiscale peuvent être également favorables à une telle ACCIS puisqu’ils y voient la possibilité d’éviter des transferts de bénéfices qui siphonnent les bases imposables et, par construction, l’opportunité de mettre en place un impôt européen sur les sociétés qui alimenterait le budget européen par exemple. Un tel impôt constituerait, de facto, un taux minimum d’imposition et contribuerait à stopper les effets dévastateurs de la concurrence fiscale.

Ces différentes approches montrent que l’on peut porter un regard intéressé et favorable sur le projet d’ACCIS en ayant des vues différentes sur la politique fiscale européenne. C’est pourquoi il faut promouvoir le projet de l’ACCIS mais poursuivre le travail afin de l’améliorer dans le sens d’une harmonisation progressive, accompagnée par exemple d’un mécanisme de « taux plancher ». Possible sur le plan technique, souhaitable sur le plan économique et social, l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés dépend désormais de la volonté et de la responsabilité politique des Etats membres.

A quand une véritable harmonisation de la TVA ?

La TVA, le principal impôt du système fiscal (50 % des recettes de l’Etat en France), est actuellement l’impôt le plus « harmonisé ». Les directives en matière de taxes sur le chiffre d’affaires ont abouti à la création d’une TVA à l’échelle européenne, puis à l’établissement d’un régime dit transitoire qui dure pourtant depuis 1992. Ce régime est partiel et bancal. La Commission réclame un régime définitif mais les Etats ne veulent pas risquer de s’engager dans une étape supplémentaire compte tenu de l’importance de la TVA dans leurs recettes fiscales. Un changement des règles en vigueur modifierait en effet la structure et les recettes de la TVA, au risque, pour certains, de voir leurs budgets être déstabilisés par un éventuel manque à gagner en matière de TVA.

La Commission propose de longue date un système de TVA qui reposerait sur un régime d’imposition au lieu de destination et sur la création d’un guichet unique qui permettrait à un opérateur de satisfaire à toutes ses obligations pour l’ensemble des activités qu’il déploie au niveau de l’UE [7]. Mais un tel projet, présenté notamment dans le but de réduire la fraude permise par le régime actuel, ne pourrait voir le jour, selon elle, qu’à long terme. Il y a cependant urgence à sortir d’un régime qui cumule les handicaps : la TVA repose sur des règles certes européennes mais qui ne sont pas harmonisées et la fraude est importante. Il y a de quoi plaider un régime unique définitif.

La fraude fiscale, un enjeu majeur

Le scandale de la fraude fiscale qui a éclaboussé le Lichtenstein et certains Etats européens a montré l’ampleur du phénomène et l’urgente nécessité de se doter d’une véritable capacité de lutte contre l’évasion et la fraude fiscale. Le sujet n’est pas nouveau, la Commission européenne tire régulièrement la sonnette d’alarme sur le niveau de la fraude. Elle estime en effet dans ses différents travaux [8] que la fraude à la TVA représente en moyenne 10 % des rentrées de cet impôt (ce qui représenterait environ 14 milliards d’euros de fraude à la TVA chaque année en France) et que la fraude fiscale globale est comprise en moyenne au sein de l’Union européenne entre 2 et 2,5 % du PIB, ce qui représente une fraude fiscale comprise entre 35,8 et 44,8 milliards d’euros en 2007 en France (sur la base d’un PIB estimé par l’INSEE à 1.792 milliards d’euros) [9].

Sur ce sujet également, la Commission déplore le manque de moyens et de volonté des Etats de lutter contre la fraude : « le niveau d’utilisation de la coopération administrative n’est pas en proportion avec la dimension du commerce intracommunautaire » souligne-t-elle dans sa Communication du 31 Mai 2006, manière diplomatique de souligner l’écart entre la réalité de la fraude potentielle et la volonté politique de la circonscrire. Les pistes à développer sont pourtant connues : améliorer la coopération l’échange automatique d’informations, création d’un système commun de TVA et des accises, renforcement des obligations déclaratives et des moyens (juridiques et humains) du contrôle fiscal, harmonisation progressive des procédures... S’engager, enfin, contre la concurrence fiscale

On connaît les raisons d’une éventuelle (et souhaitable) révision de la directive « épargne », mais moins l’existence de projets touchant à l’IS ou la TVA. La présente note vise à montrer qu’une harmonisation fiscale plus large est techniquement possible mais surtout, qu’elle est économiquement et socialement urgente à mener. Un « serpent fiscal », mis en place par un « paquet fiscal européen », une méthode de parvenir au consensus, pourrait en constituer le cadre. Avant tout, il s’agit de sortir du discours sur « l’inéluctabilité » de la concurrence fiscale...

Notes

[1] Conseil d’analyse économique L’architecture des prélèvements en France : état des lieux et voies de réforme, La Documentation française, 1999.

[2] Conseil des prélèvements obligatoires, Sens et limites de la comparaison des taux de prélèvements obligatoires entre pays développés, Mars 2008.

[3] Cette approche est largement dominante. Elle a été déclinée notamment par le Conseil d’analyse économique dans son rapport Concurrence fiscale et croissance équitable, Paris, 2005.

[4] Nous nous situons bien évidemment dans cette approche !

[5] Voir notamment le livre du SNUI, Pour un serpent fiscal européen, de la concurrence à l’harmonisation, Syllepse, 2005.

[6] Communiqué de presse de la Commission européenne du 5 Avril 2006.

[7] Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social européen Bilan et mise à jour des priorités de la stratégie TVA du 20/10/2003.

[8] Voir notamment les Communications de la Commission du 16/04/2004 et du 31/05/2006.

[9] Soit entre 34,3 et 42,9 milliards d’euros en 2006 (sur la base d’un PIB estimé par l’INSEE à 1.717 milliards d’euros) sachant qu’en 2006, le SNUI a évalué la fraude fiscale entre 42 et 51 milliards d’euros (voir dossier de presse du 1er Mars 2007 Fraude fiscale : approches, chiffres, enjeux sur le site www.snui.fr à la rubrique « espace presse »).


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