Débat Royal Besancenot dans Marianne

vendredi 6 juin 2008.
 

Marianne : Tout d’abord, pourquoi avez-vous accepté cette rencontre ? Est-ce parce que vous vous réclamez tous les deux du même camp ?

Ségolène Royal : J’ai accepté parce que c’est vous qui me l’avez proposée. Sinon, je n’en aurais peut-être pas eu l’idée ... Plus sérieusement, je trouve utile d’accepter votre proposition de dialogue avec Olivier Besancenot. Nous avons failli nous croiser à Gandrange sur le même piquet de grève. Tout débat avec ceux qui ont envie que le monde change est fructueux.

Et vous, Olivier Besancenot, est-ce parce que vous partageriez une culture commune avec Ségolène Royal que vous avez jugé cet échange utile ?

Olivier Besancenot : D’abord, c’est vous qui l’avez suscité, en effet. Nous avons été tous les deux candidats à l’élection présidentielle. Et il y a deux grandes orientations politiques à gauche qui se dessinent au fur et à mesure que les luttes avancent. La confrontation politique est donc toujours utile. De la confrontation, des idées peuvent jaillir !

Il y beaucoup d’électeurs de gauche qui se sentent orphelins de ce type de débat contradictoire où chacun assume ses orientations, fait la part de ce qu’il y a en commun et de ce qui nous sépare. Il y avait des désaccords au sein de la famille de la gauche sur la façon de changer le monde, entre ceux qui se disent réformistes et ceux qui se disent révolutionnaires.

Au fur et à mesure que la mondialisation financière a avancé, on s’est rendu compte que les marges de manoeuvre pour obtenir des réformes s’étaient amoindries. A l’époque des Trente Glorieuses, les capitalistes cédaient quelques réformes, sur lesquelles il ne fallait pas cracher d’ailleurs, histoire d’acheter la paix sociale. Depuis le début de la contre-réforme libérale des années 80, ces espaces de compromis n’existent plus. Et à cette époque, en France, nous avions des gouvernements de gauche censés être réformistes, mais incapables de faire des réformes importantes. Soit on continue de vouloir changer le monde et on se donne les moyen de le faire, soit on pense que l’économie de marché, c’est-à-dire le capitalisme, est un horizon indépassable et on s’en accommode.

Vous avez employé les termes de « confrontation » et de « débat contradictoire », alors que Ségolène Royal n’a parlé, elle, que de débat. Dans « confrontation », il y a une idée de combat ?

O.B. : Non, non, je suis venu dans l’idée de débattre.

S.R. : Il est des confrontations créatrices ...

Ségolène Royal, vous auriez donc renoncé à changer le monde ?

S.R. : Au contraire. Je veux répondre aux désordres du monde et accéder au pouvoir pour peser sur les solutions à mettre en place pour l’épanouissement des femmes et des hommes. Moi, je suis entrée en politique par le féminisme. Lorsqu’on m’a dit : « Tu es une fille, tu ne feras pas d’études », ça m’a révoltée. Donc je suis partie, j’ai travaillé, et j’ai demandé une bourse parce que j’ai compris que c’était par l’école que j’échapperais au destin réservé traditionnellement à beaucoup de femmes.

Je veux que l’école de la République reste un élément majeur d’émancipation pour tous. Cette bataille pour l’éducation est au coeur de la raison d’être des socialistes. Sans doute auraient-ils dû aller beaucoup plus loin sur la question éducative et sur d’autres. C’est pourquoi il y a des combats et des utopies réalisables et c’est pour cela qu’il faut accéder aux responsabilités. y compris pour mettre en place certaines réformes radicales !

La politique peut donc encore changer les choses ?

S.R. : L’enjeu de la politique, ce n’est pas seulement de corriger les inégalités a posteriori ; c’est de prendre à la racine les raisons qui font qu’il y a une destruction des valeurs humaines. La difficulté, c’est que nous souffrons aujourd’hui d’une terrible décrédibilisation de la parole politique ! Les gens ont été trompés par l’énergie de la parole de Nicolas Sarkozy qui disait : « Vous allez voir, votez pour moi et je vais tout résoudre parce que « je suis un surhomme ! ». Aujourd’hui, le désespoir par rapport à ces promesses risque de décrédibiliser, si l’on n’y prend garde, toutes les formes d’exercice du pouvoir.

Moi, j’exerce des responsabilités territoriales, et, comme d’autres élus socialistes, je mets en application un certain nombre de réformes radicales. J’ai, par exemple, conditionné les aides publiques aux entreprises à l’interdiction de délocaliser ou de licencier si elles font des bénéfices ... Les luttes sont utiles quand le pouvoir politique demeure aveugle, mais la politique doit anticiper les problèmes pour que les gens, au bout du rouleau, dans la souffrance, n’aient plus à subir les conséquences des conflits. Quand je vois le mouvement désespéré des pêcheurs, la misère de certaines familles, auprès desquelles j’étais récemment, je dis que l’inertie politique est coupable et que les solutions existent.

Ségolène Royal vous interpelle lorsqu’elle dit qu’on ne peut se contenter des luttes et qu’il faut participer aux responsabilités quand on veut changer le monde ...

O.B. : Pour moi, prendre nos responsabilités, c’est d’abord faire preuve de constance. Nous avons toujours pris nos responsabilités. La France n’a jamais été aussi riche, la redistribution des richesses n’a jamais été aussi inégalitaire. Etre constant, quand on a un gouvernement qui tape fort comme celui-là avec 55 réformes qui ont une cohérence, c’est de résister.

Il ne faut pas avoir simplement 2012 en tête. Sarkozy et son gouvernement préparent des mauvais coups sur la protection sociale, sur le contrat de travail, sur les services publics. La question de la responsabilité, ce n’est donc pas que « pouvoir ou pas pouvoir ». Nous avons vu récemment de curieux mercatos où, à force de vouloir mettre les mains dans le cambouis, certains vont dans un gouvernement de droite même lorsqu’ils se prétendent encore de gauche...

Le problème est donc de savoir ce qu’on fait du pouvoir. L’idée que je me fais d’un bouleversement révolutionnaire, c’est que la politique ne fonctionne pas sans l’irruption d’une majorité de la population. Tant qu’elle se contentera de déléguer sa représentation à d’autres pour faire à sa place on ira dans le mur...

Vous voulez en finir avec la démocratie représentative ?

O.B. : Il faut une combinaison de la démocratie directe et du suffrage universel. Je suis pour une démocratie qui permette le contrôle.

Vous êtes pour les jurys citoyens que proposait Ségolène Royal ?

O.B. : Non, pas les jurys citoyens. Sur la révocabilité des élus, les jurys citoyens s’arrêtaient au milieu du chemin. Pour la gauche anticapitaliste, l’autre société, c’est une majorité de la population qui se partage les richesses et le pouvoir. Moi, j’ai aimé citer Louise Michel, la communarde, l’anarchiste, pendant la campagne présidentielle : « Le pouvoir donnera des vertiges tant que le pouvoir ne sera pas partagé par tous. » Nous, nous militons pour que le pouvoir soit partagé par tous.

Nous ne sommes pas contre le fait de participer aux institutions en tant que telles, nous avons déjà eu des élus, régionaux, européens, élus sur la base de notre indépendance. S’il y avait la proportionnelle, il y aurait 12 ou 13 députés de la LCR. Je ne dis pas que cela changerait tout, mais cela pèserait. Ce que nous contestons, c’est l’idée que la politique, ce serait pour les institutions, et le social, pour la rue. En Mai 68, il y a eu une augmentation des salaires de 30 %. En février 1968, les patrons expliquaient qu’augmenter les revenus de 30 % était impossible. Et, en juin, ils ont dû déchanter. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu un rapport de force.

Mai 68, c’était aussi « Elections, pièges à cons »... De ce point de vue-là, est-ce que vous rejoignez Ségolène Royal sur l’idée de démocratie participative ou est-ce que vous considérez que ce n’est qu’un dérivatif ?

O.B. : Derrière « démocratie participative », on ne met pas forcément la même chose. La première référence qui me vient à l’esprit, c’est une ville du Brésil, Porto Alegre, où l’on a instauré des conseils de quartier qui estimaient leurs propres besoins : combien d’hôpitaux il nous faut, combien de routes, combien d’écoles, etc. Mais, à ces conseillers, on ne demandait pas simplement leur avis, ils avaient le droit d’élaborer et surtout de contrôler une partie du budget municipal.

L’idée du contrôle, c’est aussi la révocabilité des élus. Une partie d’une circonscription, par voie pétitionnaire, pourrait juger que le mandat n’a pas été respecté et susciter un nouveau suffrage.

Même chose sur la rémunération : il n’y a pas de raison qu’un élu gagne plus d’argent que ceux qu’il est censé représenter, c’est-à-dire plus que le salaire moyen de la majorité de la population. Quatre-vingt-cinq pour cent de la population en France vivent avec moins de 2 000 € par mois et les responsables politiques gagnent beaucoup plus ...

Sur la question de la démocratie, vous avez le sentiment, Ségolène Royal, qu’il y a des ponts entre la conception d’Olivier Besancenot et celle que vous avez développée pendant la campagne présidentielle ?

S.R. : La question démocratique est la question centrale, parce que c’est la question du pouvoir. La démocratie repose sur trois piliers :

La démocratie parlementaire, qui mériterait d’être considérablement améliorée.

La démocratie sociale. La France est parmi les pays industrialisés les plus en retard sur cette question. Il est plus que temps qu’en France, malgré les résistances et l’obstination du Medef, on progresse dans cette voie, absolument cruciale, notamment pour lutter contre les délocalisations. On voit apparaître en plus de nouveaux prolétaires qui sont les femmes au chômage partiel, les caissières des hypermarchés. Lorsqu’elles ont fait grève, des engagements ont été pris ; le silence est retombé parce que les caissières sont isolées, leur lutte n’a jamais vraiment été prise en considération, et seulement très récemment par les organisations syndicales.

Enfin, il y a la démocratie participative. Comment organiser la prise de parole populaire entre deux mandats ? Comment peser pour qu’entre deux élections il ait des rapports de force pour que les décisions soient plus justes ? La proposition d’Olivier Besancenot est irréaliste. Moi,je suis par exemple favorable aux actions de groupe. Cela fait très peur au Medef et au gouvernement, car, une fois les consommateurs organisés en groupe de pression, ils ne sont plus isolés. Pourtant, ce serait très efficace pour faire baisser les prix, pour mettre fin aux abus des distributeurs d’eau ou des factures Internet.

Je fais ce que je dis : je préside la seule région où a été mis en place un budget participatif. Par exemple, les lycéens décident ce qu’on va faire dans leur lycée avec 10 millions d’euros. Ce ne sont pas des miettes... A un moment donné, il faut passer des discours aux actes. Quand je fais ça dans ma région, d’une certaine façon, je suis révolutionnaire !

J’ai également mis en place des jurys citoyens. Un élu l’est pour cinq ou six ans, mais il doit rendre des comptes pendant son mandat sur la façon dont il l’exerce. Il faut instaurer un contrôle populaire au bon sens du terme, non pas un jury d’assises qui coupe des têtes ou révoque les élus, mais des ateliers citoyens qui évaluent les politiques publiques et qui, devant l’opinion publique, disent : « Là, c’est formidable, mais là, ça va dans la mauvaise direction, etc. » Ce système est une aide à la décision publique. Le jury, avec des citoyens tirés au sort qui ne sont pas des spécialistes, aide à améliorer les décisions.

Olivier Besancenot, vous avez une conception différente puisque vous considérez que les élus doivent pouvoir être révoqués en cours de mandat ...

O.B. : Oui, par voix pétitionnaire. Il y a d’autres pays qui le font. C’est dans la Constitution bolivarienne de Chavez au Venezuela. L’opposition, soutenue par les Etats-Unis, avait convoqué un référendum avec 300 000 signataires. Au lieu d’attendre quatre ans, il y a eu une nouvelle élection au bout de deux ans. Et Chavez l’a remportée.

J’entends vos discours, Ségolène Royal, sur les luttes, c’est bien, mais, en moins d’un an, il y a eu la réforme des régimes spéciaux des cheminots, la loi d’autonomie sur l’université, le nouveau traité européen, autant d’échéances concrètes où l’on aurait pu résister ensemble au moment où la droite oppose à peu près tout le monde, le public au privé, les hommes aux femmes, les Français aux immigrés, les jeunes aux anciens, tout ce nouveau prolétariat qui n’a jamais été aussi nombreux...

Ségolène Royal évoque ce « nouveau prolétariat » et prône une certaine « radicalité »...

O.B. : Au-delà des mots, parlons concrètement : comment faire là où on est, avec nos divergences, pour aider à ce qu’un front solide, massif, majoritaire réponde aux attaques d’un gouvernement qui cherche à opposer les uns aux autres.

Il y a eu un bon exemple, c’était le CPE, où toute la gauche, sociale et politique, était à peu près à l’unisson. Cela a eu un impact sur l’opinion. Voilà ce qui a manqué au moment des régimes spéciaux, de la loi d’autonomie de l’université, ou aujourd’hui sur l’éducation. Au-delà des mots, nous avons expliqué depuis des années qu’il fallait légiférer de façon efficace contre les licenciements en reprenant les subventions publiques qu’on avait données aux licencieurs. C’est bien de le dire, c’est mieux de le faire ! Il faut avoir le courage de dire que c’est incompatible avec l’économie de marché. Le capitalisme, même avec sa prétendue variante sociale et écologique, est inacceptable. De nouveaux droits démocratiques pour les salariés, cela passe, concrètement, par la publication des livres de comptes, et la levée du secret bancaire, commercial et industriel pour savoir où va l’argent.

Nous pouvons avoir des propositions différentes, mais il faut d’abord résister aux 55 contre-réformes libérales de Sarkozy. Pour cela, on devrait être soudés et unis dans les mobilisations. Sans mauvais jeu de mots, ça devrait être le service minimum... Nous n’avons pas été capables de le faire depuis plus d’un an ! Je refuse le tout ou rien, l’idée selon laquelle il faudrait absolument se mettre d’accord sur tout ce qu’on propose à gauche pour résister ensemble face à la droite.

Là-dessus, Ségolène Royal, vous pensez qu’on peut bâtir une opposition cohérente à Nicolas Sarkozy sans être d’accord sur toutes les solutions alternatives ?

S.R. : En effet, je ne crois pas à ces modèles où l’avant-garde éclairée déciderait pour tout le monde du bien et du mal. Je ne connais pas de système de ce genre qui ait fonctionné. Dites-moi, si votre droit de révocation existait à Cuba, sans doute que le peuple se serait débarrassé de Fidel Castro ! Moi, je regarde à quelles conditions garantir à chacun le progrès.

Dire que nous vivons dans une économie de marché, c’est dire simplement qu’il y a un droit à la créativité qu’il faut puissamment encourager. La bureaucratie étatique sécrète elle-même ses propres profiteurs qui, ensuite, n’ont qu’un objectif : garder le pouvoir et maintenir le peuple dans l’ignorance. C’est dans les libertés, au sens large, que les peuples peuvent accéder à l’éducation, à la culture, à la créativité, au travail, au droit de réussir, etc. Qu’est-ce qui fait l’identité du socialisme ? C’est que ces libertés-là ne soient pas réservées à quelques-uns, aux bien nés ou aux enfants de la nomenklatura, mais garanties à tous.

Il faut arrêter de se gargariser de formules sans en tirer toutes les conséquences, vous comme nous. Par exemple, pour l’égalité des chances à l’école, il faut passer de l’égalité théorique à l’égalité réelle. De même, ily a non seulement un recul mais de nouvelles inégalités entre hommes et femmes car le nouveau prolétariat, ce sont à 80 % des travailleuses pauvres et des femmes âgées pauvres. Il y a donc toujours des combats nouveaux à mener, sur des enjeux liés à l’émancipation individuelle garantie par des politiques publiques.

Tout cela au sein de l’économie de marché puisque vous avez dit : « Le marché doit nous être aussi naturel que l’air que l’on respire » ?

S.R. : A condition que cet air ne soit pas vicié, c’est -à-dire que l’économie de marché soit fermement encadrée en amont et en aval. En amont, parce qu’il ne suffit pas de corriger a posteriori la façon dont on répartit les richesses produites, mais également la façon dont on intègre le progrès écologique et le progrès social dans le processus de production. Quand les salariés sont bien payés, correctement formés, ont la sécurité sociale professionnelle, ils sont productifs pour l’entreprise qui a, dès lors, intérêt à la transparence et à ce que la répartition du profit entre capital et travail soit discutée entre les partenaires sociaux.

Olivier Besancenot, lui, veut sortir de l’économie de marché ...

S.R. : Tous les systèmes collectivistes ont échoué et ont fait le malheur des gens. Peut-être y a-t-il un système auquel on n’a pas encore pensé ; moi, je n’en vois pas. Mais je suis impatiente de connaître le vôtre ! Je pense que les libertés de créer, d’entreprendre, d’avancer, de réussir doivent être garanties, avec des conditions pour que les richesses soient non seulement équitablement partagées, mais permettent de financer l’accès aux biens humains fondamentaux : se nourrir, se loger et se soigner correctement, s’éduquer et avoir un travail. L’économie de marché régulée permet cela, pas une bureaucratie qui déciderait du bonheur des gens malgré eux.

Vous, Olivier Besancenot, vous ne pensez pas que l’économie de marché puisse être régulée, ni en amont ni en aval ?

O.B. : Je suis impatient que Ségolène Royal m’explique où ce système existe ! Mais je n’en connais pas .

S.R. : On va le construire .

O.B. : Il y a un point commun entre les ex-sociétés bureaucratiques de l’Est ou la Chine, et l’économie de marché où le marché fait la loi, c’est le despotisme. Dans ces deux systèmes, une minorité décide pour la majorité. A l’Est, c’était une couche privilégiée qui décidait pour ses propres intérêts de nomenklatura ; dans l’économie de marché, c’est 6 ou 7%de la population qui détient plus de la majorité du patrimoine.

Je suis favorable à une troisième voie. Un modèle qui n’a pas existé ou qui a existé de façon ponctuelle : bien sûr, c’est daté et ça n’a pas duré longtemps, mais c’est la preuve que la démocratie directe et le suffrage universel ne sont pas contradictoires : c’est la Commune de Paris. Une expérience où le peuple s’est partagé le pouvoir et les richesses. Qui peut croire aujourd’hui que, même dans le système capitaliste, la liberté d’entreprendre existe ? Les entreprises restent toujours entre les mains de la même minorité.

Vous rejetez toute forme de propriété privée ?

O.B. : Le capitalisme a eu ce talent de mettre dans nos esprits sur un pied d’égalité la propriété individuelle à usage personnel ou familial (la voiture, la maison de campagne, etc.) et la propriété privée des grands moyens de production. Moi, je veux que le fruit du travail de tous revienne entre les mains de tous. Et ça implique la démocratie socialiste avec la révocabilité des élus et une économie dont on anticipe la satisfaction des besoins démocratiquement. On peut me dire que c’ est de l’utopie, mais je revendique ce droit à l’utopie !

Je pense que la gauche, ces trente dernières années, a crevé de ne plus être capable de faire rêver. Dire « On va réguler ! », « On va lui donner un visage humain ... » à ce sacré capitalisme, aujourd’hui il n’y a pas que la gauche traditionnelle qui le fasse ; Sarkozy aussi fait de grandes sorties lyriques pour opposer le méchant capitalisme financier et le gentil capitalisme industriel ! Comme s’il était concevable de séparer les deux...

Je conteste l’idée qu’au nom de la modernité, on va réguler le chaos ambiant avec une pincée de sel et une pincée d’environnemental : ça ne marchera pas ! On peut promettre des réformes radicales pour demain, il ne faut pas oublier qu’au cours des vingt cinq dernières années, il y a eu quinze ans de gouvernement de gauche ! Les socialistes ont été pris dans le cadre de l’économie de marché, de ses contradictions, dans l’urgence d’une société en crise, mondialisée, financiarisée. Et ils ont fini par dire : nous n’avons plus les marges de manoeuvre pour agir... Le PS ne pourra pas plus concrétiser demain ces promesses radicales avec la même stratégie de régulation.

Alors, comment être efficace ?

O.B. : Je revendique un droit à l’ingérence dans l’économie privée ! Quand on accumule les exonérations de cotisations sociales, les subventions publiques et les cadeaux fiscaux, c’est l’équivalent de 160 milliards d’euros qui partent de la poche de la majorité de la population pour une minorité de la population ... S’ils sont capables de nous le prendre, nous sommes capables de le reprendre, et ça augmenterait tous les revenus de 300 € net par mois. Aujourd’hui, ceux qui sont partisans de réformes « radicales », nous les invitons à construire un nouveau parti anticapitaliste ensemble.

Donc, Ségolène Royal, vous avez assassiné l’utopie et aggravé les inégalités ...

O.B. : Je n’ai pas dit que c’était Ségolène Royal personnellement. Et, sur l’utopie, je pensais tout autant au lourd bilan de ce qui s’est passé à l’Est. Le stalinisme a discrédité durablement l’idée même qu’une autre société que le capitalisme était possible.

S.R. : C’est aussi la responsabilité de la gauche de continuer à dessiner les voies d’une utopie réalisable. Mes modèles ne sont ni Chavez, ni Castro, ni la Commune de Paris. L’utopie, nous avons à l’inventer pour les temps d’aujourd’hui. Il ne faut pas mélanger les abus insupportables du capitalisme financier - qui, d’ailleurs, commence à s’auto détruire -, avec l’économie de marché en général. Et il n’y a aucune raison de baisser les bras en pensant que ce système serait incontrôlable.

Je pense que la force créatrice des entrepreneurs aujourd’hui, en France, ce sont ces entreprises de taille moyenne où se créent 80 % des emplois. Et ces entrepreneurs font partie des victimes du capitalisme financier et du CAC 40. Quand on apprend que les patrons du CAC 40 ont augmenté leurs revenus de 58 % cette année pendant que certaines PME sous-traitantes sont en grande difficulté, je considère que ces entreprises-là sont victimes du capitalisme financier.

C’est une erreur de mettre tout le monde dans le même sac. Mais il y a des réformes économiques draconiennes à faire sur les aides aux entreprises. Par ailleurs, un entrepreneur ne démarre pas avec l’idée qu’il va exploiter le salarié qu’il va embaucher. Je crois qu’il y a aussi une nouvelle génération d’entreprises à inventer et à accompagner. Je veux une gauche qui encourage ces nouvelles façons d’entreprendre.

Mais que peut-on encore réguler avec le développement du néocapitalisme ?

S.R. : Le problème de ce capitalisme financier, c’est que nous avons, d’un côté, des masses d’argent qui circulent à l’échelle de la planète à la recherche du rendement le plus juteux et, de l’autre, un système bancaire qui ne protège plus les particuliers et qui ne fait pas son travail pour les entreprises. Il faut une réforme en profondeur du système bancaire. Ne faut-il pas reposer, sans hésiter, la question de la renationalisation de certaines banques ? Quand on voit l’ampleur du scandale de la Société générale et que l’on constate que la banque continue aujourd’hui comme si de rien n’était, avec le même patron, les mêmes principes, les mêmes systèmes d’emprunt qui pressurent les petits, c’est inadmissible. Quand on voit de telles banques qui s’enrichissent sur le dos des pauvres et des plus fragiles et, dans le même temps, n’assument pas leurs devoirs pour alimenter une économie créatrice d’activités et de richesses !

Je suis favorable, d’une façon ou d’une autre, à la maîtrise par les pouvoirs publics d’un tel système financier pour orienter l’épargne, non pas vers des placements spéculatifs mais vers l’investissement dans l’innovation et la recherche. C’est là que le socialisme intervient : pour mettre des règles, définir un droit du travail respecté, poser des codes éthiques dans l’entreprise et imaginer un troisième secteur économique, l’économie sociale et solidaire, qui pourrait constituer un vaste champ d’action de créativité et d’emplois. Plutôt que de fermer, il vaut mieux encourager les entreprises à être reprises par les salariés en Scoop - j’en ai 11 dans ma région parce que j’ai proposé qu’à chaque fois qu’on reprend une entreprise en Scoop il y ait une subvention proportionnelle au nombre d’emplois sauvés. Voilà de l’économie de marché régulée, encadrée, et donc encouragée !

Une économie de marché qui réfute donc désormais ce libéralisme que vous jugez désormais incompatible avec le socialisme après avoir dit l’inverse il y a quelque temps ?

S.R. : Je n’ai jamais dit l’inverse. J’ai dit que la conquête des libertés et le socialisme démocratique sont indissociables. J’ai rappelé l’affirmation de Jean Jaurès : « Le socialisme, c’est la démocratie jusqu’au bout ! ». En revanche, réhabiliter aujourd’hui le libéralisme, c’est prendre les mots et l’idéologie de l’adversaire politique. Cela sème la confusion et cela ne me semble pas judicieux.

Pour que la gauche gagne en 2012, la LCR est-elle prête à appeler à voter socialiste, voire à participer, au lendemain d’une victoire, à un gouvernement de gauche ?

O.B. : Moi, je ne suis pas obsédé par 2012. Nous contestons l’hégémonie du PS sur la gauche et nous revendiquons notre indépendance. Je me souviens d’un ministre communiste qui siégeait dans le gouvernement Jospin qui privatisait pendant que les militants communistes s’opposaient à ces privatisations dans les entreprises publiques. Moi, ce grand écart-là, je ne veux pas le faire ... D’autant plus que l’on sait que, dorénavant, François Bayrou est dans les bagages. Mais aller dans un gouvernement de gauche anticapitaliste, qui remette en cause l’économie de marché, je ne suis pas contre.

Mais ce qui m’importe, c’est la résistance dès maintenant, c’est d’être utile aujourd’hui et, dans les luttes, les socialistes sont absents.

S.R. : Les socialistes sont au combat, à l’Assemblée nationale, au Sénat. Ils ont même réussi à faire reculer, brièvement, le gouvernement sur la loi OGM. Le PS n’a pas de tentation hégémonique sur la gauche, mais il doit rassembler le plus largement possible pour bâtir une utopie réalisable.

Vouloir rassembler à la fois François Bayrou et Olivier Besancenot, ce n’est pas ça qui est utopique ?

S.R. : Lors de l’élection présidentielle, il a d’abord fallu rassembler la gauche. C’est bien ce qui s’est passé. C’est parce que la gauche était rassemblée entre les deux tours de la présidentielle que j’ai pris la responsabilité de tendre la main à François Bayrou pour battre Nicolas Sarkozy. Mais je sais que pour attirer d’autres forces vives, il faut un Parti socialiste très attractif. Je ne me satisfais pas d’un parti qui ait si peu d’adhérents. Tout le monde sera le bienvenu pour construire un autre monde. Mais si, plutôt que d’assumer les responsabilités du pouvoir, d’autres veulent rester dans les luttes, c’est leur choix et je le respecte.

O.B. : Rassurez-vous, nous ne nous résignons pas à n’être que dans les luttes. Nous voulons aussi construire un nouvel outil politique qui a vocation à être une alternative à la gauche qui se satisfait de l’économie de marché. Si vous aviez été élue présidente, votre gouvernement aurait eu une opposition politique à sa gauche qui aurait appuyé ce qui serait allé dans le bon sens et, qui, sur le restant, aurait agi suffisamment pour le faire avancer à coups de pied dans le derrière.

BESANCENOT Olivier, ROYAL Ségolène, Marianne

* Paru dans Marianne du 31 mai 2008. Propos recueillis par R.D. et N.D.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message