Vive La Fontaine, poète engagé, libre et libertin, précurseur des Lumières

samedi 26 septembre 2020.
 

1) Introduction

2) Jeunesse et engagement de La Fontaine : les Chevaliers de la Table Ronde.

3) La Fontaine, une éternelle jeunesse en quête d’amour et de liberté

4) Le milieu protestant cultivé, libre et critique comme cadre de vie pour le poète

5) La Fronde et son importance sur les écrivains du 17ème siècle

6) La Fontaine, homme de théâtre : L’Eunuque

7) L’engagement de La Fontaine contre l’écrasement et l’emprisonnement de Fouquet

8) La Fontaine, opposant politique : L’innocence persécutée

9) Jean de La Fontaine, un homme qui ne renoncera jamais à ses convictions

10) La Fontaine n’était pas un courtisan

11) Les Fables sont très critiques vis à vis des monarques et de leurs grands serviteurs

12) Les Fables sont très critiques vis à vis de la Cour

13) La Fontaine, un poète engagé qui cache ses réflexions politiques, morales et philosophiques sous des récits simplistes

14) La Fontaine, le droit et la justice

15) La Fontaine, poète engagé, d’après TDC, revue pédagogique officielle de l’Education Nationale

16) D’Esope à La Fontaine : fable, apologue et philosophie

17) La Fontaine, c’est le Parnasse resté indépendant du Louvre (jusqu’en 1678, le Louvre constitue en France le coeur de la royauté et de l’Etat

18) La Fontaine, auteur engagé pour plusieurs ouvrages spécialisés d’histoire littéraire

19) La Fontaine était un artiste libre

20) Le 17ème siècle et la bataille du classicisme en poésie

21) La Fontaine, un auteur "classique" ?

22) La Fontaine, un "honnête homme" typique du classicisme ?

23) La Fontaine est un héritier du courant libertin de la première moitié du 17e plus qu’un classique

24) La Fontaine, un héritier des humanistes, un précurseur des Lumières

25) Philémon et Beaucis, fable typiquement universaliste, humaniste et populaire de La Fontaine

26) La Fontaine, critique de l’absolutisme, précurseur des Lumières et de la Révolution française

27) La Fontaine vu par ses contemporains

28) La Fontaine vu par la postérité

29) Bibliographie

1) Introduction

Ce titre se veut volontairement provocateur. De 1880 à 1995 environ, La Fontaine bénéficia d’une grande considération de la part de la littérature humaniste, de l’Ecole laïque et de la gauche. En 1936, Giraudoux affirmait que ce poète avait anticipé le Front Populaire. Mai 68 en fit un hédoniste avant l’heure !

La culture républicaine française portée par l’institution scolaire valorisait des auteurs caractéristiques d’une " littérature qui entraîne l’homme vers l’amélioration de la condition des hommes et vers l’humanité", littérature pour laquelle "Ecrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté" (Sartre) : D’Aubigné, Rabelais, Marot, Montaigne, Théophile de Viau, Molière, Montesquieu, Diderot, Voltaire, Rousseau, Beaumarchais, Dumas, Hugo, Sand, Zola, Baudelaire, Rimbaud, Barbusse, Breton, Vian, Camus, Eluard, Aragon, Césaire... Même Villon, Régnier, Corneille, Racine, Flaubert, Balzac et d’autres ne manquaient pas d’intérêt dans cette histoire.

Nous serions-nous trompés en glissant La Fontaine au coeur de cette généalogie de la littérature française engagée sur le terrain de idées ? Voilà la question à laquelle cet article essaie d’apporter une réponse.

Depuis plusieurs années, les milieux libéraux conservateurs imposent peu à peu une rupture avec la tradition littéraire humaniste et progressiste française. Les nouveaux manuels scolaires en apportent chaque année la preuve. Soit ils oublient La Fontaine comme celui édité par Hatier pour les classes de Seconde (Terres littéraires), sous la direction de quatre agrégés, qui cite 87 auteurs mais non La Fontaine (lui ont été préférés Laure Adler, Elisabeth Badinter, Pascal Quignard...). Soit leur biographie du fabuliste constitue une calamité.

Le génial fabuliste, objet de cet article, se voit également banalisé parmi les courtisans de Louis XIV au sein du classicisme posé comme "le" mouvement culturel du 17è oubliant le contexte baroque européen, les baroques français, les précieux, les libertins, les mondains ainsi que l’interaction entre ces courants, l’évolution personnelle de chaque écrivain.

Une telle régression que l’on retrouve aussi en Histoire peut s’expliquer par plusieurs raisons. Je n’en citerai que deux ici :

* La vague idéologique libérale a évidemment touché les lettres comme le reste. Ainsi, dans son Histoire de la littérature française, Xavier Darcos n’accorde qu’une petite notice à Jean de La Fontaine avec quelques attaques : "tempérament un peu désinvolte et inconstant", "vrai mondain", "les recueils des fables illustrent la même versatilité"...

* La plupart des manuels scolaires et des articles du numérique (Wikipedia...) font perdre à La Fontaine toute saveur.

Sans être un spécialiste du sujet, il me paraît important de marquer un désaccord. A mon avis, Jean de La Fontaine constitue un maillon important dans le processus d’autonomisation des milieux culturels français vis à vis de l’Eglise catholique entre humanisme du 16è et Révolution française.

A l’échelle de l’histoire, le 17ème, siècle de La Fontaine, représente un siècle de bouleversement de l’Europe avec son développement économique pré-capitaliste, l’affaiblissement des classes privilégiées féodales, la Guerre de Trente ans et la perte du monopole idéologique du Vatican sur les Etats, les révolutions hollandaises et anglaises, l’indépendance de la Suisse, parmi les scientifiques Kepler, Galilée et Newton, parmi les philosophes Grotius, Spinoza, Hobbes et Locke. L’absolutisme n’est qu’une réponse politique à cette situation de bouleversement économique, social et idéologique ; il provoque des résistances dont celle, tout à fait caractéristique, de La Fontaine.

2) Jeunesse et engagement de La Fontaine : les Chevaliers de la Table Ronde

Né le 8 juillet 1621 d’une mère veuve d’un commerçant aisé et d’un père Maître des Eaux et forêts, Jean de La Fontaine suit des études solides à Château-Thierry. Vers 1635, ses parents l’inscrivent dans un collège parisien avant d’engager des études de prêtrise (rapidement abandonnées au bout d’une année) puis de droit.

Installé seul à Paris, il participe au cercle des Chevaliers de la Table Ronde avec d’autres jeunes : François de Maucroix, François Cassandre, Antoine Furetière (un précurseur des Lumières), Antoine Rambouillet de la Sablière, François Charpentier... puis Paul Pellisson. Des membres de l’Académie française s’associent à leurs activités littéraires, à leur découverte des grands poètes et philosophes de l’Antiquité, de la Renaissance... L’animateur du groupe se nomme Gédéon Tallemant des Réaux, un protestant dont les Historiettes prouvent une totale autonomie de pensée et d’écriture vis-à-vis des Grands et de l’Eglise ( voir les amours du cardinal de Richelieu ou de Louis XIII) ; voici par exemple une phrase concernant le roi « Il était un peu cruel comme sont la plupart des sournois et des gens qui n’ont guère de cœur ».

Ce groupe de la Table Ronde "bientôt devenu une petite académie où l’on s’exerce en commun, en atelier... a beaucoup compté pour La Fontaine ... qui lui a emprunté de nombreux ingrédients fondus plus tard dans son propre alambic de poète, de peintre et de musicien virtuose... L’Académie de la Table Ronde a bien été le principal milieu nutritif du génie de La Fontaine dans les "années profondes" de sa jeunesse... C’est lui finalement qui a tenu le plus loyalement toutes les promesses de leur jeunesse commune" (Marc Fumaroli).

Ce terreau littéraire constitué par la Table Ronde n’aurait pu faire éclore un talent comme celui de La Fontaine hors du cadre prégnant de Paris "La capitale lui apprit aussi très tôt... que l’exercice rigoureux de la poésie exige une conscience politique supérieure à celle dont se contente le banal arrivisme littéraire et social".

Parmi les principaux ingrédients glanés par La Fontaine au sein des Chevaliers de la Table Ronde et dont il tiendra les promesses, nous pouvons à coup sûr pointer :

* l’héritage de la Renaissance italienne et française

* Une grande curiosité artistique et une culture encyclopédique. N’oublions que La Fontaine est connu à l’époque comme poète mais aussi peintre et musicien.

* la vocation de liberté de l’homme de lettres vis à vis du pouvoir politique et des potentats, son obligation d’autonomie morale et d’engagement dans la société

* une filiation philosophique au sein du courant épicurien par Epicure, Lucien, Lucrèce, Horace, plaçant l’amour au coeur de la vie des hommes et de leurs passions "Cette Vénus de Lucrèce, cette source d’amour qui se mêle à toutes choses... c’est Dieu" (Pellisson).

3) Le milieu protestant cultivé, libre et critique comme cadre de vie pour le poète

Depuis 1618, l’Europe est dévastée par la Guerre de Trente Ans qui voit s’affronter d’un côté le camp du catholicisme autour des Habsbourg (Autriche, Espagne, Naples...) et du pape, de l’autre les protestants (Allemagne du Nord, Suède, Danemark). Louis XIII, Richelieu puis Mazarin estiment les Habsbourg plus dangereux pour le pays que les protestants ; aussi, au nom de la raison d’Etat, ils aident financièrement puis militairement ces derniers au delà des frontières. Des protestants français brillent sur les champs de bataille (Henri de Rohan, Turenne...) de toute l’Europe, ce qui leur vaut une popularité indiscutable dans le pays. Des banquiers protestants contribuent largement à financer les armées engagées face aux Habsbourg.

Le champ politique français est alors très complexe avec une force puissante autour du Roi et deux camps très opposés :

* le "parti dévôt" (jésuites, la reine Anne d’Autriche, de grands seigneurs...) favorable à l’alliance avec les Habsbourg dans la guerre en cours,

* les protestants, engagés avec le Roi de France dans la guerre européenne mais furieux de l’oppression de plus en plus nette imposée à leurs coreligionnaires dans le pays.

La Fontaine se lie très tôt à ce milieu protestant dont Marc Fumaroli a dressé un juste portrait "Ces huguenots qu’a aimés La Fontaine et qui l’ont aimé, sont avant tout... des fils de la Renaissance, des enfants de Rabelais et de Marot... Leur antipapisme repose avant tout sur un principe de liberté... Aussi s’allient-ils volontiers, par mariage, alliance d’affaires et goût artistique, aux catholiques à la Montaigne, qui bravant la censure de leur propre clergé, au risque d’être traités de libertins, restent eux aussi fidèles aux bonnes Lettres, au gai savoir de la Renaissance". De son arrivée à Paris jusqu’à sa mort, La Fontaine va bénéficier du mécénat, de la table et même du toit de ces familles protestantes aisées, cultivées, antipapistes et critiques vis à vis de l’évolution absolutiste du pays : Tallemant, La Sablière, Hessein, Hervart.

La Fontaine vient d’avoir vingt ans. Qu’est-ce qui l’attire dans ces maisons ? "A la suite des "paladins de la Table Ronde" Rambouillet et des Réaux, il fréquente ces belles demeures où il peut converser avec des académiciens, et se plaire en compagnie des jeunes soeurs et cousines de ses amis, lettrées sans pruderie ni préciosité : nul confesseur ni directeur de conscience ne veille sur leur vertu... Il assiste, dès 1641-1643, à l’essor à Paris d’une génération d’artistes ... grâce au rayonnement de la marquise de Rambouillet." (Marc Fumaroli). Nous connaissons par Tallemant des Réaux la liberté de moeurs qui régnait parmi ces jeunes.

En 1647, le futur fabuliste épouse Marie Héricart. Ils garderont une grande autonomie dans le couple avant de se séparer comme le raconte Maucroix, autre pilier des Chevaliers de la table ronde On lui dit « Mais un tel cajole votre femme » - Ma foi, répond-il, qu’il fasse ce qu’il pourra ; je ne m’en soucie point. Il s’en lassera comme j’ai fait ». Une abbesse s’étant retiré dans la ville, il la logea, et sa femme un jour les surprit. Il ne fit que rengaîner, lui faire la révérence et s’en aller.

Dès l’année suivant son mariage, La Fontaine se voit à nouveau attiré par Paris. Il faut dire que des barricades s’y érigent, qu’une révolution s’y allume et que ses amis de jeunesse s’y enflamment.

4) La Fronde et son importance sur les écrivains du 17ème siècle

En 1648, une révolution populaire éclate à Paris qui se couvre de 1260 barricades fin août autour du Palais Royal. Cette mobilisation populaire est relayée par la Fronde des princes qui va durer jusqu’en 1653.

Cinq éléments permettent de camper le contexte et la nature de ce mouvement social :

* la volonté du pouvoir royal, sorti vainqueur de la guerre, de hâter la mise en place de l’absolutisme en limitant les prérogatives de la noblesse de robe.

* une forte mobilisation sociale, en particulier contre la pression fiscale (30 ans de guerre, prévarications de Mazarin et autres...)

* l’essai par de grands féodaux d’utiliser le mouvement social à leur profit

* une société déstabilisée par trente ans de guerre

* une période européenne de haute combativité populaire

La Fontaine s’engage contre Mazarin et le roi. Le site du Musée Jean de La Fontaine résume ainsi l’épisode « Ayant fait l’erreur de prendre parti contre le roi pendant la Fronde ». Ce n’est pas un péché mortel d’avoir pris parti contre le roi, d’autant plus que les écrivains y tenaient un rôle important y acquérant une culture critique, démocratique, parfois même républicaine (L’Ormée à Bordeaux).

Plus de 4000 textes (mazarinades) sont publiés durant la Fronde. Parmi les nombreux anonymes, je suis persuadé que certains émanent de La Fontaine, habitué de la chose. C’est d’ailleurs la seule explication possible de la protection que quelques grandes familles "frondeuses" continueront à lui assurer jusqu’à sa mort. Quels textes ? Je ne sais. Voici des extraits de deux d’entre eux pour donner un aperçu de leur contenu :

le Catéchisme des courtisans de la cour de Mazarin :

D. Qu’est-ce qu’un jesuite ?

R. Un sage politique qui se sert adroitement de sa religion.

D. Qu’est-ce qu’un roy ?

R. Un homme qui est toujours trompé, un maistre qui ne sait jamais son metier.

D. Qu’est-ce qu’un prince ?

R. Un crime que l’on n’ose punir.

D. Qu’est-ce qu’un financier ?

R. C’est un voleur royal.

D. Qu’est-ce qu’un devot ?

R. Un ermite mondain.

Instruction de la loi mazarine

D. Quel est le signe de Mazarin ?

R. C’est le signe de la croix imprimé sur l’or et sur l’argent.

D. Quelles sont les vertus cardinales ?

R. Quatre, savoir : trahison, ingratitude, insolence et paillardise.

Plutôt que décrire les évènements, très complexes, de la Fronde, il est plus utile à notre argumentation d’insister sur ses conséquences dans l’histoire littéraire française.

Xavier Darcos occulte complètement ce point dans son Histoire littéraire ; l’article de Wikipedia en fait autant. Ce choix par défaut est nouveau ; voici par exemple le point de vue d’Hippolyte Fortoul, grand critique littéraire du 19è puis ministre de l’Instruction publique (homme que l’on peut classer politiquement à droite) durant le Second Empire.

" Toute la littérature du grand siècle, écrit Fortoul, se trempa dans ces orages... La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, était un des héros de la Fronde ; Pascal s’inspira d’elle ; Molière commença pendant qu’elle régnait, et fut bientôt un admirable représentant de son esprit ; Saint-Evremond lui dut son enjouement et son exil ; Bussy Rabutin le feu de son audace ; madame de Sévigné, les grâces vives de sa causerie ; La Fontaine, les libertés et la profondeur de sa raison ; Corneille, qui jusque là avait peint les personnages les plus héroïques de l’antiquité et des temps modernes, apprit d’elle à mettre en scène les intrigues de cour et à développer les discussions politiques ; Boileau lui-même, qui travaillait alors chez maître Patru, frondeur passionné, puisa dans ces troubles un sentiment démocratique qui ne s’effaça jamais entièrement de son âme, et qui produisit l’épître à Dangeau sur la noblesse, œuvre aussi hardie que le Tartufe ; Bossuet put juger pendant ses alternatives du néant de toutes les grandeurs que son éloquente voix accompagna plus tard dans la tombe.

" Ainsi la Fronde, ajoute Fortoul, fut une excellente école où s’éleva tout ce que le génie de la nation a produit de plus grand et de plus beau. La Fronde ne mourut donc pas ; elle continua à vivre dans la littérature française..."

Louis XIV, Colbert et Séguier pardonneront à ceux qui feront publiquement acte de repentance et de soumission ; La Fontaine ne fera pas partie de ceux-là. Il est vrai qu’il aggravera son cas en défendant son mécène malgré l’acharnement du pouvoir politique en place contre celui-ci.

5) L’engagement de La Fontaine contre l’écrasement et l’emprisonnement de Fouquet

Une fois la période de troubles sociaux et institutionnels passés, La Fontaine conserve ses habitudes parmi les paladins de la Table Ronde et dans les hôtels des grandes familles protestantes. Il participe aussi aux petits groupes proches de Port Royal (abbaye bientôt considérée comme hérétique par l’Eglise) qui se réunissent dans les hôtels de Liancourt, de Nevers et Luynes où sont accueillies les figures de la Fronde princière (duchesse de Longueville, prince de Conti…). Le futur fabuliste y rencontre d’autres anciens frondeurs comme Pascal, Renaud de Sévigné, La Rochefoucault, Boileau, Racine et de nombreuses dames que Molière caricaturera à tort dans Les Précieuses ridicules (Mmes de Sévigné, de Lafayette, de Longueville, de Sablé, de Brégy, de Maure, Mlle de Scudéry…).

A partir de 1656, plusieurs poètes du cercle de la Table Ronde se groupent autour de Nicolas Fouquet, constituant ainsi une petite académie brillante. Tel est le cas de La Fontaine à partir de 1658, lié à ce fameux surintendant des finances par contrat : livrer des vers quatre fois par an en échange d’une pension et d’une place enviable parmi les habitués de Vaux le Vicomte. :

Je vous présente donc quelques traits de ma lyre :

Elle les a dans Vaux répétés au Zéphyre.

J’y fais parler quatre arts fameux dans l’Univers,

Les palais, les tableaux, les jardins, et les vers.

Ces arts vantent ici tour à tour leurs merveilles.

Je soupire en songeant au sujet de mes veilles.

Vous m’entendez, Ariste, et d’un cœur généreux

Vous plaignez comme moi le sort d’un malheureux ;

Il déplut à son roi ; ses amis disparurent ;

Mille voeux contre lui dans l’abord concoururent.

Malgré tout ce torrent, je lui donnai des pleurs ;

J’accoutumai chacun à plaindre ses malheurs.

Dans ces quelques vers du Songe de Vaux, La Fontaine résume bien les belles années de Vaux consacrées à la promotion des arts puis sa fidélité à Fouquet malgré son sort "malheureux", malgré la trahison des amis.

Les raisons de l’arrestation de Fouquet le 5 septembre 1661 sont encore discutées : étape vers l’absolutisme royal (les écrivains ne retrouveront plus l’autonomie de leur "république des lettres"), moment décisif dans la rupture entre l’Etat royal et la bourgeoisie protestante, volonté de faire reporter contre Fouquet la haine populaire des financiers affameurs et ainsi laver le clan Mazarin Anne d’Autriche, haine de Colbert, complot du parti dévôt, jalousie du roi...

Quoi qu’il en soit, Fouquet est emprisonné. Le pouvoir royal use de procédés ignobles pour hâter sa condamnation : choix d’ennemis personnels pour statuer sur son cas, corruption de juges, falsification de documents, conditions très dures d’emprisonnement et d’isolement ayant pour but de le faire avouer et condamner à mort...

Le procès de Nicolas Fouquet dure 3 ans. Ses proches préfèrent généralement rejoindre le Roi, Colbert et Séguier, nouveaux hommes forts du royaume.

La Fontaine reste son défenseur le plus fidèle et regrette le temps de sa splendeur.

Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,

Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines

Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,

Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels...

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,

Qu’on croit avoir pour soi les vents et les étoiles...

A présent, Fouquet croupit en prison où il se voit traité avec une rigueur inhumaine. La Fontaine dénonce ce fait et le théorise.

Dans les Palais des rois cette plainte est commune

On n’y connaît que trop les jeux de la Fortune...

Ceci dit, ce type de poésie ne tape pas suffisamment fort pour dénoncer l’arbitraire judiciaire en cours dans le procès Fouquet et tirer celui-ci du risque d’une condamnation à mort.

Et voilà qu’un texte magnifique de 6000 vers court clandestinement de mains en mains dans le Paris cultivé. Son nom : L’innocence persécutée. Pour les meilleurs spécialistes du 17ème siècle, l’auteur se nomme La Fontaine. Il est vrai que le style, les allégories, le rythme, le vocabulaire, les thèmes ne laissent guère de doute. J’ajouterais que les raisons pour lesquelles La Fontaine a pu écrire ce texte sont tout aussi évidentes puisque ses amis de La Table Ronde (Pellisson), son cousin Jannart, ses familles protestantes protectrices... ont tout à perdre en laissant perdre Fouquet.

6) La Fontaine, opposant politique : L’innocence persécutée

"L’Innocence persécutée, oeuvre d’une rare ampleur, toute entière consacrée à l’un des plus grands procès de l’histoire, celui du surintendant Fouquet, est un texte unique par son intensité dramatique et par la diversité des thèmes abordés... Cette oeuvre, entourée de mystère car elle est anonyme et non datée, constitue un vibrant plaidoyer pour que le ministre déchu revienne aux affaires ou deviene, du moins, le conseiller moral du jeune roi. Empreinte d’admiration et d’affection pour l’ancien ministre, elle est, selon toute probabilité, l’oeuvre de La Fontaine" (quatrième de couverture de l’ouvrage ayant pour titre L’innocence persécutée présenté par Marie-Françoise Baverel-Croissant ; Editeur : Pub De L’Universite De St Etienne)

Ce texte peut être apparenté dans l’histoire littéraire et politique française au rôle de Voltaire dans l’affaire Calas et à celui de Zola dans l’Affaire Dreyfus.

Pourquoi ce procès contre Fouquet ? pour permettre au roi de prendre ses biens, pour lui faire porter la responsabilité des vols commis par le Cardinal Mazarin au détriment de l’Etat.

Ce prétexte parut, beau, juste et recevable

Pour le sacrifier, comme étant le coupable

De tous ces grands larcins qui faisaient tant de mal

Du temps qu’a gouverné Monsieur le Cardinal.

Pourquoi ce procès ? surtout parce que les jésuites et le " parti dévôt" (Compagnie du Saint Sacrement) voulaient casser Fouquet insuffisamment docile envers eux. L’auteur décrit "la cabale dévôte" de façon assassine :

Mon collet, mon habit et ma mine contrite

M’attirent le crédit de la troupe hypocrite ;

Je cabale en secret et me fais le suppôt

Du jésuite ingrat et des traîtres dévôts

Je vois de ce bigot l’adresse sans pareille

Entretenant la Reine et parlant à l’oreille

Les attaques pleuvent contre Colbert Ton âme impitoyable... est fourbe, cruelle, injuste... ton âme avare et tyrannique va puiser ses plaisirs dans les malheurs d’autrui accusé d’avoir monté le roi contre Fouquet Il faut après Fouquet empoisonner son coeur

L’auteur défend l’indépendance des Parlements, de la justice, vis à vis du roi et du pouvoir politique contre Colbert, défenseur de l’absolutisme auquel il prête les paroles suivantes :

Je veux que la raison soit dans un magistrat,

Contredisant le Prince, un grand crime d’Etat

* la royauté est symbolisée par le lion comme dans les Fables.

Le but essentiel du texte consiste à démonter l’injustice du procès monté à charge contre Fouquet en commençant par la composition de la Chambre de justice

Sers-toi... de juges corrompus qui te soient dévoués

Arrose-moi de sang ma cendre et mon tombeau :

Immole-moi Fouquet par les mains d’un bourreau.

Cependant la dureté de certains assauts contre l’Etat absolutiste hérité de la féodalité et lié aux intérêts de la grande bourgeoisie dépasse largement le cas Fouquet :

* Raillerie de l’imposition Que le financier pauvre éprouve ton courroux, Mais rends-toi pour le riche, et moins dur et plus doux... Que le riche ne porte en pays étranger Ce qu’il a rapiné d’une main criminelle

* raillerie de l’argument d’intérêt supérieur de l’Etat couvrant les intérêts privés et ambitions personnelles

Cette amour du pays, autrefois si commune,

Est un leurre à duper tous les faibles esprits ;

Les sages aujourd’hui n’en paraissent épris

Que lorsque cet amour avance leur fortune.

* Raillerie de la raison d’Etat sans scrupule

Quiconque ... a peur de se damner

Est, dans tous les Etats, mal propre à gouverner

En 1663, La Fontaine signe une Ode au Roi pour M Fouquet dont il fait, comme d’habitude, circuler de nombreuses copies.

7) Jean de La Fontaine, un homme qui ne renoncera jamais à ses convictions quelques avis autorisés)

" Il a beau baisser les yeux, il voit aussi clair que personne. Il comprend ce qu’est l’égoïsme royal aussi bien que Saint-Simon lui-même. Il le perce à jour, le raille, et n’est jamais las de recommencer son persiflage. Il est sans s’en douter le plus hardi frondeur du siècle. Molière, La Bruyère et Boileau se sont couverts du monarque pour railler le reste. Il ouvre sa galerie de ridicules par le portrait du roi. Et ce portrait-là ne nuit pas aux autres. Personne n’a parlé moins respectueusement « des puissances. » Il semble particulièrement se plaire à railler les grands. Ce n’est pas assez pour lui de les décrire tout au long. Il trouve le loisir de lancer en passant des traits contre les nobles « mangeurs de gens, » contre les « volereaux » qui font les voleurs, contre les seigneurs « qui ont belle tête, mais point de cervelle, » ou « qui n’ont que l’habit pour tout talent. » (Hippolyte Taine)

" Alors que les autres artistes se précipitent au service du monarque de droit divin, un homme se lève pour affirmer son soutien au surintendant déchu, le poète Jean de La Fontaine. Colbert se jure alors de faire plier le rebelle, seul artiste du royaume à situer son art au-dessus du roi.

Dès lors, La Fontaine, même dans la misère, ne renoncera jamais à ses convictions. Sans argent, il résiste, s’amuse, observe, écrit les Fables, pamphlets assassins contre un régime despotique en pleine décadence." (Source : http://www.allocine.fr/film/fichefi...)

Le film " Jean de La Fontaine Le défi" a parfaitement compris, développé et mis en scène le personnage. Les notes de production le présentant en rendent compte de façon juste, mot pour mot.

" La Fontaine est « frondeur » au sens premier : c’est vraiment un homme de La Fronde : il a aimé le Cardinal de Retz, il a aimé ce qui s’est mis en place à cette occasion".

Il passe ensuite "sous la protection de Nicolas Fouquet, surintendant des Finances, à partir de 1658 et, trois ans plus tard, Fouquet est arrêté sur ordre du Roi ! La Fontaine est le seul « grand » de l’époque - même s’il n’est pas encore tout à fait « grand » - qui reste fidèle à l’homme en disgrâce et il en paie le prix fort : l’anonymat, la misère... Si Fouquet n’avait pas été arrêté, La Fontaine serait peut-être devenu un éternel courtisan et il ne se serait pas attaqué à cet exercice politique. Or cet événement qu’il considère comme une injustice fait qu’il entre en résistance et s’engage dans une littérature masquée où, derrière les animaux et les situations, s’agitent tous les personnages et les problèmes de l’époque...

" La Fontaine est pris en charge par les « minorités de l’époque », des gens qui sont mis à l’écart et qui, justement parce qu’ils sont mis à l’écart, travaillent, réfléchissent, avancent : les juifs, les protestants, et surtout les femmes. La Duchesse de Bouillon est une Italienne de la famille Mancini, elle connaît parfaitement l’art de la Renaissance : le Roi est très impressionné par elle - comme par Madame de Sévigné. La Duchesse de Bouillon a intercédé pour La Fontaine et lu des fables au Roi, elle l’a aussi défendu au moment où il était inquiété à cause de sa particule. Madame de la Sablière a hébergé La Fontaine chez elle durant vingt ans : logé, nourri, habillé. C’est un risque énorme pour une femme de son rang - seule, en plus, puisque son mari l’a abandonnée - mais elle croit en son génie ! Quant à la Duchesse d’Orléans, elle l’a engagé comme serveur et ce n’est sans doute pas parce qu’elle cherchait du personnel, mais plutôt parce que c’était un moyen de lui donner de l’argent, de la nourriture et des vêtements. Ce sont toutes des femmes brillantes, intelligentes, qui lisent beaucoup, mais il ne se passe rien d’un point de vue amoureux : il y a un fossé social infranchissable entre elles et lui.

" La Fontaine à contre-courant de son époque : Il est dans toutes les disgrâces possibles. Parce qu’il ne calcule pas par rapport au pouvoir, il calcule uniquement par rapport à lui ! Ce n’est pas un courtisan : ça ne veut pas dire qu’il n’a pas essayé de plaire au Roi, ça ne veut pas dire qu’à un moment il n’en a pas eu marre de ne pas vivre comme tout le monde, mais il est resté sur des fidélités fortes. Il est le contraire d’un opportuniste".

Source : http://www.commeaucinema.com/notes-...

8) La Fontaine n’était pas un courtisan

La Fontaine est-il présenté dans les manuels scolaires, dans une majorité de textes actuels, comme "le contraire d’un opportuniste. Non !

Dans le contexte pédagogique actuel où les écrivains du "classicisme" sont définis comme des courtisans du Roi-Soleil, le frondeur La Fontaine , le défenseur de Fouquet, le poète libre, disparaissent pour laisser à un fabuliste courtisan. Or, c’est faux ! Totalement faux !

Louis XIV met en place un État centralisé et absolutiste, dirigé à partir de sa Cour du château de Versailles où il plie les nobles en de piteux courtisans, où il pratique un mécénat culturel très actif au profit de ceux qui glorifient son règne.

La Fontaine fut-il un courtisan ? Non, répond par exemple l’Histoire littéraire de la France (Editions Sociales, Tome 4) "La seule chose qui est certaine, c’est la marginalité de La Fontaine par rapport à la Cour et au roi dont l’éloignent tout aussi bien ses liens avec une vieille aristocratie frondeuse que ses amitiés jansénistes... La Fontaine n’est pas "admis" ; il n’est pas invité à la Cour. Louis XIV retarde tant qu’il peut son admission à l’Académie française... La curieuse allégorie de la Chambre du Sublime, jouet offert au petit duc du Maine, rend un compte assez exact de la situation de La Fontaine : Boileau est représenté comme faisant signe d’entrer dans la Chambre du Sublime à un La Fontaine timide, effarouché. Le sublime versaillais n’est pas fait pour qu’y pénètre le fabuliste."

De la chute de Fouquet (1661) à sa mort (1695), La Fontaine ne fut jamais reçu à Versailles et ne vit jamais Louis XIV.

L’auteur des Fables a-t-il profité du mécénat culturel royal ? Non. Je n’ai jamais lu que le nom de La Fontaine apparaisse dans la liste des "gratifications aux écrivains français".

Pourquoi ?

* parce que l’Eglise n’appréciait ni ses textes, ni ses relations. Les ecclésiastiques comme Bossuet, voyaient dans l’auteur des Contes, un corrupteur des âmes... un "cas pendable".

* parce que l’Etat se méfiait de ce poète libertaire et faisait ouvrir ses lettres ; en 1675, le lieutenant général de police interdit ses contes.

* parce que ses écrits mettent en scène, non les Rois, les Princes et les Chefs militaires mais les milieux humbles dans le dessein tracé par Montaigne "On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu’à une vie de riche étoffe : chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition."

* parce que ses écrits ne correspondaient pas à la demande royale telle que formulée, par exemple, les yeux dans les yeux, par l’abbé Cureau de la Chambre le 2 mai 1884 à l’Académie française "Travailler pour la gloire du prince, consacrer uniquement toutes ses veilles à son honneur, ne se proposer d’autre but que l’éternité de son nom, rapporter là toutes ses études..." La Fontaine répond " L’ode est chose pénible, et surtout dans le grand".

9) Les Fables sont très critiques vis à vis des monarques et de leurs grands serviteurs

Cependant, l’attaque contre Colbert sert sans cesse à dénoncer l’absolutisme royal d’une façon très cohérente, très politique, très directe :

Colbert, dans cette route il faut que tu chemines

Et tu dois dans l’Etat faire passer pour loi

Que les biens des sujets appartiennent au Roi

Que les vols qu’ils en font ne sont point des rapines...

Que sa volonté seule, ou même son caprice

Soit toujours une loi qui se nomme justice...

Dans ses fables, La Fontaine adopte un ton de défiance vis à vis des grands de ce monde insistant sur le fait qu’On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

Il pousse la critique loin, par exemple dans Le vieillard et l’âne :

" Sauvez-vous, et me laissez paître.

Notre ennemi, c’est notre maître,

Je vous le dis en bon français."

La Fontaine dresse un portrait souvent peu flatteur du Roi. Par quel animal le représente-t-il ? Par le LION ( Le lion et le rat, Le Lion et l’Ane chassant...). Ainsi, Le lion et le moucheron dans LES OBSEQUES DE LA LIONNE :

"La femme du Lion mourut ;

Aussitôt chacun accourut...

Le Cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire ?

Cette mort le vengeoit : la Reine avoit jadis

Etranglé sa femme et son fils"...

Quant à la morale de cette fable, elle marque une indépendance de ton vis à vis de la royauté bien peu "classique" :

"Amusez les rois par des songes,

Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges :

Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,

Ils goberont l’appât ; vous serez leur ami".

Parmi les fables politiques, L’Homme et la Couleuvre présente un grand intérêt ; sa morale résume probablement la pensée profonde de La Fontaine :

"On en use ainsi chez les grands.

La raison les offense ; ils se mettent en tête

Que tout est né pour eux, quadrupèdes, et gens,

Et serpents.

Si quelqu’un desserre les dents,

C’est un sot. - J’en conviens. Mais que faut-il donc faire ?

- Parler de loin, ou bien se taire".

10) Les Fables sont très critiques vis à vis de la Cour

De nombreuses remarques désobligeantes concernant la Cour émaillent les recueils, par exemple :

* "Mainte peste de cour fit tant, par maint ressort, Que la candeur du juge, ainsi que son mérite, Furent suspects au prince".

* "Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire ;

Faites, si vous pouvez, votre cour sans vous nuire"...

* " Je définis la cour un pays où les gens,

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,

Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,

Tâchent au moins de le paraître :

Peuple caméléon, peuple singe du maître..."

Le texte le plus méprisant me parait celui de "La Cour du Lion" appelée Le Louvre par La Fontaine et définie comme un charnier. Quelle en est la caractéristique fondamentale ? son odeur nauséabonde (comme le château de Versailles à l’époque).

" En son Louvre il les invita.

Quel Louvre ! Un vrai charnier, dont l’odeur se porta

D’abord au nez des gens. L’Ours boucha sa narine :

Il se fût bien passé de faire cette mine,

Sa grimace déplut. Le Monarque irrité

L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.

Le Singe approuva fort cette sévérité,

... Sa sotte flatterie

Eut un mauvais succès, et fut encore punie.

Ce Monseigneur du Lion-là

Fut parent de Caligula."

Il est temps à présent de justifier les attributs donnés à La Fontaine dans mon titre : poète engagé et artiste libre.

11) La Fontaine, un poète engagé qui cache ses réflexions politiques, morales et philosophiques sous des récits simplistes

11a) Plaisanterie et politique

Tout lecteur attentif peut relever des vers inattendus et subversifs dans des fables a priori sans prétention philosophique.

Ainsi, La laitière et le pot au lait apparaît à première lecture comme un badinage sur la rêverie et la prétention. Avec un peu plus d’attention, l’allégorie érotique ressort de plusieurs mots et expressions ("le pot sur un coussinet", "légère et court vêtue", "notre laitière ainsi troussée" ...). Si le lecteur prend alors le temps de réfléchir sur chaque vers, il peut subodorer aussi les intentions politiques de La Fontaine :

* sa critique des volontés expansionnistes de tous les souverains d’Europe, en particulier Louis XIV, conduisant en cette année 1678 à une horrible guerre qui ravage tout le continent :

" Quel esprit ne bat la campagne ?

Qui ne fait châteaux en Espagne ?

Piccrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,

Autant les sages que les fous ?"

* ses allusions démocratiques en pleine monarchie absolue " On m’élit roi, mon peuple m’aime". Un roi peut donc être élu et ainsi se voir aimé par son peuple.

11b) Blasons et politique

N’oublions pas qu’à cette époque, toutes les familles nobles arborent fièrement leurs blasons représentant bien souvent des animaux.

Que voit-on sur celui des Colbert, ennemi acharné de La Fontaine ? un magnifique serpent ondoyant, prêt à mordre. Le lecteur qui ne sait pas cela ne peut apprécier la fable Le Serpent et la Lime. Au 17ème, le lien fut facilement compris par les lecteurs des Fables, connaisseurs de la vie politique du Grand siècle.

Ce texte fait partie des plus politiques écrits par La Fontaine ; son sens demeure pertinent pour bien d’autres époques en ce qui concerne le rapport du pouvoir politique aux artistes.

Le serpent ne trouve que la lime "pour tout potage".

Cette Lime lui dit, sans se mettre en colère :

Pauvre ignorant ! et que prétends-tu faire ?

Tu te prends à plus dur que toi.

Petit Serpent à tête folle,

Plutôt que d’emporter de moi

Seulement le quart d’une obole,

Tu te romprais toutes les dents.

Je ne crains que celles du temps.

La morale va encore plus loin dans la critique :

Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre,

Qui n’étant bons à rien cherchez sur tout à mordre.

11c) La critique du Lion Roi

Plusieurs fables paraissent tout à fait anodine comme Le Lion et le moucheron, Le lion amoureux... Elles prennent un tout autre sens et une autre dimension si l’on se souvient que le Lion campe le roi dans les 12 livres. C’est le cas par exemple pour Le Lion et le moucheron et Le Lion amoureux (cette dernière gagne beaucoup d’intérêt à être lue comme une critique du puissant Roi "affainéanti" par sa maîtresse du moment).

11d) Un fabuliste satirique vis à vis des puissants et des vices

La Fontaine sait que la loi du plus fort est toujours la plus forte. Or, lui, poète originaire de Château-Thierry, non noble, désargenté, est faible. Aussi, la seule arme dont il dispose, c’est la raillerie fine héritée du XVIème siècle (Voiture) pour tourner le fort et le vice en ridicule.

"Comme la force est un point

Dont je ne me pique point,

Je tâche d’y tourner le vice en ridicule,

Ne pouvant l’attaquer avec des bras d’Hercule.

C’est là tout mon talent ; je ne sais s’il suffit"

(Le bûcheron et Mercure)

11e) La Fontaine porteur d’une pensée égalitaire universaliste

Les remarques anodines plaidant pour l’égalité et l’universalisme reviennent fréquemment sous sa plume. Ainsi, il définit ses fables comme :

* "Une Comédie à cent actes divers

Et dont la scène est l’univers

Hommes, Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle :

Jupiter comme un autre..."

* "Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être :

Le plus simple animal nous y tient lieu de maître".

Dans Le marchand, le gentilhomme (noble), le fils de roi et le pâtre, La Fontaine pose la question du plus utile et conclut qu’évidemment il s’agit du pâtre. Non seulement le plus utile mais aussi intelligent et aussi logique que les trois autres :

" Un pâtre ainsi parler ! Ainsi parler ; croit-on

Que le Ciel n’ait donné qu’aux têtes couronnées

De l’esprit et de la raison

Et que de tout berger, comme de tout mouton

Les connaissances soient bornées".

12) La Fontaine, le droit et la justice

Notre poète avait suivi des études de droit et obtenu en 1646 un diplôme d’avocat au Parlement de Paris. Nous sommes certains d’une affaire traitée par lui en 1649.

La société royale absolutiste d’Ancien régime est essentiellement fondée (en plus de la force et la religion) sur un droit fondant une hiérarchie de statuts sociaux, protégeant les privilégiés (Clergé, noblesse) au détriment de l’immense majorité (Tiers Etat). Il n’existe pas de droit individuel dans ce type de droit mais des droits correspondant à son ordre, à sa caste.

Aussi, la Révolution française débutera au plan juridique par la proclamation "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit".

Un siècle plus tôt, La Fontaine avait bien oeuvré pour avancer dans le sens d’un droit égal pour tous (et non le droit du privilégié ou le droit du plus fort), d’un droit le plus juste possible, le plus simple possible, fondé sur des faits (A l’oeuvre, on connaît l’Artisan)

Une fable moins connue que d’autres, conte l’histoire de La génisse, la chèvre, la brebis en société avec leur seigneur le lion. Avec un bien issu des propriétés de la chèvre le lion fait quatre parts : il prend la première en qualité de sire, la deuxième par droit du plus fort, la troisième par droit de celui qui a le droit d’être armé (la noblesse bénéficie du droit de porter l’épée), la quatrième en raison du rapport de force social qui lui permet de manger quiconque la voudrait. Quel extraordinaire résumé des travers du droit d’Ancien régime (et de toute société de classe).

La Fontaine s’attaque surtout au droit du plus fort, caractéristique de la féodalité. Il prend le parti des faibles par la description des personnages, par leur vocabulaire, par leurs actes, par leurs arguments, par leur naïveté. Pour comprendre la portée de cette attaque contre le droit du plus fort, que le lecteur sache que la droite, la noblesse et l’Eglise ont fréquemment défendu, par exemple en Aveyron que "C’est la force qui crée le droit". C’est ainsi par exemple que l’Union catholique, quotidien de l’évêché, a soutenu la conquête de la Lybie puis de l’Abyssinie par Mussolini. Au XVIIè, le droit du plus fort réglait la vie en société (voir sur ce site, l’article Histoire de l’Aveyron : D’une féodalité cléricale à 1793 1905 1944 1968 5ème partie L’Ancien régime en Rouergue : deux siècles d’extinction des Lumières)

Revenons aux fables et en particulier Le loup et l’agneau. Grâce à La Fontaine, la raison (Je me vas désaltérant dans le courant plus de vingt pas en dessous d’elle), le respect d’autrui (Sire, que votre Majesté...), la nature de l’action (se désaltérait dans le courant d’une onde pure), la compassion (je tête encore ma mère), la candeur... poussent le lecteur à préférer l’agneau. Pourtant, la raison du plus fort est toujours la meilleure, c’est à dire celle qui l’emporte ; aussi, les arguments de droit utilisés pour se justifier n’ont en fait aucune valeur : tu troubles ma boisson, tu médis l’an passé (allusion aux débuts de police politique sous Louis XIV), tu participes à une conspiration des brebis, des bergers et des chiens, tu attentes à mon honneur aristocratique (Qui te rend si hardi. Tu seras châtié de ta témérité. Il faut que je me venge.)

Connaisseur des arcanes, des vices et de l’injustice du système judiciaire, La Fontaine se moque de cette institution, par exemple dans Le roi Candaure où il décrit un "fort mal plaisant endroit" que l’on croit un lieu de défécation mais qui s’avère être "l’école de droit".

Sur ce sujet, la fable la plus forte me paraît être Les frelons et les mouches à miel. Pour déterminer qui est propriétaire de "quelques rayons de miel" entre abeilles et frelons, malgré l’évidence (les frelons ne produisent pas de miel), malgré les témoins, la justice traîne Six mois que la cause est pendante Nous voici comme aux premiers jours. Aussi, La Fontaine plaide pour refondre le droit et la justice :

Le simple sens commun nous tiendrait lieu de Code,

Il ne faudrait point tant de frais ;

Au lieu qu’on nous mange, on nous gruge,

On nous mine par des longueurs ;

On fait tant, à la fin, que l’huître est pour le juge

Les écailles pour les plaideurs.

13) La Fontaine et la nature

De nombreux écrits, particulièrement parmi les manuels scolaires établissent un lien direct entre sa profession dans les Eaux et Forêts et l’importance de la nature dans ses écrits. Les spécialistes de La Fontaine estiment eux que "son administration se réduisit à un voyage qu’il faisait tous les ans à Château-Thierry pour vendre une pièce de terre dont il mangeait l’argent à Paris" (Taine)

13) La Fontaine, poète engagé, d’après TDC, revue pédagogique officielle de l’Education Nationale

L’excellent texte de Christian Biet dans la revue Textes et documents pour la classe n° 685 (publiée par le Centre National de Documentation Pédagogique) analyse parfaitement les sens à tiroirs des fables, du plus apparent au plus caché.

Biet prend un thème assez fréquent chez La Fontaine, celui d’une similitude entre l’homme sage et Dieu (Homme égalant les Rois, homme approchant les Dieux dans Le philosophe scythe).

Il part, lui, du prologue dédicace à Madame de Maintenon (Nous devons, tous tant que nous sommes, Eriger en divinité, Le Sage par qui fut ce bel art inventé). Quel art ? la fable. Biet conclut :

" Si les hommes sont capables de rendre divin un homme, n’ont-ils pas créé Dieu de la même manière ? Mais je ne fais qu’esquisser la réflexion : ainsi, je me préserve de la censure, de ma pente libertine et athée, de mes pensées les moins dicibles et les plus dangereuses...

" La Fontaine met systématiquement en place des questions fondamentales sous des remarques qui font écran. La finesse du travail littéraire s’accorde à cacher, sous la virtuosité, un travail de sape sur les vérités politiques, religieuses et juridiques les plus irrécusables au 17ème siècle.

" Lorsqu’il traite de la politique, de la justice ou de la société, dans ses fables, La Fontaine ne se cantonne pas à une critique, par ailleurs sévère, du pouvoir, des juges, des magistrats et des travers sociaux. Il en vient, derrière le voile du récit, à poser des questions de fond traitées chez les philosophes de son temps. La mise en récit des concepts permet de lancer une réflexion sur l’Etat, la justice et le roi. Jusqu’au concept de propriété (et de droit international) que l’on voit vaciller sous les coups du fabuliste dans Le Chat, la Belette et le Petit Lapin.

" La Fontaine corrode, par le recours à la philosophie, au droit, à la réflexion sociale et politique, une vision d’ensemble de la société... La hiérarchie est, sinon mise en cause, du moins interrogée. De ces interrogations, le roi, les juges, les notions qui sous-tendent l’Etat tel qu’il est, ne sortent pas grandis."

Il n’est évidemment pas question de faire de La Fontaine un républicain, encore moins un révolutionnaire. Il est d’abord un écrivain qui a besoin de liberté pour parfaire son art, un homme du 17ème, épris de paix et de justice, intéressé par la royauté constitutionnelle britannique. Je terminerai cette partie sur son engagement par deux citations intéressantes :

" La Fontaine ne propose rien et laisse en suspens le monde après l’avoir mis en question... La question n’est pas d’édifier un droit juste mais de constater qu’il peut être injuste et inopérant... La question n’est pas non plus d’édifier une morale anti-naturelle mais une morale qui allie les sens à la raison et toute solution ne peut être qu’individuelle... La fable est ainsi le lieu le plus propice à la méditation sur le monde... parce qu’elle peut enfin en même temps tenir un discours moral convenant à la société et le mettre en question dans une entreprise critique." (Christian Biet)

14) D’Esope à La Fontaine : fable, apologue et philosophie

Toute fable de La Fontaine relève d’un genre littéraire précis : l’apologue.

Qu’est-ce que l’apologue ? Un texte narratif, à visée argumentative qui renferme des enseignements dont on tire une morale pratique.

La fable développe un récit mettant généralement en scène des animaux pour démontrer la validité d’une morale humaine pratique.

Pourquoi utiliser des animaux ou autre discours allégorique pour introduire des réflexions philosophiques ? Parce que le statut social de l’auteur dans une société élitiste et autoritaire l’oblige à cacher ses réflexions "sous une simplicité apparente et sous un air négligé". Tel est le cas de La Fontaine qui n’est même pas "admis" à la Cour de Versailles.

Il est intéressant de remonter aux origines de l’apologue grecque antique pour comprendre sa fonction critique cachée sous l’allégorie animale, sous la beauté et la simplicité de l’écriture, sous le rire.

La première fable connue nous vient d’Hésiode, (8e siècle av. notre ère). Dans « Le Rossignol et l’Épervier », il cherche à nous faire réfléchir sur la justice, sur l’immoralité du droit du plus fort.

Le fondateur de ce genre littéraire se nomme Esope, un esclave, laid, boiteux et bossu qui a vécu (d’après les sources) au 6ème siècle avant notre ère à Samos, puis auprès de Crésus (roi de Lydie), enfin à Babylone. La plupart des fables ésopiques narrent une histoire d’animaux et ont essentiellement une fonction morale pratique. Notons que les faibles et les vaincus l’emportent souvent en fin de compte. Sur cette question Wikipedia résume bien le fonctionnement du récit d’Esope "autour de la bonne blague par laquelle le faible, l’exploité, prend le dessus sur les maîtres, les puissants".

Phèdre, successeur d’Esope fut également esclave à Rome et auteur de nombreuses fables (près de 2000 connues) ; leur ton satirique (même caché) lui attirèrent l’inimitié du puissant Séjan, favori de l’empereur, d’où ses mésaventures judiciaires et sa prudence.

Parmi les autres grands fabulistes de l’Antiquité, Horace est fils d’une affranchie et prolonge la tradition satirique évitant l’affrontement avec le pouvoir.

La Fontaine lui-même a bien résumé ce qu’il doit à ses devanciers et leur but commun :

Je chante les héros dont Ésope est le père,

Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,

Contient des vérités qui servent de leçons.

Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons :

Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes ;

Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.

15) La Fontaine, c’est le Parnasse resté indépendant du Louvre (jusqu’en 1678, le Louvre constitue en France le coeur de la royauté et de l’Etat

Lors du discours de réception de La Fontaine à l’Académie française, l’abbé Cureau de la Chambre précise bien la ligne de conduite que doit suivre à l’avenir le fabuliste :

" Ne comptez donc pour rien, Monsieur, tout ce que vous avez fait par le passé. Le Louvre vous inspirera de plus belles choses, de plus nobles et de plus grandes idées que n’aurait jamais fait le Parnasse. Songez jour et nuit que vous allez dorénavant travailler sous les yeux d’un Prince qui s’informera du progrès que vous ferez dans le chemin de la Vertu, et qui ne vous considèrera qu’autant que vous y aspirerez de la bonne sorte".

" La Fontaine est un écrivain engagé. Pas engagé dans la politique mais engagé contre elle comme il sied à tout véritable artiste, depuis que l’Olympe, le pouvoir, veut asservir le Parnasse." (Pierre Lepape in Le Monde littérature sur la Poésie engagée, novembre 2007)

16) La Fontaine, auteur engagé pour plusieurs ouvrages spécialisés d’histoire littéraire

Depuis 15 ans, une sorte de "bataille sur La Fontaine" se livre parmi les livres de référence en matière d’histoire littéraire. Peut-on le définir comme un "auteur engagé" ?

En règle générale les auteurs classés politiquement à droite répondent NON. Heureusement, toute l’édition n’a pas glissé sur de telles positions.

L’excellent Repères pratiques publié en 2006 par Nathan intitulé La littérature française centre son étude sur "L’engagement politique" du fabuliste. "L’amitié de La Fontaine pour Fouquet (arrêté par Louis XIV en 1661 puis condamné à la prison à perpétuité) et son attirance pour le libertinage expliquent l’hostilité qui oppose La Fontaine au roi et qui apparaît dans les Fables avec beaucoup d’habileté, notamment sous le couvert d’animaux. La Fontaine dénonce à plusieurs reprises les injustices dont les faibles sont victimes (Le Loup et l’Agneau, Le Chat la Belette et le petit Lapin). Le comportement des grands fait apparaître leur lâcheté et leur manque de sens communautaire (Les Animaux malades de la peste). L’image du roi, quoique apparemment positive, peut s’inverser dans la morale".

17) La Fontaine était un artiste libre

Gaieté, liberté et diversité fleurissent au coeur de son oeuvre. Durant le règne unificateur, centralisateur et policier (asservissement des consciences) de Louis XIV, c’était faire preuve de beaucoup d’autonomie.

Sainte Beuve, fin connaisseur du XVIIème, en rend compte "M Racine s’entretenait un jour avec La Fontaine sur la puissance absolue des rois. La Fontaine, qui aimait l’indépendance et la liberté, ne pouvait s’accommoder de l’idée que M Racine voulait lui donner de cette puissance absolue et indéfinie..."

L’indépendance d’esprit du fabuliste ne pouvait lui être pardonnée par le Roi Soleil comme par ses proches qui ne supportaient aucune critique. Louis XIV lui infligera un camouflet d’Etat en suspendant son entrée à l’Académie française où il venait d’être élu. Que pouvait-il reprocher au fabuliste ? Par exemple, une lettre envoyée au prince de Conti (qui fut ouverte) moquant le monarque « affainéanti auprès de sa vieille maîtresse » (Mme de Maintenon)

La Fontaine a prouvé plusieurs fois cette attitude plus autonome qu’insoumise, vis à vis du trône. Il semble avoir participé à La Fronde ; il restera fidèle en amitié à des personnalités (Bouillon, Conti, d’Orléans...) impliquées dans cette petite révolution compliquée dont Louis XIV gardera une rancune tenace. Après l’épisode de La Fronde, notre poète commence sa carrière sous la protection de Nicolas Fouquet, surintendant des finances que Louis XIV fait arrêter puis emprisonner. La Fontaine lui reste fidèle, écrit l’« Élégie aux nymphes de Vaux » et en fait circuler des copies. Cette fidélité à l’ancien surintendant des finances lui vaut rapidement la haine de Colbert et au moins un désintérêt de la part de Louis XIV lui-même.

Jean de La Fontaine fait preuve de courage en ne reniant jamais ses amitiés mais aussi en fréquentant les milieux protestants aux temps de gloire du parti dévôt puis de la Révocation. C’est un homme indépendant, en relation également avec des libres penseurs (Chaulieu, Saint Evremond) et des jansénistes.

L’excellente biographie de La Fontaine publiée par Marc Fumaroli donne une idée assez précise de cette indépendance vis à vis du Roi, contrairement à la tradition classique : " Le Grand roi, son règne durant, a ignoré le fabuliste. La Fontaine n’était pas reçu à Versailles ! Il ne vit jamais (Louis XIV) que de loin, le jour de la fête de Vaux (fête organisée par Fouquet). Cette privation, qui ne cessera jamais, devrait passer en France pour aussi cruelle que les blessures de Cervantès... En plein règne de Louis XIV, cette fidélité à une vocation de liberté ... n’annonce aucune mollesse, aucune servilité. Au contraire, le courage n’a pas manqué au poète... quand il a jugé bon de prendre parti, avec la dernière netteté, dans la querelle de l’âme des animaux... ou dans la querelle des Anciens et des Modernes, où il a fort bien vu que les Anciens étaient du côté de la "liberté des Modernes" alors que les Modernes étaient des courtisans des pouvoirs et de la mode" (Marc Fumaroli).

Quant à La Fontaine poète, sa liberté non classique ne fait aucun doute. Je m’en réfère là au jugement d’Hippolyte Taine : " il fléchit sous le poids des personnages divins... Le génie enflammé de la Renaissance, la nudité, la sérénité héroïque de l’antiquité grecque, sont hors de sa portée et de ses prises. Pour son poëme de saint Malc, c’est un éloge de chasteté ascétique ; on devine qu’il n’y a pas réussi. Il l’avait fait de commande, comme ses autres pièces religieuses ; il ne pouvait guère être pieux que sur une invitation étrangère. En général, quand il entre dans les grands vers, il y est comme dans l’habit d’autrui. Cet habit-là ne va pas à sa taille... Notre poésie, entre les oripeaux et les guenilles, attend encore le vêtement qui lui convient. La Fontaine en a essayé plusieurs avant de trouver celui dont il avait besoin. Il en approchait pourtant en maniant le vieux français, en lisant Rabelais, Marot, la reine de Navarre. Il essayait des dizains, des ballades, des rondeaux, des virelais ; il revenait à la source gauloise, au style naïf, au petit vers leste et campagnard, qui aime les mots francs, qui dit en courant toutes les choses vraies. C’est ainsi qu’à la fin il rencontra les fables et les contes."

19) La Fontaine, un auteur "classique" ?

D’après Wikipedia "Les Fables de La Fontaine constituent la principale œuvre poétique du classicisme".

Bigre ! Quelle affirmation péremptoire (dont la rime et la vanité s’accorde bien avec aléatoire, jaculatoire, dérisoire et illusoire) !

A mon avis, au 17ème siècle, La Pucelle de Chapelain aurait probablement gagné cette distinction de "principale œuvre poétique du classicisme", non notre fabuliste.

19a) Qu’est ce que le classicisme ?

Avant de faire des Fables "la principale œuvre poétique du classicisme" il faudrait s’entendre sur une définition du classicisme. Or, elle varie considérablement d’un ouvrage à l’autre, d’où la prudence longtemps employée par les spécialistes qui ajoutaient des guillemets : le "classicisme", les "auteurs classiques". Ces guillemets indiquaient que le classicisme constitue :

* un concept labyrinthe couvrant des significations extrêmement diverses selon les époques depuis 200 ans et selon les auteurs. En fait, il présnte la même difficulté de définition que celui de romantisme dont Alfred de Musset s’est remarquablement moqué par ses personnages Dupuy et Cotonet.

* un concept utilisable pour parler effectivement d’une génération culturelle (en gros de 1660 à 1680) marquée par un contexte historique national précis d’où une certaine unité de la langue et des centres d’intérêt, même si personnellement je ne vois pas grande proximité entre Molière et l’abbé Cotin, entre La Fontaine et Saint Vincent de Paul, entre Ninon de Lenclos et Angélique Arnauld.

* un concept à manier avec prudence. Certains théorisent par exemple un classicisme transhistorique comprenant par exemple les artistes latins sous Auguste et les artistes français sous Louis XIV ; cela peut présenter l’intérêt de signaler une génération culturelle importante à un moment emblématique d’une langue et d’un pays, rien de plus sinon ce classicisme ne peut que gommer la réalité qu’il englobe.

Les ouvrages récents d’histoire littéraire hésitent quant au classement de La Fontaine : parmi les Mondains, parmi les Libertins, parmi les Classiques en privilégiant l’unité de génération sous Louis XIV, comme dernier poète de l’école humaniste...

La littérature française (collection Repères 2006) classe La Fontaine au sein du classicisme mais parmi Les genres mondains avec Madame De Sévigné, le cardinal de Retz, La Rochefoucault. Dans son Histoire de la littérature française, Xavier Darcos catalogue aussi La Fontaine comme un "vrai mondain" qui "aime l’entretien et les divertissements raffinés"... Son "badinage mondain exclut la directivité".

19b) Le 17ème siècle et la bataille du classicisme en poésie

En affirmant que "Les Fables de La Fontaine constituent la principale œuvre poétique du classicisme" Wikipedia passe à côté du rôle historique du classicisme pour la royauté française.

De 1500 à 1700, les monarques français mènent bataille pour unifier, centraliser le royaume sous leur direction. Imposer l’idiome d’Ile de France et valoriser la littérature en cette langue constituent des enjeux absolument décisifs dans ce cadre. En 1539, François 1er décide par l’ordonnance de Villers-Cotterets que le français sera dorénavant la langue d’usage obligatoire pour tous les actes (registres d’état-civil, enquêtes, contrats, sentences, testaments, actes de justice ou de droit...). Ce combat politique implique d’épurer, de standardiser le vocabulaire, la grammaire et même le langage littéraire, les genres littéraires.

Malherbe (mort en 1628) s’imposa comme le théoricien de cette politique pour la poésie. Son influence va lourdement peser sur la première moitié du 17ème, concomitant à la restauration royale, cléricale et réactionnaire. Malherbe est un poète au service du pouvoir ; il vante l’ordre, l’autorité, l’harmonie, l’immuable, une morale d’acceptation de l’ordre social ; il ne sait écrire que sur la vie de la Cour royale et des milieux proches, sur les Grands ; il excelle dans la louange des rois et la rigueur d’écriture (avec parfois un certain lyrisme) mais se distingue aussi par son vide en matière d’idée, de sentiment ou d’imagination.

Ce tournant malherbien marque en fait tout le 17ème siècle français et servira de référence au classicisme en poésie comme le théorisera Boileau :

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,

Fit sentir dans les vers une juste cadence,

D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,

Et réduisit la muse aux règles du devoir...

Les stances avec grâce apprirent à tomber,

Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.

Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle

Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.

Cette continuité de Malherbe à Boileau ne doit pas faire oublier que les meilleurs auteurs des années 1500 à 1600 comme Marot ou Rabelais ne s’inscrive pas dans ce cadre, que les meilleurs poètes des années 1600 à 1650, comme Agrippa d’Aubigné ou Théophile de Viau ne s’inscrive pas dans ce cadre. Quant à La Fontaine, parfait connaisseur de ses prédécesseurs en poésie, il s’affirme plus comme héritier de Marot, Rabelais, Agrippa ou Théophile que de Malherbe.

19c) A nouveau sur le rapport de La Fontaine à la Royauté et à ses contemporains

Rappelons qu’en matière de politique culturelle, "la politique de Louis XIV et de Colbert, vainqueur et successeur de Fouquet aux Finances, se caractérise par une sorte d’étatisation des commandes et des règles fixées aux artistes. Les principes en sont : la régulation administrative et académique de la création ; le culte de la personne, des actes et de la fonction du monarque ; la rétribution hiérarchisée, répartie selon le dosage des mérites évalués" (Patrick Dandrey).

La Fontaine ne se plie pas à ce carcan ; mais, confronté à des problèmes financiers (il mourra sans le sou) et à un déclassement social évident, il essaie parfois de gagner une petite place. Ainsi, il chante telle victoire du Roi, tel évènement agréable dans la famille royale, telle maîtresse du Roi. En fait, sa situation ne s’améliorant pas, il continue à profiter de l’hospitalité d’une maison amie qui lui apporte la sécurité d’une chambre. "C’est ainsi qu’il fut condamné, presque malgré lui, à se montrer réfractaire aux lois du moment : non par opposition vraiment déclarée aux canons du clas- sicisme d’État, mais par impossibilité d’y adhérer sans contradiction" (Patrick Dandrey).

19d) La Fontaine et les prétendues "constantes du classicisme"

* imitation et culte de l’Antiquité. Discutable chez La Fontaine. Ses références à l’Antiquité sont rares ( Les deux coqs) dans ses fables comme dans ses contes. Il s’inspire de fables d’Esope et de Phèdre mais utilise bien d’autres sources d’inspiration (Orient, Renaissance...) dont certaines très éloignées du classicisme (Boccace). S’il traduit Térence, n’est-ce pas parce qu’il trouve chez cet auteur comique d’origine berbère, une psychologie sentimentale, une réflexion philosophique et morale, une ironie finalement modernes. La Fontaine apparaît comme un grand admirateur des écrivains du 16è plus que de l’Antiquité.

Dès ses débuts, La Fontaine affirme rompre avec le culte de l’Antiquité, et préférer pour cadre Dame Nature, ses plantes et ses animaux, ne louant :

"Rome ni ses enfants vainqueurs de l’univers,

Ni les fameuses tours qu’Hector ne put défendre...

Ces sujets sont trop hauts et je manque de voix

Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois...

Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines."

* poids de la culture religieuse et orthodoxie catholique Non. Les références de La Fontaine au dogme catholique et à la religion sont rares. Elles sont d’ailleurs essentiellement critiques sinon grivoises. S’il se "convertit" avant de mourir, c’est bien qu’il avait vécu hors de la religion :

"J’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords"

* respect des règles dans la forme  : Non ! La fable n’est pas un style littéraire valorisé par le classicisme ; celles de La Fontaine sont écrites en vers mêlés (nombre variable de pieds), audace héritée des "auteurs maudits" du début du 17ème et que l’on retrouvera seulement dans la deuxième moitié du 19ème. Mieux, dans son roman Les amours de Psyché et de Cupidon, il utilise à la fois de la prose et des vers.

* respect des règles dans le fond : Non ! La Fontaine caractérise lui-même la fable comme relevant de l’imagination, du « mensonge », de la « feinte ». Sa première production littéraire a créé une controverse par la liberté de sa traduction de L’Arioste ; Le Roland furieux est une oeuvre que l’on caractériserait aujourd’hui comme relevant à la fois du Fantastique, de l’Épique, du Poétique et du Philosophique.

20) La Fontaine, un "honnête homme" typique du classicisme ?

L’honnête homme du classicisme "veille dans ses paroles... à ne jamais manquer au bon ton" (Castex et Surer).

Tel n’est pas le souci de La Fontaine.

7a) D’une part, il choisit des sujets parfois contradictoires avec la bienséance fondamentale de l’honnête homme du 17ème.

Ainsi, dans La chose impossible, un démon est confronté au défi formidable consistant à défriser le « Verger de Cypris", le "labyrinthe des fées", c’est à dire la toison du pubis féminin.

Lisez aussi Le Rossignol, quand un père découvre sa fille au matin, dormant près de Richard. Le souci de l’auteur ne relève ni de la bienséance bigote, ni de la dignité, ni de la gravité, ni de la solennité caractéristiques de l’honnête homme.

" A cause de la grande chaleur nos deux amants

Dormaient sans draps ni couvertures,

En état de pure nature...

Catherine avait dans sa main

Ce qui servit au premier homme

A conserver le genre humain.

Ce que vous ne sauriez prononcer sans scrupule".

7b) L’idéologie dominante du règne de Louis XIV et du classicisme officiel fonctionne autour des valeurs féodales : honneur, gloire, discipline, hommage aux rois... auxquelles peut s’ajouter l’autonomie bourgeoise et aristocratique vis à vis de l’Eglise. La Fontaine, lui, met en scène les sentiments humains réels.

" Tous ces biens que j’ai dits n’ont plus pour moi de charmes ;

Vous ne m’avez laissé que l’usage des larmes...

Adieu plaisirs, honneurs, louange bien-aimée,

Que me sert le vain bruit d’un peu de renommée ?

J’y renonce à présent ; ces biens ne m’étaient doux

Qu’autant qu’ils me pouvaient rendre digne de vous." (Elégies)

7c) Le rapport critique de La Fontaine aux institutions de domination n’a rien à voir avec la courtisanerie "classique". Les animaux malades de la peste, par exemple comprennent :

* une critique idéologique pertinente du catholicisme ("Je crois que le Ciel a permis Pour nos péchés cette infortune ; Que le plus coupable de nous Se sacrifie aux traits du céleste courroux ; Peut-être il obtiendra la guérison commune. L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents On fait de pareils dévouements")

* une critique tout aussi pertinente de la justice :

"Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir".

7d) La Fontaine, écrivain caractéristique du mouvement littéraire appelé "classicisme" ? J’ai pris le temps de lire et relire plusieurs manuels scolaires et histoires littéraires des années 1880 à 1980. A aucun moment, La Fontaine n’est emprisonné dans le classicisme comme cela se fait aujourd’hui.

7e) Enfin, lorsque La Fontaine utilise ce "bon ton" de l’honnête homme, naturel dans le rythme, dans le vocabulaire et dans le sujet choisi, c’est souvent pour mieux cacher la réflexion profonde qu’il introduit.

23) La Fontaine est un épicurien, un héritier du courant libertin de la première moitié du 17e plus qu’un classique

La Fontaine est partiellement héritier du libertinage philosophique de la première moitié du 17e, même si la répression (Vanini est brûlé à Toulouse en 1619) a conduit ce courant à choisir le secret et la feinte. Il en prolonge la pensée par ses liens avec Gassendi (porteur d’une conception matérialiste de la personne humaine, annonciatrice du 18e), par l’importance de la Nature dans son oeuvre, par son fond épicurien.

Il présente des aspects du libertinage mondain de la 2ème moitié du 17e

* par ses écrits (contes en particulier),

* par de nombreuses maximes égrainées dans son oeuvre "La tromperie est permise en amour" (Thaïs dans L’Eunuque)

* par sa présence dans le groupe du salon de Ninon de Lenclos avec une préférence pour des personnalités plus profondes, plus caractéristiques des libertins philosophes comme un Saint Evremond et Fontenelle.

Un auteur comme Taine, conservateur, apprécié plus tard par Maurras et l’Action française a défini La Fontaine comme un " épicurien, impropre aux devoirs de la société et de la famille, prompt au plaisir, inattentif aux conséquences ; il n’est jamais égoïste ni dur. Au contraire, il n’y a point d’homme plus doux, plus maniable, plus incapable de rancune ; sa moquerie n’est jamais de la méchanceté ; il ne veut que s’amuser, il ne veut point nuire ; parfois même, au plus beau de son conte, la pitié le prend pour les pauvres dupes. Jamais il n’a fait de mal à personne ; il ne semble pas qu’il en ait dit de personne, sinon en général et en vers. Du moins il n’en disait jamais des femmes."

Le milieu fréquentant le salon de Madame de La Sablière (chez qui loge La Fontaine) me paraît beaucoup plus proche du libertinage épicurien (courant progressiste du XVIIè, en partie précurseur des Lumières), que de la Contre-réforme catholique ou du calvinisme rigoriste.

Par bien des aspects, les proches de La Fontaine sont éloignés du classicisme, fruit de la gloire militaire et artistique du Roi Soleil. Citons Ninon de Lenclos, auteure de la célèbre sentence : "Beaucoup plus de génie est nécessaire pour faire l’amour que pour commander aux armées". Citons aussi par exemple, Isaac de Bensérade, auteur d’une comédie évoquant l’homosexualité sur un ton plus proche du 21ème que du XVIIe classique. Citons enfin Gassendi, scientifique rationaliste et pragmatiste.

Les contes de La Fontaine préfigurent plus les libelles antireligieux du XVIIIe qu’ils ne caractérisent le corpus du classicisme.

Prenons L’abbesse malade ; ce conte se moque des religieuses, leur conseille "compagnie d’homme" pour remède, s’attaque au manque d’esprit critique, s’attaque aussi à l’honneur, valeur centrale du classicisme (" Point d’honneur est une autre maladie").

Fin 1674, La Fontaine fait connaître ses Nouveaux contes "publiés sans achevé d’imprimer, privilège ni permission".

Son premier texte "Comment l’esprit vient aux filles" donne le ton enjoué et grivois de l’ensemble, contant comment le Père Bonaventure introduit le Saint Esprit :

"Elle le suit ; ils vont en cellule

Mon révérend la jette sur le lit

Veut la baiser ; la pauvrette recule..."

Dans Féronde ou le Purgatoire, la grivoiserie du sujet couvre en fait une attaque directe contre le clergé. L’abbé pressure un paysan ("dîmes et cens, revenus et ménage"), trousse sa femme (fille de l’abbé précédent) et ne veut plus la partager :

" Monsieur l’abbé trouvait cela bien dur

Comme prélat qu’il était, partant homme

Fuyant la peine, aimant le plaisir pur

Ainsi que fait tout bon suppôt de Rome."

La grivoiserie antireligieuse est parfois pimentée également de piques contre la noblesse :

"Je t’ai déjà dit que j’étais gentilhomme

Né pour chômer et pour ne rien savoir"

Ce type de remarque sur la noblesse marque également une rupture avec le classicisme du 17ème.

Ces Nouveaux contes sont condamnés pour libertinage et retardent l’entrée de La Fontaine à l’Académie française.

L’histoire de l’épicurisme met toujours en avant pour le XVIIe, Gassendi, Saint Evremond, Bernier et La Fontaine. Concernant ce dernier, je me limiterai ici à sa profession de foi épicurienne des amours de Psyché et de Cupidon :

"Ô douce Volupté...

Par toi tout se meut ici-bas.

C’est pour toi, c’est pour tes appâts,

Que nous courons après la peine :

Il n’est soldat, ni capitaine,

Ni ministre d’État, ni prince, ni sujet,

Qui ne t’ait pour unique objet...

Volupté, Volupté, qui fut jadis maîtresse

Du plus bel esprit de la Grèce

Ne me dédaigne pas, viens-t’en loger chez moi ;

Tu n’y seras pas sans emploi."

Sous l’hédonisme de La Fontaine, il faut, je crois, voir plus loin qu’une forme de "souverain bien". L’ensemble de son oeuvre paraît indiquer une morale d’ensemble "Vivre est plus important que se préparer pour une autre vie".

Avant de mourir, il se convertit au catholicisme tout en affirmant ne pas comprendre comment un Dieu bon peut condamner à des peines éternelles.

22) La Fontaine, un héritier des humanistes, un précurseur des Lumières

La Fontaine se présente lui-même comme un admirateur des auteurs du 16è, début 17è : Rabelais, Montaigne, Malherbe, Voiture, Clément Marot (libertin d’esprit et de cœur, frondeur vis à vis de l’Eglise catholique, ayant des sympathies pour les protestants). Plusieurs passages des Fables fleurent bon cette parenté ; par exemple lorsque La Fontaine aborde la mort :

" La Mort avait raison. Je voudrais qu’à cet âge

On sortit de la vie ainsi que d’un banquet

Remerciant son hôte et qu’on fit son paquet..."

La Fontaine contribue à établir une continuité entre les humanistes du 16e, les libertins matérialistes du 17è et les écrivains des Lumières du 18e. "L’attitude de son esprit en face du monde et de la vie ne diffère point de celle de Montaigne et de saint Evremont... La peur de l’enfer lui dictera, à 71 ans, une publique abjuration, mais dans le péché il n’ jamais détesté l’offense faite à Dieu" (Pierre Clarac, académicien spécialiste du fabuliste).

C’est un homme de salon au sens du XVIIIème et des Lumières plus qu’un courtisan. Il vit de 1673 à 1693 chez Marguerite Hessein, dame de la Sablière, plus jeune que lui d’une vingtaine d’années, issue d’une famille de financiers huguenots, protestante jusqu’en 1685 (année de la révocation de l’édit de Nantes), rapidement séparée de son mari, passionnée de physique, de mathématiques, d’astronomie. Elle accueille une brillante compagnie dans son salon réputé de la rue Neuve des Petits Champs, fréquenté par des écrivains (Madame de Lafayette, Madame de Sévigné, Molière, Charles Perrault) et scientifiques (Gassendi, Huet, Roberval, Fontenelle, Rohault, Sauveur), souvent de culture huguenote ( Benserade, Des Réaux, Conrart...), souvent amateurs de cabaret et de galanterie (Maynard, Furetière, Pellisson). Quand son salon se disperse, elle installe La Fontaine près de chez elle.

Marguerite Hessein "avait des cheveux d’un blond cendré, le plus beau qu’on puisse imaginer ; les yeux bleus, doux, fins et brillants... le teint vif et uni ; la peau d’une blancheur à éblouir ; les plus belles mains et la plus belle gorge du monde. joignez à cela un certain air touchant de douceur et d’enjouement, répandu sur toute sa personne" (description dont La Fontaine serait l’auteur d’après plusieurs biographes).

De décembre 1692 à sa mort (13 avril 1695), La Fontaine connaît des périodes de maladie. Un abbé obtient de lui qu’il brûle la pièce de théâtre qu’il vient d’écrire, preuve qu’elle ne devait guère être "classique".

Les derniers vers de la dernière fable ( LE JUGE ARBITRE, L’HOSPITALIER ET LE SOLITAIRE) écrite par La Fontaine sont suffisamment clairs quant à son recul vis à vis des puissants et de la société en place.

Qui mieux que vous sait vos besoins ?

Apprendre à se connaître est le premier des soins...

Magistrats, Princes et Ministres,

Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,

Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,

Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne...

23) Philémon et Beaucis, fable typiquement universaliste, humaniste et populaire de La Fontaine

De La Fontaine à Hugo en passant par Condorcet, la littérature française a été marquée par un fond universaliste, humaniste et populaire valorisant les milieux humbles, travailleurs, faisant de l’homme un égal des Dieux, l’acteur d’un progrès émancipateur.

Philémon et Baucis n’est pas la plus connue des fables ; c’est pourtant celle que je préfère, pour

* son mépris de l’or, de l’ambition, de la pompe et de la grandeur des rois,

* son hymne à la nature, à la simplicité et à l’amour,

* sa conviction que "l’univers" verra des "races futures" vivre les mêmes aventures

* son exaltation de la Sagesse, présente dans beaucoup d’autres fables, ici développée avec des accents socratiques

En voici quelques vers :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;

Ces deux divinités n’accordent à nos voeux

Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille :

Des soucis dévorants c’est l’éternel asile...

L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste :

Le sage y vit en paix, et méprise le reste ;

Content de ces douceurs, errant parmi les bois,

Il regarde à ses pieds les favoris des rois...

Philémon et Baucis nous en offrent l’exemple :

Tous deux virent changer leur cabane en un temple.

Hyménée et l’Amour, par des désirs constants,

Avaient uni leurs coeurs dès leur plus doux printemps...

Eux seuls ils composaient toute leur république :

Heureux de ne devoir à pas un domestique

Le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient !

Jupiter et Mercure approchent de "l’étroite cabane", frappent, sont accueillis par le couple. Pendant que Baucis prépare un bain, Philémon cause avec eux.

Et, pour tromper l’ennui d’une attente importune,

Il entretint les dieux, non point sur la Fortune,

Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des rois,

Mais sur ce que les champs, les vergers et les bois

Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare.

Jupiter et Mercure remercient leurs hôtes en transformant la cabane en temple. Mais un jour le couple meurt :

Même instant, même sort à leur fin les entraîne ;

Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne...

Clio (muse de la poésie et de l’Histoire) me conseilla de l’étendre en ces vers,

Qui pourront quelque jour l’apprendre à l’univers :

Quelque jour on verra chez les Races futures

Sous l’appui d’un grand nom passer ces aventures...

24) La Fontaine, critique de l’absolutisme, précurseur des Lumières et de la Révolution française

L’absolutisme royal subit dans L’innocence persécutée sa plus dure attaque de tout le 17ème siècle et peut-être de tout l’Ancien régime (même si la critique de l’absolutisme s’était déjà développée pendant la Fronde à laquelle avait participé La Fontaine) :

Sache que le chemin le plus sûr pour régner

Est celui des tyrans ou bien celui des crimes

Car dans tous les puissants que les siècles ont eus,

L’injustice a pour eux mieux fait que la vertu...

Donne au roi le mépris des choses les plus saintes

Que si son peuple crie, il soit sourd à ses plaintes ;

Imprime lui qu’un roi sensible à la pitié

Perd de tout son pouvoir sa plus belle moitié...

Dis-lui que, pour remède à la rébellion,

Il faut dépouiller l’homme et régner en lion.

Fais qu’il se rende enfin par son humeur farouche

Cruel à ses sujets et dur à ses amis,

Et qu’étant sur le trône où le hasard l’a mis,

La disgrâce d’autrui point ou peu ne le touche.

Qu’il pense que l’orgueil, avec sa fierté

Fait avec plus d’éclat briller la majesté.

Que toujours soit son Louvre environné de gardes...

Qu’il paraisse sans cesse entouré d’hallebardes.

Il vaut bien mieux pour lui par ce faste apparent,

Sans être aimé en roi, qu’on le craigne en tyran.

Ce texte présente un intérêt historique supérieur :

* Il raille par exemple le trône de droit divin " étant sur le trône où le hasard l’a mis".

25) Quelques lettres de Jean de La Fontaine

26) La Fontaine vu par ses contemporains et par la postérité

* Maucroix, ami de La Fontaine après le décès de celui-ci : "C’était l’âme la plus sincère, la plus candide que j’ai jamais connue : jamais de déguisement ; je ne sais s’il a menti dans sa vie."

* Chamfort : "S’il est doux de louer La Fontaine, d’avoir à peindre le charme de cette morale indulgente, qui pénètre dans le cœur sans le blesser, amuse l’enfant pour en faire un homme ; l’homme pour en faire un sage, et nous mènerait à la vertu en nous rendant à la nature ; comment découvrir le secret de ce style enchanteur, de ce style inimitable et sans modèle, qui réunit tous les tons sans blesser l’unité ?.. L’apologue remonte à la plus haute Antiquité, car il commença dès qu’il y eut des tyrans et des esclaves. On offre de face la vérité à son égal, on la laisse entrevoir de profil à son maître : mais quelle que soit l’époque de ce bel art, la philosophie s’empara bientôt de cette invention de la servitude, et en fit un instrument de la morale. Lokman et Pilpay dans l’Orient, Ésope et Gabrias dans la Grèce, revêtirent la vérité du voile transparent de l’apologue... Phèdre, né dans l’esclavage comme ses trois premiers prédécesseurs... Ce qui distingue La Fontaine de tous les moralistes, c’est la facilité insinuante de sa morale, c’est cette sagesse naturelle, comme lui-même, qui paraît n’être qu’un heureux développement de son instinct. Chez lui, la vertu ne se présente point environnée du cortège effrayant qui l’accompagne d’ordinaire. Rien d’affligeant, rien de pénible : offre-t-il quelque exemple de générosité quelque sacrifice, il le fait naître de l’amour, de l’amitié, d’un sentiment si simple, si doux pour celui qui l’éprouve, que ce sacrifice même a dû lui paraître un bonheur... C’est par la nature que La Fontaine combat les maximes outrées de la philosophie. Son livre est la loi naturelle en action. C’est la morale de Montagne épurée dans une âme plus douce...

La Fontaine n’est point le poète de l’héroïsme, il est celui de la vie commune, de la raison vulgaire. Le travail, la vigilance, l’économie, la prudence sans inquiétude, l’avantage de vivre avec ses égaux, le besoin qu’on peut avoir de ses inférieurs, la modération, la retraite, voilà ce qu’il aime et ce qu’il fait aimer...

La Fontaine donna dans ses contes le modèle de la narration badine

Souvent une seule fable réunit la naïveté de Marot, le badinage et l’esprit de Voiture, des traits de la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire

Et d’ailleurs comment peindre un poète... dont les beautés paraissent quelquefois une heureuse rencontre, et possèdent ainsi, pour me servir d’un mot qu’il aimait, la grâce de la soudaineté ; qui s’est fait une langue et une poétique particulières ; dont le tour est naïf, quand la pensée est ingénieuse ; l’expression simple, quand son idée est forte ; relevant ses grâces naturelles par cet attrait piquant qui leur prête ce que la physionomie ajoute à la beauté ; qui se joue sans cesse de son art ; qui, à propos de la tardive maternité d’une alouette, me peint les délices du printemps, les plaisirs, les amours de tous les êtres, et met l’enchantement de la nature en contraste avec le veuvage d’un oiseau ?

Il a lui-même essayé de se peindre en partie dans son roman de Psyché où il représente la variété de ses goûts, sous le nom de Poliphile, qui « aime les jardins, les fleurs, les ombrages, la musique, les vers et réunit toutes ces passions douces qui remplissent le coeur d’une certaine tendresse ». On ne peut assez admirer ce fond de bienveillance générale, qui l’intéresse à tous les êtres vivants. « Hôtes de l’Univers sous le nom d’animaux. » C’est sous ce point de vue qu’il les considère. Cette habitude de voir dans les animaux des membres de la société universelle, enfants d’un même père disposition si étrange dans nos moeurs, mais commune dans les siècles reculés, comme on peut le voir par Homère, se retrouve encore chez plusieurs orientaux

Qui a jamais rien dit de plus flatteur pour le sexe que le sentiment exprimé dans ces vers ?

Ce n’est point près des rois que l’on fait sa fortune. Quelque ingrate beauté qui nous donne des lois, Encore en tire-t-on un souris quelquefois.

C’est ce goût pour les femmes dont il parle sans cesse, comme l’Arioste, en bien et en mal, qui lui dicta ses contes, se reprodui[si]t sans danger et avec tant de grâces dans ses fables mêmes, et conduisit sa plume dans son roman de Psyché. Cette déesse nouvelle que le conte ingénieux d’Apulée n’avait pu associer aux anciennes divinités de la poésie, reçut de la brillante imagination de La Fontaine une exigence égale à celle des dieux d’Hésiode et d’Homère ; et il eut l’honneur de créer comme eux une divinité. Il se plut à réunir en elle seule toutes les faiblesses des femmes ; et, comme il dit, leurs trois plus grands défauts, « la vanité, la curiosité et trop d’esprit ». Mais il l’embellit en même temps de toutes les grâces de ce sexe enchanteur. Il la place ainsi au milieu des prodiges de la nature et de l’art, qu’ils s’éclipsent tous auprès d’elle. Ce triomphe de la beauté, qu’il a pris tant de plaisir à peindre, demande et obtient grâce pour les satires qu’il se permet contre les femmes : satires toujours générales, et dans cette Psyché même il place au Tartare « ceux dont les vers ont noirci quelque belle ». Aussi ses vers et sa personne furent-ils également accueillis de ce sexe aimable, d’ailleurs si bien vengé de la médisance par le sentiment qui en fait médire. On a remarqué que trois femmes furent ses bienfaitrices, parmi lesquelles il faut compter cette fameuse duchesse de Bouillon, qui, séduite par cet esprit de parti, fléau de la littérature, se déclara si hautement contre Racine car ce tragique qu’on a depuis appelé le poète des femmes, ne put obtenir le suffrage des femmes les plus célèbres de son siècle, qui toutes s’intéressaient à la gloire de La Fontaine

* Léon-Paul Fargue (poète) : "Je songe souvent à ce qui manquerait à la poésie si La Fontaine n’eût pas existé... On a simplement regardé vivre de provincial anarchiste qui fut le premier poète lyrique de France, celui qui inventa le vers libre, qui a permis tant d’écoles et tant d’artistes jusqu’à Guillaume Appolinaire. Il eut plein de promesses que la modernité a tenues. Il appartient, dès l’origine, à cette famille où l’on ne trouve que des géants de toute taille auxquels les siècles ne font pas peur. La Fontaine est notre Homère."

* Oscar Wilde " La moralité moderne veut que l’on accepte les normes de son époque. Qu’un homme cultivé puisse les accepter me semble la pire des immoralités". La Fontaine était cultivé et gardait une autonomie personnelle vis à vis de son époque ; respectons au moins cela.

Bibliographie

* La Fontaine Oeuvres complètes (Seuil 1965)

* Le poète et le Roi (par Marc Fumaroli) Livre de poche

* Histoire littéraire de la France Tome 4 Editions sociales

* Lagarde et Michard (manuels scolaires)

* Jean de La Fontaine (par Pierre Clarac) Editions Seghers 1965

* La Fontaine et ses fables (Hippolyte Taine, 1924)

Pages web :

* La Fontaine face au pouvoir : courtisan ou rebelle ? (par Patrick Dandrey)

Souvenir de La Fronde

La Chauve-souris et les deux Belettes

Plusieurs se sont trouvés qui, d’écharpe changeants Aux dangers, ainsi qu’elle, ont souvent fait la figue. Le Sage dit, selon les gens : "Vive le Roi, vive la Ligue.

Notes de production du film La fontaine Le défi

Un homme fidèle

La Fontaine est le seul « grand » de l’époque - même s’il n’est pas encore tout à fait « grand » - qui reste fidèle à l’homme en disgrâce et il en paie le prix fort : l’anonymat, la misère. Pour moi, c’est un combat d’aujourd’hui qui nous tend un miroir et soulève des problématiques actuelles : comment vivre dans une société tout en la dénonçant ? Jusqu’où peut aller le regard critique sur le monde ? Quelle est la place de l’argent pour cet homme-là ? Comment le rapport politique/culture s’organise-t-il ? S’il n’y a qu’un mécène - en l’occurrence le Roi - la pluralité culturelle n’est-elle pas menacée ?... Ces questions-là se posent encore de nos jours et pas seulement dans les régimes totalitaires. Il y a certains phénomènes de mode qui peuvent s’apparenter à une forme de dictature : on peut aimer aujourd’hui un certain cinéma, un certain théâtre en oubliant des artistes qui, pourtant, ne manquent pas de génie...

Racine et Boileau, dont le génie par ailleurs ne fait aucun doute, ont été engagés par le Roi comme historiographes et ils ont arrêté d’écrire ! Si Racine s’était comporté comme La Fontaine, on aurait eu dix pièces après Esther, ça aurait été merveilleux... Il y a plusieurs raisons au fait que La Fontaine choisit la fable comme exercice littéraire. D’abord, il faut se souvenir qu’il n’est pas qu’un très grand auteur, c’est aussi un très grand traducteur : c’est un helléniste distingué, il connaît donc très bien Esope ; il s’est aussi intéressé à la littérature indienne et il a, par ailleurs, traduit Saint Augustin. Il est donc riche de ces cultures extérieures où les animaux sont omniprésents. Par ailleurs, un jeu existait à l’époque, qui consistait à trouver dans une personne une ressemblance avec un animal et à décliner ça en trois ou quatre dessins. Et puis, La Fontaine est né à la campagne : son père était maître des Eaux et Forêts et il s’occupait de la chasse, il connaît bien les animaux, il sait comment on les attrape avec des collets, comment ils meurent, comment on les cuisine, comment on les mange. Alors, certes, il passe plus de temps dans les salons qu’à la campagne, mais la nature lui parle, même s’il confond un peu les pelages ou les cris de certains animaux ! Enfin, le fait que les Nobles aient tous des animaux sur leurs blasons lui permet toutes les audaces : s’il raconte l’histoire d’une couleuvre, tout le monde sait qu’il parle de Colbert ! La fable intitulée Le Serpent et la lime est une formidable critique de ceux qui s’attaquent aux artistes et se cassent les dents « sur la lime du temps »...

Les fables dans le film Nous les avons choisies pour leur musique. Les fables paraissent tellement simples qu’on pourrait penser qu’elles coulent de source, alors que c’est faux : il a fallu qu’il soit inspiré, qu’il travaille, qu’il s’expose, qu’il trouve des murs autour de lui qui lui renvoient des arguments. Nous voulions absolument que la part de création apparaisse dans ce film dont l’argument est politique. Nous présentons déjà un La Fontaine que la majorité des gens ignorent, il fallait que les fables soient familières au spectateur. Et puis, il y avait cette idée que tout le monde, des marquises aux soubrettes apprend par cœur les fables : La Fontaine, à partir du moment où il est populaire, devient inattaquable, c’est ce qui fait sa force, car même face à un monarque absolu, la vox populi est plus forte.

2) Quelques repères dans la vie de La Fontaine

Toute la littérature du grand siècle, dit Fortoul, se trempa dans ces orages, et y prit cette connaissance vraie des affaires et des hommes qui la distingue éminemment. La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, était un des héros de la Fronde ; Pascal s’inspira d’elle ; Molière commença pendant qu’elle régnait, et fut bientôt un admirable représentant de son esprit ; Saint-Evremond lui dut son enjouement et son exil ; Bussy Rabutin le feu de son audace ; madame de Sévigné, les grâces vives de sa causerie ; La Fontaine, les libertés et la profondeur de sa raison ; Corneille, qui jusque là avait peint les personnages les plus héroïques de l’antiquité et des temps modernes, apprit d’elle à mettre en scène les intrigues de cour et à développer les discussions politiques ; Boileau lui-même, qui travaillait alors chez maître Patru, frondeur passionné, puisa dans ces troubles un sentiment démocratique qui ne s’effaça jamais entièrement de son âme, et qui produisit l’épître à Dangeau sur la noblesse, œuvre aussi hardie que le Tartufe ; Bossuet put juger pendant ses alternatives du néant de toutes les grandeurs que son éloquente voix accompagna plus tard dans la tombe. Ainsi la Fronde, ajoute Fortoul, fut une excellente école où s’éleva tout ce que le génie de la nation a produit de plus grand et de plus beau. La Fronde ne mourut donc pas ; elle continua à vivre dans la littérature française. Mais en énumérant les hommes que la Fronde a formés, nous en avons oublié un, Louis XIV. L’insurrection et la guerre civile se chargèrent de faire l’éducation de ce prince, que sa mère et le cardinal négligèrent beaucoup. Contraint par l’émeute à fuir de Paris, il vit le sort de sa couronne remis au hasard des combats, et la monarchie réduite à deux doigts de sa perte. Notes de production sur le film Jean de La Fontaine Le défi

Ancien professeur de Lettres, Jacques Forgeas a écrit ou dialogué bon nombre de scénarios, tant pour la télévision (Fictions et Documentaires) que pour le cinéma (« IP5 » et « Roselyne et les lions » de Jean-Jacques Beineix). En juin 2007, Il publiera son 4ème roman, « Les banquets de la gloire » (Robert Laffont), fiction historique sur Napoléon.

Le premier film sur La Fontaine Tout le monde connaît La Fontaine et personne ne le connaît. En général, on l’envisage comme une espèce de préfet aux champs qui cueille des marguerites, se promène avec les animaux, et se rend de temps en temps à Versailles pour y constater que la vraie volière est dans les salons... Il se trouve qu’en dehors de ses écrits, nous avons peu de détails de sa vie. Il est né à Château-Thierry dans une famille bourgeoise, il a fait son droit - à l’époque, c’est avoir suffisamment d’argent pour acheter la charge d’avocat. Il est « monté » à Paris où il s’est lié d’amitié avec Molière, Boileau et Racine qui par ailleurs était son cousin. Il a commencé à écrire à l’âge de trente-six ans - ce qui est tardif pour l’époque : on ne peut pas dire que ce soit un génie précoce ! Et lorsqu’il démarre, il cale aussitôt après ! Il est sous la protection de Nicolas Fouquet, surintendant des Finances, à partir de 1658 et, trois ans plus tard, Fouquet est arrêté sur ordre du Roi !

Un homme fidèle La Fontaine est le seul « grand » de l’époque - même s’il n’est pas encore tout à fait « grand » - qui reste fidèle à l’homme en disgrâce et il en paie le prix fort : l’anonymat, la misère. Pour moi, c’est un combat d’aujourd’hui qui nous tend un miroir et soulève des problématiques actuelles : comment vivre dans une société tout en la dénonçant ? Jusqu’où peut aller le regard critique sur le monde ? Quelle est la place de l’argent pour cet homme-là ? Comment le rapport politique/culture s’organise-t-il ? S’il n’y a qu’un mécène - en l’occurrence le Roi - la pluralité culturelle n’est-elle pas menacée ?... Ces questions-là se posent encore de nos jours et pas seulement dans les régimes totalitaires. Il y a certains phénomènes de mode qui peuvent s’apparenter à une forme de dictature : on peut aimer aujourd’hui un certain cinéma, un certain théâtre en oubliant des artistes qui, pourtant, ne manquent pas de génie...

La Fontaine et les femmes La Fontaine est pris en charge par les « minorités de l’époque », des gens qui sont mis à l’écart et qui, justement parce qu’ils sont mis à l’écart, travaillent, réfléchissent, avancent : les juifs, les protestants, et surtout les femmes. La Duchesse de Bouillon est une Italienne de la famille Mancini, elle connaît parfaitement l’art de la Renaissance : le Roi est très impressionné par elle - comme par Madame de Sévigné. La Duchesse de Bouillon a intercédé pour La Fontaine et lu des fables au Roi, elle l’a aussi défendu au moment où il était inquiété à cause de sa particule. Madame de la Sablière a hébergé La Fontaine chez elle durant vingt ans : logé, nourri, habillé. C’est un risque énorme pour une femme de son rang - seule, en plus, puisque son mari l’a abandonnée - mais elle croit en son génie ! Quant à la Duchesse d’Orléans, elle l’a engagé comme serveur et ce n’est sans doute pas parce qu’elle cherchait du personnel, mais plutôt parce que c’était un moyen de lui donner de l’argent, de la nourriture et des vêtements. Ce sont toutes des femmes brillantes, intelligentes, qui lisent beaucoup, mais il ne se passe rien d’un point de vue amoureux : il y a un fossé social infranchissable entre elles et lui.

La Fontaine et Perrette C’est un séducteur, mais de Jeannette, de Lisette, de Perrette ! Et le personnage de Perrette synthétise toutes ces servantes et filles de ferme dont il a été amoureux. Perrette, c’est sa « prise de terre », ce sont ses souvenirs et sa campagne. Cette fille est « montée » comme lui à Paris mais elle ne va pas faire le même parcours que lui : elle va profiter de sa beauté, de sa jeunesse et du système pour grimper aux plus hautes charges...

La Fontaine à contre-courant de son époque Il est dans toutes les disgrâces possibles. Parce qu’il ne calcule pas par rapport au pouvoir, il calcule uniquement par rapport à lui ! Ce n’est pas un courtisan : ça ne veut pas dire qu’il n’a pas essayé de plaire au Roi, ça ne veut pas dire qu’à un moment il n’en a pas eu marre de ne pas vivre comme tout le monde, mais il est resté sur des fidélités fortes. Il est le contraire d’un opportuniste.

Les Fables Si Fouquet n’avait pas été arrêté, La Fontaine serait peut-être devenu un éternel courtisan et il ne se serait pas attaqué à cet exercice politique. Or cet événement qu’il considère comme une injustice fait qu’il entre en résistance et s’engage dans une littérature masquée où, derrière les animaux et les situations, s’agitent tous les personnages et les problèmes de l’époque... Racine et Boileau, dont le génie par ailleurs ne fait aucun doute, ont été engagés par le Roi comme historiographes et ils ont arrêté d’écrire ! Si Racine s’était comporté comme La Fontaine, on aurait eu dix pièces après Esther, ça aurait été merveilleux... Il y a plusieurs raisons au fait que La Fontaine choisit la fable comme exercice littéraire. D’abord, il faut se souvenir qu’il n’est pas qu’un très grand auteur, c’est aussi un très grand traducteur : c’est un helléniste distingué, il connaît donc très bien Esope ; il s’est aussi intéressé à la littérature indienne et il a, par ailleurs, traduit Saint Augustin. Il est donc riche de ces cultures extérieures où les animaux sont omniprésents. Par ailleurs, un jeu existait à l’époque, qui consistait à trouver dans une personne une ressemblance avec un animal et à décliner ça en trois ou quatre dessins. Et puis, La Fontaine est né à la campagne : son père était maître des Eaux et Forêts et il s’occupait de la chasse, il connaît bien les animaux, il sait comment on les attrape avec des collets, comment ils meurent, comment on les cuisine, comment on les mange. Alors, certes, il passe plus de temps dans les salons qu’à la campagne, mais la nature lui parle, même s’il confond un peu les pelages ou les cris de certains animaux !

Les fables dans le film Nous les avons choisies pour leur musique. Les fables paraissent tellement simples qu’on pourrait penser qu’elles coulent de source, alors que c’est faux : il a fallu qu’il soit inspiré, qu’il travaille, qu’il s’expose, qu’il trouve des murs autour de lui qui lui renvoient des arguments. Nous voulions absolument que la part de création apparaisse dans ce film dont l’argument est politique. Nous présentons déjà un La Fontaine que la majorité des gens ignorent, il fallait que les fables soient familières au spectateur. Et puis, il y avait cette idée que tout le monde, des marquises aux soubrettes apprend par cœur les fables : La Fontaine, à partir du moment où il est populaire, devient inattaquable, c’est ce qui fait sa force, car même face à un monarque absolu, la vox populi est plus forte.

La Fontaine, éternel adolescent La Fontaine est « frondeur » au sens premier : c’est vraiment un homme de La Fronde : il a aimé le Cardinal de Rez, il a aimé ce qui s’est mis en place à cette occasion. En même temps, il est un peu lent - on l’appelait « le paresseux » ou « le bonhomme » - il a toujours l’air de planer : des témoins le décrivent dans certaines tavernes, assis dans un coin, les yeux mi-clos. Il fuit les contraintes, il n’a pas de bureau, il n’a pas d’adresse fixe, il vit une valise à la main : c’est un personnage qui tente d’avoir l’irresponsabilité de la jeunesse le plus longtemps possible !

Liberté(s) La vie de La Fontaine au jour le jour est un mystère dans lequel on peut s’engouffrer. Dès le début, avec la rencontre entre Perrette et La Fontaine, j’installe le film dans un imaginaire souriant : c’est une fable sur un fabuliste. Cela dit j’ai respecté l’histoire de l’époque : le destin que le Roi voulait pour la France, la charge et la volonté politiques de Colbert, la situation littéraire et les rapports entre les écrivains, l’engagement de la Duchesse d’Orléans et des autres femmes de la Noblesse, tout ça est juste. Il n’y a pas trahison : l’affrontement entre Colbert et La Fontaine a vraiment eu lieu. Pour moi - c’est sans doute mon passé de professeur qui veut ça - décontracter le discours pour aborder les classiques est une nécessité : ça n’empêche pas de raconter la vérité !

5) A nouveau sur le rapport de La Fontaine à la Royauté et à ses contemporains

Rappelons qu’en matière de politique culturelle, "la politique de Louis XIV et de Colbert, vainqueur et successeur de Fouquet aux Finances, se caractérise par une sorte d’étatisation des commandes et des règles fixées aux artistes. Les principes en sont : la régulation administrative et académique de la création ; le culte de la personne, des actes et de la fonction du monarque ; la rétribution hiérarchisée, répartie selon le dosage des mérites évalués" (Patrick Dandrey).

La Fontaine ne se plie pas à ce carcan ; mais, confronté à des problèmes financiers (il mourra sans le sou) et à un déclassement social évident, il essaie parfois de gagner une petite place. Ainsi, il chante telle victoire du Roi, tel évènement agréable dans la famille royale, telle maîtresse du Roi. En fait, sa situation ne s’améliorant pas, il continue à profiter de l’hospitalité d’une maison amie qui lui apporte la sécurité d’une chambre. "C’est ainsi qu’il fut condamné, presque malgré lui, à se montrer réfractaire aux lois du moment : non par opposition vraiment déclarée aux canons du clas- sicisme d’État, mais par impossibilité d’y adhérer sans contradiction" (Patrick Dandrey).


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