LE TEMPS DE TRAVAIL EN DEBAT AU SENAT : intérêt général, droit privé contractuel et ordre public social

dimanche 27 juillet 2008.
 

Le titre deux du projet de loi sur le temps de travail est venu en débat au Sénat vendredi dernier. La séance s’est achevée à dix neuf heures après un ultime incident de séance car le ministre aurait voulu qu’on y passe une nuit de plus… La première partie fixait les critères de représentativité des protagonistes de ce qu’il est convenu d’appeler la démocratie sociale. Cette partie du texte est d’une nature profondément différente du premier car il touche aux principes mêmes de l’ordre public social. En effet elle traite de la façon dont va s’organiser la hiérarchie des règles du rapport social. Ce qui a été décidé marque une rupture très profonde. Nos concitoyens ne la perçoivent pas forcément, j’en conviens. Mais le débat public n’a pas permis qu’il en soit informés avec toute la force que cela mériterait. Voyons donce cela.

L’ordre public social peut s’organiser de deux manières : La première repose sur une relation contractuelle pure et simple entre, d’un côté, les employeurs et, de l’autre, les salariés pris en tant qu’individus. Tout le vocabulaire des modernes est imprégné de cette vision. Ils ont toujours les mêmes mots à la bouche : flexibilité, individualisation, personnalisation… En quelque sorte, c’est un droit privé contractuel qui définit, pour finir, l’intérêt général du pays. Le deuxième mode d’organisation envisageable est l’ordre public social républicain, fondé sur l’intérêt général. Pour l’illustrer, je prendrai - parce qu’elle emploie nos mots à nous, les gens de gauche- la formule de Jaurès, selon laquelle la Révolution a fait du Français un roi dans la cité et l’a laissé serf dans l’entreprise. L’expression est forte et dit bien ce qu’elle veut dire : l’œuvre historique du socialisme consiste à faire en sorte que le salarié soit de nouveau citoyen dans l’entreprise.

Je ne dis pas que nous ayons tous à partager ce point de vue, mais j’essaie d’éclairer cette autre version de l’ordre public social où « entre le faible et le fort, le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime et la loi qui protège », selon la formule indépassable de Lacordaire. L’ordre public social républicain repose sur une hiérarchie des normes : primo la loi, secundo la convention collective, qui peut-être meilleur que la loi, et tertio l’accord d’entreprise, qui peut-être meilleur que la convention collective. Il n’est pas possible de procéder dans l’autre sens parce qu’on part de l’idée qu’il existe un intérêt général. C’est tellement vrai que les Français, par exemple, font aussi de leur ministre du travail le ministre de la santé au travail car ils considèrent qu’il porte l’intérêt général de la société, ce qui suppose que la société défende un intérêt propre, différent de l’intérêt d’une entreprise en particulier, et même de la décision individuelle du travailleur. Cet intérêt général ne se limite pas seulement au bon fonctionnement de l’entreprise. L’investissement réalisé par la société dans la formation du travailleur, dans l’autorisation d’implanter l’entreprise, dans les moyens mis à sa disposition, tout ceci procède de l’intérêt général et donne des droits à la société sur l’entreprise en particulier.

Partir de l’intérêt général, telle est la construction philosophique de cette conception républicaine et c’est cette logique que nous sommes en train de renverser ! Il y a peut-être là matière à un débat, mais il faut l’assumer. Sinon, on ne comprend pas de quoi l’on parle et nos concitoyens sont frustrés de la noblesse du débat politique qui consiste à confronter des vues différentes. Peut-être sera-t-il avéré, à long terme, que les uns ont raison et les autres torts _ j’ai la faiblesse de penser que nous aurons raison sur le long terme. Mais ne fuyons pas ce vrai débat, ne jouons pas la partie absurde que nous voyons jouer dans certains pays anglo-saxons et qui a des répercussions en France, cette fameuse « triangulation » qui consiste à s’attribuer les mots de la partie adverse pour les subvertir, si bien qu’à la fin plus personne ne sait quels sont les points de vue en présence de quoi l’on parle plus.

Voilà l’objet du débat : dorénavant, un droit particulier s’inscrira à la place de la loi qui fixe _ on comprend que certains y soient hostiles _ pour tout le monde et de la même manière _ ce dont nous sommes partisans _ les mêmes droits pour tous _ étant entendu que la loi fonde sa légitimité dans le fait que, décidée par tous, elle s’applique à tous. Ce droit particulier résultera de la négociation de gré à gré : certains pensent qu’elle est meilleure, d’essence supérieure et plus souple que la loi votée par tous et pour tous _ nous pensons le contraire. Nous le pensons car les questions qui vont être traités de gré à gré entre l’employeur et l’employé ne sont pas des questions particulières, elles relèvent de l’intérêt général.

La santé d’un travailleur ne lui appartient pas, elle appartient aussi à la société ! C’est pourquoi on a imposé les cotisations sociales. Au XIXe siècles, cotisait qui voulait : de bons patrons, qu’on qualifiait de paternalistes, avaient la vertu d’instaurer des cotisations dans leur entreprise pour que les vieux salariés touchent une retraite. Cela faisait une grande différence : mon arrière-grand-père a travaillé jusqu’à soixante-quinze ans et son patron a bien voulu lui verser une paie pour les huit mois de vie qui lui restaient ! L’existence des cotisations changeait tout, mais c’est le patron qui en décidait. La loi est venue dire « Maintenant, content ou pas, tout le monde cotise ! » Un travailleur pourrait prétexter qu’il va très bien, qu’il n’a besoin de rien et qu’il ne voit pas pourquoi il paierait pour les autres _ on entend parfois de tels propos _ mais la loi lui dit : « Tu le feras quand même, parce que la santé de l’autre t’intéresse, t’implique et te concerne ! Tu n’as pas le droit de ne penser qu’à toi ! » Notez bien que j’engage la trop vite sur la table le personnage du patron qui s’en moque et ne s’occupe que de son rendement ! Je ne parle que des travailleurs. Dans leur intérêt, notre intérêt général est que la loi fixe la règle. Nous ne sommes pas d’accord pour qu’ils signent à titre individuel des contrats par lesquels ils acceptent de faire de l’opt out, de sortir de la règle générale, de faire des centaines d’heures de travail, de mettre leur vie en péril. Nous ne l’acceptons pas, même s’ils sont d’accord, parce que l’intérêt général est plus fort que l’intérêt particulier !


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message