Paysans et cahiers de doléances ruraux en 1789 (Jaurès HS 18)

lundi 4 août 2008.
 

Les cahiers du Tiers-État rural sont d’une vibration extraordinaire, mais on ne les peut comprendre pleinement sans une analyse préalable du régime agricole.

J’ai déjà montré sous quelle surcharge de droits féodaux, de dîmes ecclésiastiques et d’impôts royaux pliaient les paysans. Mais depuis un demi-siècle, depuis vingt-cinq ans surtout, un phénomène nouveau se manifestait dans les campagnes : c’est ce que j’ai appelé, d’après Marx, le capitalisme agricole, l’application du capital à la terre pour la culture scientifique et intensive. Or ce phénomène commençait à avoir sur la condition des paysans de sourdes répercussions.

Qu’il y ait eu de 1760 à 1789 un grand progrès agricole, un vaste renouvellement des méthodes, des bâtiments, de l’outillage, on ne peut le contester. M. Kareiew, dans son livre sur les Paysans et la Question paysanne et en France, où quelques documents intéressants sont perdus dans beaucoup d’affirmations inexactes ou vagues, insiste sur la détresse et sur la décadence de l’agriculture dans la période qui précède la Révolution. Je ne comprends pas comment on peut justifier cette allégation.

Je sais bien qu’Arthur Young signale, en plusieurs parties de son voyage en France, l’insuffisance de la culture ; et il est certain que l’agriculture française était très inférieure à l’agriculture anglaise. Mais Arthur Young n’a pu comparer l’état de la France agricole en 1789 à l’état de la France agricole en 1760.

Or, quelques témoignages décisifs et quelques grands faits économiques démontrent qu’il y a eu en ces vingt-cinq ans une grande poussée dans le sens de la culture intensive. D’abord, une partie considérable des terres était passée à la bourgeoisie enrichie par le commerce et l’industrie. Non seulement le fait est constant par les témoignages déjà cités de Bouillé, de Barnave. Mais l’abbé Fauchet, avec une vue très pénétrante, note ce transfert d’une partie de la propriété foncière des nobles aux bourgeois comme un des faits qui ont préparé et rendu possible la Révolution.

« Si les grandes propriétés, écrit-il en 1789, n’étaient point passées en partie dans le Tiers-État par les produits du Commerce, par les places de Finance, par la corruption même de plusieurs familles des anciens seigneurs qui tenaient la majorité des terres du Royaume dans leur domaine et qui ont ruiné, par le luxe et la débauche, la vaste fortune de leurs pères : la Nation, toujours à la merci d’un seul ordre de riches, serait encore asservie par une caste de tyrans de qui dépendrait l’existence de tout le reste des citoyens. Le ressort sacré de la liberté publique n’aurait pu se bander à ce moment pour repousser l’antique esclavage...

« Oui, c’est uniquement parce qu’il y a des richesses pondérantes dans le Tiers-État qu’il s’y trouve du ressort et de la puissance. Sans cet avantage nous restions dans la servitude et la mort civile. »

Ainsi c’est parce qu’il y a dès maintenant dualité dans la propriété foncière que le mouvement d’émancipation a été possible. Si elle avait pesé toute entière comme un bloc sur le Tiers-État, celui-ci, malgré sa richesse industrielle et mobilière n’aurait peut-être pas pu se redresser. Et il faut bien que la portion de propriété foncière conquise par la bourgeoisie soit assez considérable pour que cette conquête soit regardée comme une des ressources de la Révolution.

Or, comment admettre que cette bourgeoisie, déjà enrichie par le travail industriel, n’ait pas appliqué à la terre ses habitudes de gestion productive ? Il est vrai qu’Arthur Young constate que dans les régions industrielles comme la Normandie où beaucoup de domaines ruraux ont été acquis par les bourgeois des villes, la culture est loin d’être perfectionnée : mais, quelle que soit la valeur de ses observations, il est impossible de comprendre comment cette pénétration de la propriété rurale par la bourgeoisie « capitaliste » n’a point modifié le régime de l’exploitation foncière. Au demeurant, ce n’étaient pas les bourgeois seuls qui transformaient les méthodes, mais, à leur exemple, les nobles. Il n’est qu’à voir avec quelle déférence et quelle sympathie les physiocrates, notamment Baudeau, parlent de la noblesse rurale pour deviner qu’elle entrait dans le système physiocratique, et prodiguait « les avances » à la terre.

Le soin même avec lequel l’école physiocratique analysait les avances faites par le propriétaire au sol, avances primitives et avances annuelles, démontre qu’une large application des capitaux à la terre était dès lors appliquée. Le père de Mirabeau, l’Ami des hommes, dans ses « Éléments de philosophie rurale » estime qu’un grand capital d’exploitation est la condition absolue de toute bonne culture. « L’extinction de cette propriété mobilière (il désigne ainsi le capital d’exploitation foncière) est l’extinction de la propriété foncière qui n’est plus assise que sur un désert. » Il en fait un élément si important, une catégorie si décisive de la production agricole qu’il assigne à une catégorie distincte de personnes le soin de représenter le capital d’exploitation.

Ce n’est pas le propriétaire du fonds qui peut le fournir. En procurant le fonds il a en quelque sorte épuisé sa fonction : ce sont les riches fermiers qui doivent fournir les avances. Ainsi il y a comme un personnel spécial de capitalistes agricoles qui intervient dans la production.

« Ces richesses d’exploitation, sans lesquelles la terre est stérile à notre égard, ne sont point annexées à la propriété de la terre ; au contraire, il importe que le propriétaire, jouissant d’un revenu fixe et disponible ne soit chargé que de l’entretien du fond et puisse vaquer aux divers emplois de la Société. Les richesses productives doivent appartenir au cultivateur lui-même qui prend à entreprise l’exploitation du fond, et que nous appelons fermier, et ce n’est que lorsque par des erreurs grossières on a attenté à l’immunité des richesses d’exploitation et spolié les cultivateurs, que les propriétaires obligés d’en fournir de faibles et insuffisantes, sous peine de voir leurs fonds devenir friches, les confient aux mains de pauvres colons mercenaires, qui partagent avec le propriétaire qui a fait les avances, le faible produit d’une pauvre culture et qui vivent sur le dépérissement même des richesses qui les doivent nourrir. Les richesses d’exploitation doivent donc être sacrées. » Cela est écrit en 1767, et ce n’était point théorie pure.

Cette classe des grands fermiers, des grands capitalistes de l’exploitation agricole se développait largement à la fin de l’ancien régime ; ils prenaient à bail, soit pour l’exploitation directe, soit pour les sous-louer, de nombreux domaines, et Mercier leur consacre, en 1785, un chapitre spécial où il parle de leur luxe incroyable et de leurs richesses.

Le marquis de Mirabeau entre dans le détail de ce capital du fermage. « Les avances primitives de l’établissement d’une charrue, attelée de quatre forts chevaux, et ses dépendances consistant en bestiaux, outils, engrais, fourrages secs et autres amas indispensables, nourriture et salaires anticipés de domestiques et d’ouvriers, et les dépenses d’entretien et de subsistance du fermier et de sa famille pour entreprendre et exécuter la première cultivation antérieure aux produits : ces avances primitives, dis-je, sont ici évaluées 10,000 livres... Les avances annuelles d’une charrue consistant dans les fonds de toute espèce qu’elle emploie pour préparer le produit, sont évaluées à 2,100 livres. »

Comme on voit, pour les domaines à plusieurs charrues la somme des avances nécessaires dans le type de grande et forte production recommandé par les économistes, est considérable. Ces calculs s’appliquent surtout, il est vrai, aux pays de fermage où la culture se fait généralement par des chevaux, l’Île-de-France, la Flandre, la Picardie, etc., mais ce sont les régions agricoles les plus puissantes.

Sous l’action de ce capitalisme agricole, la culture avait rapidement progressé. Je note dans le rapport de Calonne aux notables, en 1787, ces paroles tout à fait remarquables : « Ainsi s’explique que les domaines du Roi n’aient pas participé à cette heureuse révolution qui depuis vingt ans a doublé le revenu des terres. » Quelle que fut l’impertinence de Calonne ou sa légèreté, il n’aurait jamais tenu un pareil langage à une assemblée où abondaient les grands propriétaires si le fait n’eût été certain.

En beaucoup de régions, les cahiers ruraux se plaignent que les terres soient « démasurées » par les propriétaires, que les petites fermes soient remplacées par de grandes exploitations, et il est certain que c’estdans la deuxième moitié et surtout le dernier quart du xviiie siècle qu’ont été construits beaucoup de ces grands bâtiments de ferme que nous voyons aujourd’hui encore dans l’Île-de- France ou la Flandre. Un vaste travail de reconstruction et réinstallation rurale se poursuivait en même temps que la rénovation urbaine. Mais quel eût été l’objet de toutes ces dépenses si les propriétaires n’avaient voulu inaugurer une culture plus savante et mieux outillée ? C’est pour abriter les puissants attelages, les grands approvisionnements d’engrais et de fourrages qu’un seul vaste bâtiment était substitué aux pauvres masures dispersées.

La Société royale d’agriculture est fondée à Paris, en 1785, pour donner une direction scientifique à ce mouvement de régénération agricole, et le recueil de ses travaux est un des plus substantiels et des plus vivants qui se puisse rencontrer. Elle se propose d’étendre peu à peu à la France entière la méthode perfectionnée de culture de l’Île-de-France.

Le marquis de Guerches, son président, dit dans son discours d’ouverture de 1786 : « On ne doit pas juger de l’éclat de l’agriculture en France par l’état florissant des environs de la Capitale où, quoique les terres soient très médiocres, la grande quantité d’engrais les met, pour les récolter, au niveau des meilleures. La comparaison de ces lieux favorisés par le hasard des circonstances avec d’autres lieux, souvent très voisins, démontre d’autant mieux que l’industrie doit venir au secours de la culture négligée des provinces éloignées. »

C’est comme le manifeste de la culture scientifique et intensive ; et le marquis de Guerches sollicite expressément « le concours des chimistes, des mécaniciens, des naturalistes ». La Société proclame à maintes reprises qu’elle veut animer à la fois et régulariser le progrès, et préserver les cultivateurs de la routine et de l’abus des systèmes. Un de ses membres les plus influents, le duc de Liancourt, le même qui rédigea à l’Assemblée constituante un beau rapport sur l’assistance publique, ne cesse de répéter, qu’il ne faut point se laisser décourager par les préjugés et les routines des paysans. « Il faut, dit-il avec une philanthropie un peu hautaine, forcer les paysans à devenir riches malgré eux. »

La Société organise, dans l’année 1786, des comices agricoles qui se tiennent en chaque canton de la généralité de Paris, à l’hôtel-de-ville ou au château. Pour propager des espèces nouvelles de moutons aux qualités de laine supérieure, elle donne des béliers au troupeau commun de chaque canton.

Curieuse initiative et qui montre bien que le progrès technique et scientifique de la culture aurait pu se concilier avec le maintien et même avec l’extension des biens communaux. Mais n’anticipons pas.

Les travaux de la société royale de Paris eurent dans toute la France agricole un tel retentissement qu’elle est considérée comme un modèle sur lequel doivent se créer des sociétés de province. Je lis par exemple dans les cahiers du Tiers-État du Poitou :

« Il est à souhaiter surtout qu’on adopte pour la formation de la société d’agriculture qu’on se propose d’établir à Poitiers, les règlements de la société d’agriculture de Paris ; de cette manière on ne se bornera pas à la théorie sur le premier et le plus utile des arts. Les meilleures cultures seront encouragées ; on favorisera l’amélioration des laines en faisant adopter l’usage des parcs domestiques d’après les principes de M. d’Aubenton ; on multipliera les meilleures races de moutons ; on en fera de même pour les aumailles, pour les chevaux et mulets, en veillant à fournir la province des étalons les plus convenables. »

Et les cahiers de Châtellerault, quand ils combattent la dîme, ne la dénoncent pas surtout comme inique et onéreuse aux cultivateurs : mais comme contraire aux progrès de la culture et à la grande rénovation agricole commencée dans la province. Nulle part on ne sent mieux la contradiction entre le régime social suranné et l’essor des forces productives : ce n’est pas parce que l’agriculture était en « décadence » qu’elle se révolte contre l’ancien régime, c’est parce que celui-ci arrête l’élan du progrès qui commence à se marquer.

Et en encourageant la culture sans avoir la force de supprimer les entraves qui liaient le travail, le gouvernement royal préparait lui-même sa chute. « On convient, disent les cahiers, qu’il n’est qu’un remède efficace contre tous les maux (pauvres récoltes d’un terrain maigre, rareté et cherté du bétail) : c’est de multiplier les prairies naturelles et artificielles. Le gouvernement qui en a senti l’importance, a fait distribuer par la voie de l’intendance, et depuis, par celle de l’assemblée provinciale, des instructions pour engager à multiplier les prairies et indiquer les meilleures méthodes pour le faire : mais si les avantages de cette culture sont infinis pour la fertilité des terres, ils sont aussi infiniment coûteux. Il faut ajouter aux frais directs de la formation des prairies l’achat de graines et d’engrais, une non-jouissance durant les premières années qui gêne considérablement ceux qui ont le courage de former de pareilles entreprises. On voit quelques décimateurs s’empresser d’étouffer cette émulation dans les cantons où la dîme des prés (la dîme verte) n’est pas due.

« Ils se font payer la dîme sur les prairies nouvelles et sur les prairies artificielles. Ils menacent et intimident les plus faibles, qu’ils forcent ainsi de leur payer cette sorte de dîme... »

« Or les suites de ces usurpations sont meurtrières pour l’agriculture. Il est facile de prouver que la dîme du onzième sur des vignes et sur des prairies nouvelles, genre d’exploitation très coûteux, ne peut être moins que le cinquième et presque toujours le quart et quelquefois le tiers du produit net. L’introduction de ce droit énorme sur les prairies, ne peut donc qu’épuiser le cultivateur et le décourager. Cet abus forme encore de nouvelles entraves par le désavantage que l’on trouve à défricher d’anciennes prairies dont les décimateurs ne prennent point la dîme pour leur en substituer de nouvelles sur lesquelles ils la prétendent. C’est précisément ce convertissement continuel de prairies en terres labourables et de terres labourables en prairies qui fertiliserait le sol, revivifierait l’agriculture et ranimerait les cultivateurs : et c’est à cette réforme salutaire que s’opposent les décimateurs contre la raison, la justice et leur propre intérêt. »

Il est visible qu’il y a tout un mouvement d’idées, tout un système de pratiques nouvelles, et dans les dernières phrases citées c’est la disparition de la jachère, c’est-à-dire la première affirmation éclatante de l’agriculture intensive qui est annoncée comme prochaine, si l’ineptie du système social ne s’y oppose plus.

De tous ces faits, de tous ces indices que je pourrais multiplier, il résulte avec évidence que le dernier tiers du xviiie siècle a été marqué par un grand progrès de la culture. Le gouvernement n’aurait pas promulgué l’édit du 14 janvier 1763 autorisant le dessèchement des marais et exonérant de l’impôt les terres ainsi conquises, il n’aurait pas promulgué l’édit du 13 août 1766 encourageant aussi, par une exemption d’impôt, le défrichement des terres à ensemencer s’il n’avait su que partout des activités commençaient à s’éveiller.

Mais voici la conséquence sociale immédiate et redoutable de ce grand mouvement agricole. La culture intensive et perfectionnée ayant donné de bons résultats et permis presque partout aux propriétaires, comme en témoignent les rapports de la société d’agriculture, d’élever le taux des fermages, les appétits des puissants furent partout excités ; et ils s’appliquèrent résolument à fortifier et à étendre leur propriété privée, à abolir toutes les restrictions que l’usage imposait à leur droit de propriétaire dans l’intérêt de la collectivité. Il y avait dans la propriété foncière de l’ancienne France plusieurs traits d’un communisme rudimentaire.

C’était le droit de glanage. C’était le droit de vaine pâture : c’était surtout l’existence des biens des communautés, de ce que nous appelons aujourd’hui les biens communaux, bois ou prairies. Or, dans le dernier tiers du xviiie siècle, la tendance très énergique de la propriété foncière est de secouer la servitude du glanage et de la vaine pâture et d’absorber le domaine des communautés. Et les effets sociaux de ce mouvement sont extrêmement complexes. Tandis qu’en ce qui touche les droits féodaux et les privilèges nobiliaires, le Tiers-État des campagnes et la bourgeoisie des villes marchent d’accord ou à peu près d’accord contre la noblesse, il se produit à propos du droit de glanage et de vaine pâture, et à propos des biens communaux une dislocation dans le Tiers-État. D’abord il y a opposition ou tout au moins divergence entre les bourgeois des villes et une partie des habitants des campagnes.

Les bourgeois des villes devenus acquéreurs de domaines ruraux et voulant en obtenir le rendement le plus élevé possible, voudraient bien en fermer l’accès aux glaneurs et glaneuses, surtout aux troupeaux de toute la communauté, qui, après la récolte des foins et pendant une assez longue période de l’année ont le droit d’aller pâturer dans les prés des particuliers. Quant aux biens communaux, le propriétaire bourgeois s’en désintéressait un peu : pratiquant d’habitude les méthodes de culture les plus récentes, il n’attachait pas grande importance à pouvoir faire pâturer son bétail sur le terrain commun : il avait de larges approvisionnements de fourrages. Et même parfois il pouvait désirer que la décomposition des biens de la communauté lui permît d’acheter d’autres grandes étendues de terre à de bonnes conditions. Au contraire, les pauvres paysans avaient un intérêt de premier ordre à maintenir le droit de glanage qui leur donnait un peu de blé et du chaume pour couvrir leur misérable masure. Ils avaient grand intérêt aussi à garder le droit de parcours et de vaine pâture qui leur permettait de nourrir une partie de l’année leur vache et quelques moutons. Enfin comment auraient-ils renoncé à leur droit d’usage sur les biens de la communauté puisqu’ils n’avaient aucune chance d’en acquérir une portion s’ils étaient aliénés ?

Il y avait donc en tous ces points un certain conflit de tendances entre la bourgeoisie des villes, propriétaire d’immeubles ruraux, et une portion des paysans. Mais parmi les paysans même, parmi les cultivateurs il y avait division et incertitude. Beaucoup de paysans propriétaires, eux aussi, détestaient le droit de glanage et de vaine pâture. Leur terre, déjà chargée bien souvent de droits féodaux, était encore frappée d’une sorte de servitude au profit des pauvres ou de la communauté. Leur propriété individuelle était comme resserrée entre le droit féodal, agissant par la dîme, le champart, le cens, et une sorte de communisme élémentaire.

Quand ils avaient livré au décimateur ou au champarteur plusieurs gerbes de leur récolte, il fallait qu’ils abandonnent aux habitants de la commune les épis laissés à terre ou le chaume plus ou moins haut. Quand ils avaient abandonné au décimateur de la dîme verte une partie de leurs foins ils devaient pour plusieurs mois livrer passage sur leur pré aux troupeaux qui pâturaient. Ainsi c’était comme une perpétuelle invasion et occupation de leur terre tantôt au nom de la suzeraineté féodale, tantôt au nom de la communauté. Et les paysans propriétaires aspiraient à libérer leur domaine de toutes ces interventions, leur propriété de toutes ces restrictions : ils aspiraient, selon le mot de Boncerf, à la simplification générale de leur propriété, aussi bien contre le faible et pauvre communisme de village que contre la puissante oligarchie nobiliaire.

Ainsi, ils s’accordaient avec la plupart des seigneurs ou de leurs fermiers pour restreindre autant que possible le droit de glanage et de vaine pâture. C’est pour répondre à ce mouvement que la royauté avait, par une série d’édits ou d’arrêtés du Parlement, notamment par l’édit de clôture de 1766, accordé aux propriétaires le droit d’enclore leurs terres, dans conditions déterminées : et ce droit de clôture avait soulevé dans les campagnes des contestations très vives. Il était approuvé et demandé par les propriétaires riches, et combattu par les pauvres. Les cahiers des États généraux portent à propos du droit de glanage et de vaine pâture la marque de ces hésitations et de ces luttes. Ainsi, la communauté du Bourget demande dans l’article 16 de ses cahiers, « qu’on remette en vigueur les anciens règlements qui enjoignent à tous fermiers cultivateurs, de laisser leur champs libres après la moisson, au moins l’espace de vingt-quatre heures, pour la facilité des glaneurs. » C’est la preuve que là, le droit exclusif de propriété avait fini par éliminer jusqu’au glanage : la paroisse d’Épinay-le-Saint-Denis demande « l’exécution des lois sur le glanage » et on ne sait si elle entend par là que le glanage supprimé doit être rétabli, ou au contraire que le glanage déréglé doit être ramené à une juste mesure.

La paroisse de la Queue en Brie demande « que les arrêts et règlements rendus sur le glanage dans les moissons soient exécutés suivant leurs formes et teneurs, et qu’il ne soit permis à l’avenir, de glaner qu’aux pauvres infirmes et à ceux qui ne peuvent absolument point vaquer aux occupations de la moisson. » Ici c’est l’opposition au glanage qui l’emporte : et il est clair que si seuls, les infirmes, ceux qui sont absolument incapables de tout travail sont admis à glaner, le glanage est à la discrétion des propriétaires ; car il dépend toujours d’eux de trouver insuffisant le degré d’infirmité et de pauvreté du glaneur.

La noblesse du Boulonnais, en l’article glanage de ses cahiers insiste presque violemment dans le même sens d’exclusivisme propriétaire. « S’il n’y avait que les enfants et les gens hors d’état de travailler qui glanassent, cette espèce de dîme serait regardée par les propriétaire des champs comme une charité à laquelle ils seraient bien éloignés de s’opposer ; c’est actuellement une profession pour les fainéants et vagabonds ; non seulement ils n’attendent point que les grains soient plies ou rentrés, mais ils prennent aux javelles et aux gerbes, et vont nuitamment en enlever ; les propriétaires et les fermiers ne sont plus maîtres de leurs champs lors de la récolte ; tandis que les bras manquent à l’agriculture, les glaneurs qui en sont les parasites, sont en nombre et en force, il ne s’embarrassent ni des plaintes, ni de la surveillance, rien n’arrête leur déprédation ; sans foi comme sans honneur, ils préfèrent ce métier à celui de moissonneur, parce que le profit de ce dernier est moindre et exige plus de travail que celui de glaneur.

« Ces gens ne connaissent d’autres lois que l’intérêt et le brigandage ; la crainte est le seul moyen capable de les arrêter. Il serait donc à souhaiter qu’à cet effet on augmentât la maréchaussée, ce corps si utile pour la sûreté des villes et des campagnes, que les cavaliers se dispersassent dans les temps de la moisson, qu’ils se montrassent dans les champs qu’on recueille, qu’ils punissent les dégradateurs et ceux qui glaneront avant le moment prescrit par les ordonnances et qu’ils ne permissent le glanage qu’aux enfants, aux vieillards et aux personnes incapables de travailler, qui seront reconnues telles par un certificat du curé et du syndic. » Quelle âpreté ! et aussi quel aveu !

Les pauvres manouvriers qui moissonnent sont si mal payés que le glanage est plus fructueux : et on devine qu’en interdisant le glanage, les propriétaires veulent accroître encore la main d’œuvre immédiatement disponible pour la moisson et en abaisser encore le prix.

Mais allez au cahier du Tiers État de la même sénéchaussée du Boulonais et vous y trouverez à l’article 17, la même condamnation du glanage : « Ils demanderont qu’en interprétant les règlements faits au sujet du glanage, il soit défendu, sous peine de prison, à toute personne de glaner sans en avoir obtenu la permission, par écrit, des officiers de police ou des syndics, lesquels ne pourront l’accorder qu’aux enfants au-dessous de quatorze ans, aux vieillards âgés de soixante-dix ans et aux infirmes. »

Les propriétaires nobles appellent les cavaliers de la maréchaussée dans les champs où tombent les épis : les propriétaires bourgeois ou paysans réclament la prison coutre les glaneurs. Partout ici, l’exclusive propriété individuelle s’affirme contre l’antique droit des pauvres avec la même force et la même âpreté.

Au contraire, voici le village du Pin qui se plaint amèrement des entraves apportées au droit de glanage. Les pauvres habitants, au sixième article de leur cahier de doléances, disent : « Les fermiers ont la dureté de ne laisser glaner qu’en même temps que leurs bestiaux viennent pâturer ; cela fait un tort considérable aux pauvres habitants à qui on ôte la liberté de ramasser les épis restant en terre. Il est intéressant d’ordonner que le glanage sera permis à mesure qu’on enlèvera les gerbes et que défenses seront faites aux fermiers de mettre leurs troupeaux dans lesdites terres jusqu’à ce que le glanage ait été entièrement fait. »

Et ils ajoutent : « Les fermiers ont l’horrible habitude de faire faucher les blés au lieu de les faire scier avec des faucilles, et de cette horrible habitude, il en résulte la perte réelle des grains qui tombent sur la terre et qui sont perdus pour tous les habitants de tout le royaume, et les fermiers n’imaginent ce moyen de faire faucher que pour avoir des pailles qu’ils vendent fort cher à Paris et ôter par là une plus grande consommation de chaume aux habitants. »

e lis, pour la paroisse de Villeron « que les pauvres sont privés du glanage du blé qu’ils ne produisent pas. Ils sont privés du chaume que les blés produisaient : et le chaume fait le chauffage. Ils sont enfin privés de la pâture que M. l’archevêque d’Aix se réserve après la dernière coupe faite : ce sont pertes sur pertes. »

Je lis dans une autre « que les fermiers ne devraient être autorisés à coucher en herbe (à mettre en prairies) qu’un sixième de leur terre pour que les pauvres habitants ne perdent pas le moyen de glaner ». Ainsi il est visible qu’il y a lutte dans les campagnes mêmes et jusque dans le Tiers État rural entre la force propriétaire et l’antique droit des pauvres.

Il est clair aussi que c’est l’antique droit des pauvres qui recule et que la force de la propriété privée, affirmée à la fois par les propriétaires nobles, bourgeois et paysans, est victorieuse.

Ah ! certes, il ne faut pas qu’il y ait de confusion. Il ne faut pas que l’on assimile au magnifique communisme moderne compris aujourd’hui par le prolétariat socialiste, ce communisme misérable et rudimentaire. Dans le communisme moderne, les travailleurs n’iront pas, mendiants furtifs, glaner sur la terre d’autrui : tous ensemble ils moissonneront fièrement la grande moisson commune affranchie de tout prélèvement bourgeois ou noble.

Le communisme moderne mettra au service des paysans groupés et affranchis toutes les forces de la science : et je reconnais au contraire que les antiques coutumes, comme celles du glanage, qui luttaient à la fin du xviiiesiècle contre l’intensité croissante et l’exclusivisme croissant de la propriété individuelle, étaient souvent contraires au progrès.

Interdire l’emploi de la faux, sous prétexte que la faucille laisse au glaneur un chaume plus haut, empêcher l’extension des prairies naturelles du artificielles et gêner l’élevage du bétail sous prétexte que les glaneurs ont droit à une surface déterminée de glanage, c’est prolonger la routine et la misère : et en somme, l’âpreté individualiste des seigneurs, des fermiers, des bourgeois, des riches laboureurs servait l’humanité future mieux que le communisme de quasi mendicité et de somnolente routine que voulaient maintenir les pauvres.

Il n’en est pas moins vrai que tout ce développement intensif de la propriété agricole expropriait les pauvres paysans d’une partie de leurs ressources accoutumées et de leur droit, et que, quand viendra le règlement des comptes entre les possédants et les dépossédés, le prolétariat rural pourra réclamer le grand communisme moderne comme une sorte de restitution et de réparation.

Si les nobles avaient été habiles et s’ils n’avaient pas participé eux-mêmes à ce grand mouvement de culture intensive qui refoulait peu à peu le peuple misérable, ils auraient pu se créer dans les campagnes une clientèle redoutable en protégeant les pauvres des villages contre l’expropriation que leur faisaient subir les propriétaires bourgeois ou les riches propriétaires paysans ; défenseurs énergiques du droit de glanage, du droit de vaine pâture, ils auraient pu grouper autour d’eux la multitude des pauvres comme une armée de contre Révolution.

« Tu vois ce riche paysan ? il ne veut pas me payer le cens ou le champart que ses pères m’ont toujours payé et qu’il me doit ; et il veut en même temps t’ôter le droit de ramasser sur sa terre les épis tombés dont se nourrit ta faim, le chaume dont tu te chauffes un peu l’hiver ; il veut t’ôter le droit d’envoyer sur ses prés, quand il a ramassé les foins, ta vache amaigrie qui te donnerait un peu de lait ; veux-tu que nous nous entendions contre ce révolté égoïste qui fait du tort à son seigneur et qui n’a pas de cœur pour les pauvres ? »

Il semble bien qu’en quelques régions et à certains moments les seigneurs ont songé à jouer ce rôle de démagogie féodale, qui aurait créé à la Révolution un formidable obstacle.

Je note dans le recueil de la Société royale d’agriculture un bien curieux procès qui venait en 1785 devant le Conseil d’État du Roi. « Les habitants du village d’Urvilliers et ceux de quatorze autres villages du ressort du bailliage de Saint-Quentin usaient librement, à l’instar de leurs voisins, du droit de récolter leur grains en employant la faucille ou la faux, suivant que les circonstances les y déterminaient dans leur plus grand intérêt. »

« Le lieutenant du bailliage de Saint-Quentin, seigneur d’Urvilliers, fit rendre contre eux, le 12 septembre 1779, par son juge, une sentence portant défense de faire aucuns chaumes sur les terres qu’ils avaient fait scier, leur ordonnant de laisser le chaume sur leurs terres aux pauvres d’Urvilliers et les condamnant. »

Tous les propriétaires paysans de la région alléguaient que quand leurs blés étaient un peu verts et que les grains tenaient bien dans l’épi, ils fauchaient leurs blés, qu’ainsi ils pouvaient les couper ras sans perdre de grains, qu’au contraire, quand les blés étaient trop mûrs, ils ne pouvaient les faucher sans perdre beaucoup de grains et recouraient à la faucille.

Et ils concluaient : Puisque, quand nous fauchons nos blés, nous ne laissons pas de chaume aux pauvres, pourquoi veut-on nous interdire d’utiliser nous-mêmes les chaumes laissés par la faucille ? Veut-on nous obliger, pour ne pas perdre les chaumes, à employer la faux toujours, même quand les blés trop mûrs laisseront tomber le grain ? Le seigneur les condamnait obstinément.

Curieuse lutte que celle des pauvres soutenus par le seigneur contre tous les propriétaires paysans acharnés à ne rien laisser, même aux affamés, de la récolte qui leur avait coûté tant de peine et sur laquelle d’ailleurs le seigneur et le décimateur prélevaient tant de belles gerbes. Généralisée et systématisée, cette lutte, si hypocrite qu’elle fût de la part des nobles exploiteurs, aurait pu avoir de graves conséquences.

Je lis dans le cahier des remontrances du bourg et paroisse de Chelles un article contre le glanage et contre la complaisance des seigneurs et de leurs juges pour les glaneurs. « La coutume de Paris, ni presque aucune autre, n’ont parlé du glanage ; le zèle du parlement à veiller à l’ordre public lui a fait donner des règlements partant qu’on ne pourra faire entrer aucune bête dans l’héritage moissonné que trois jours après la récolte, pour que les pauvres aient le temps de ramasser ce qui a pu en rester, que les glaneurs ne peuvent glaner qu’après l’entier enlèvement des fruits récoltés et qu’il n’y aura que les pauvres hors d’état de travailler par âge ou par infirmité, tels que les vieillards ou les enfants qui peuvent glaner et non les personnes aisées et en état de travailler ; mais que faute par le juge des seigneurs de tenir la main à l’exécution de ces règlements, on fait dévorer par les animaux ce qui doit être réservé pour les pauvres et on souffre que des gens, aisés et en état de travailler, enlèvent aux vrais pauvres, cette légère ressource. Il faut obliger les seigneurs à faire exécuter par leurs officiers de justice, les règlements du Parlement. »

Au fond, malgré de savantes symétries et l’affectation d’intérêt pour les pauvres, c’est à une réduction et une quasi suppression de glanage que tendent les cahiers de Chelles et ils font grief aux juges du seigneur de se montrer trop complaisants. Ainsi cette sorte de connivence des seigneurs avec les plus pauvres contre les « laboureurs » aisés n’était point rare.

Mais elle n’aurait pu avoir une portée sociale que si elle avait été constante et universelle. Or, en bien des points et le plus souvent, les fermiers des seigneurs étaient aussi âpres à défendre leur champ que le paysan propriétaire, et nous avons vu par le cahier du Boulonnais comment la noblesse elle-même était souvent violente contre les glaneurs. Elle n’eut donc en cette question qu’une tactique incertaine ; et elle ne pourra utiliser au profit de la résistance et de la Contre-Révolution le flottement et la division que les progrès de la culture intensive et de la propriété âprement individuelle produisaient dans le Tiers État rural.

Même flottement du Tiers État et même incohérence impuissante de la noblesse dans la question si importante du parcours et de la vaine pâture. Les vœux des cahiers du Tiers État sont tout à fait contradictoires. Ils demandent ou la suppression ou la réglementation sévère, ou le rétablissement, ou l’extension de la vaine pâture.

Voici le bourg de Chelles qui demande une réglementation précise : « La coutume de Paris est absolument muette sur l’usage des pâtures communes ; elle ne dit pas quand les prés doivent être en défense ; elle ne règle rien sur le nombre des bêtes que chaque habitant peut mettre dans les pâtures communes, et de ce silence, il résulte plusieurs abus dans cette paroisse et dans beaucoup d’autres du ressort, savoir ; 1° que des particuliers qui ne possèdent rien absolument et ne font valoir aucuns biens prennent en pension des chevaux qu’ils nourrissent aux dépens de la commune ; 2° d’autres à peu près de la même classe, élèvent des bestiaux ou en achètent d’autres, font commerce et les font vivre sur les pâturages communs, même sur les prés dans les premiers temps de la végétation : ce qui les rend stériles, nuit aux propriétaires ou à leurs fermiers, qui ne peuvent avoir pour leur culture autant de bêtes qu’il en faudrait pour la rendre utile. »

« Il convient de provoquer une loi qui fixe l’époque à laquelle les prés seront en défense, qui règle le nombre des bêtes de toute espèce que chaque habitant pourra faire pâturer en été dans les pâtures communes, au même nombre qu’il aura nourri l’hiver du produit de sa récolte, faite sur son propre pâturage ou sur des héritages loués. Ce que nous proposons à ce sujet est conforme à l’équité, aux dispositions littérales de plusieurs coutumes, à l’esprit de nombre d’autres, notamment de celles de la marche d’Auvergne, de Melun, de Montargis, etc., et à la jurisprudence des cours souveraines. »

Comme on voit, c’est ici encore le refoulement des pauvres qui ne pouvaient se procurer un peu de bétail qu’en été, quand s’ouvraient les pâturages communs.

Et le cahier ajoute pour aggraver encore ces restrictions : « Les moutons causent aux propriétés artificielles et naturelles un tel préjudice que le parlement a rendu trois arrêts de règlement pour défendre de les faire pâturer en aucun temps de l’année dans les prairies naturelles ; mais d’un côté, le parlement ne tient pas assez la main à l’exécution de ses arrêts, de l’autre, il n’a rien statué sur les prairies artificielles. Il conviendra par la loi qui prononcera sur l’usage des pâturages communs de faire prononcer cet objet. »

Enfin, voici au nom des intérêts de l’élève du bétail une déclaration de guerre à fond contre le libre parcours et la vaine pâture. « Il est important de veiller à ce que les animaux se multiplient pour obtenir la diminution de la viande, du beurre, du fromage, de la chandelle, etc., et cette multiplication d’animaux ne viendra qu’en rendant une loi qui conserve à chaque propriétaire ou à son fermier tout l’usage de ses prairies tant naturelles qu’artificielles en l’interdisant à tout autre..... L’usage de rendre les prairies communes immédiatement après la coupe des foins, ne nuit pas seulement à l’agriculture en ne laissant pas à l’agriculteur la faculté de faire une seconde coupe dans son pré, s’il en est susceptible, ou d’en conserver la seconde herbe pour y faire engraisser telles bêtes qu’il voudrait. »

« Cet usage attaque directement la propriété. Il la restreint à environ quatre mois de l’année, pendant lesquels le foin croît et se recueille, et pendant les huit autres mois, cette propriété s’évanouit. Cependant le propriétaire en paye toutes les charges, quand même il affermerait parce que le fermier, qui sait qu’il les acquittera, loue en conséquence ; il n’y a pas d’usage plus injuste. »

« Mais, direz-vous, cet usage introduit par la nécessité doit être maintenu par l’impossibilité de le révoquer parce qu’il est impossible que dans un contenant de prairies naturelles d’environ 200 ou 300 arpents, possédés par vingt ou trente propriétaires qui ont les uns 5 à 6 pièces, les autres 2 ou 3, d’autres une seule, et toutes contiguës, sans séparations par routes ou chemins, qui conduisent d’une pièce à l’autre, chacun puisse faire séparément de ce qui appartient. »

« On répond : 1° que même dans l’hypothèse de l’objection, cet usage ne devrait être qu’entre les propriétaires et leurs fermiers, qui possèdent dans ce contenant de prairies, de 290 à 300 arpents, et que chacun d’eux n’en devrait user que dans la proportion de sa possession. »

« On répond en second lieu qu’en permettant les échanges des biens ruraux, même avec les gens de mainmorte, sans aucun frais de contrôle, de centième denier et de droits d’échanges, les propriétaires s’arrangeraient de manière que celui qui avait 4 ou 5 pièces, n’en aura bientôt plus qu’une ou deux, et l’avantage qu’ils trouveront à user chacun comme il jugera à propos de sa propriété, les portera bien vite à se former des passages pour aller chacun sur son héritage. »

« La liberté des échanges sans frais procurera à l’agriculture les plus grands avantage, en rendant l’exploitation plus facile et moins onéreuse. »

J’ai à peine besoin de faire observer que c’est le code de la propriété individuelle la plus âpre, progressive en une certaine mesure mais implacable.

En face de cette condamnation si nette de la vaine pâture, comme contraire à la fois aux intérêts de la culture et au droit supérieur de la propriété, voici le cahier de la paroisse de Goubert, qui déclare « qu’il est d’une nécessité indispensable de rétablir dans la province de la Brie le pâturage libre dans les prairies pour les troupeaux de bêtes à laine, que les arrêts de règlement du Parlement de Paris des 23 janvier et 7 juin 1779 ont universellement interdit, et qu’un autre arrêt postérieur du 9 mai 1783 a cependant permis ou rétabli, pour les paroisses situées dans les coutumes de Vitry-le-François et de Vermandois, qui admettent le parcours. »

Voici la paroisse de Ballainvilliers qui dit : « La vaine pâture est un droit imprescriptible attaché au territoire national. Il y est porté atteinte en plusieurs manières. Les uns se sont permis d’enclore des campagnes presque entières, pour former des parcs de somptuosité ; les autres ont fait des clos dans la plaine ; et, en général, on empêche la vaine pâture dans les bois, quoi que ce droit soit antérieur à toute propriété.

Secondement, que l’on ne peut enclore autre chose que les alternances des habitations, et que les parcs ne puissent excéder la quantité de 60 arpents, sans payer une imposition qui put dédommager le peuple pour l’excédant. Il serait juste, en troisième lieu, que toutes clôtures dans la plaine fussent interdites et que le libre parcours des bois fut assuré ».

C’est le choc direct, dans le sein même du Tiers État, d’une sorte de communisme primitif et élémentaire et de la propriété. Voici, dans le sens des pauvres, le cahier de Frangey et Vesvres :

« Les habitants demandent qu’il leur soit permis de faire pâturer et champoyer par leurs bestiaux les prés de leur finage appelé Sécheret, les revers d’héritages et les fonds où l’on sème du trèfle et du sainfoin, lesquels fonds produisent de l’herbe qu’il est impossible de faucher... »

Voici encore la plainte de Vilaine en Duemon :

« C’est une terre domaniale engagée. Il dépend de cette seigneurie une pièce de pré de cinq cents hectares, appelée le Retrait. Il y a quelques fossés autour du pré, mais il n’est pas assez suffisamment défendu ni clos. Cependant les habitants de Vilaine n’osent pas envoyer pâturer leurs bestiaux dans ce pré en temps de vaine pâture. Ils supplient Sa Majesté d’ordonner qu’à l’avenir le vain pâturage leur soit permis dans cette pièce de pré, après la première herbe levée. »

Le Tiers État du bailliage d’Auxonne demande nettement en l’art. 29 de son cahier « que l’édit des clôtures soit révoqué et que le pâturage soit libre dans le temps de la vaine pâture ».

Le Tiers État de Douai demande, en son article 34, « qu’il soit défendu à tous seigneurs de bâtir sur les chemins vicomtiers, landes et terres vagues, d’en acceuser aucune partie, de troubler les communautés d’habitants dans le droit de vains pâturages qu’elles y ont, et que tous actes faits au contraire depuis vingt ans soient révoqués. »

Le village de Durcy (dont partie est Flandre, partie Cambrésis, partie Artois) demande « à être maintenu dans le droit de vain pâturage des chemines vicomtiers que le dit seigneur prétend s’approprier. »

Le Tiers État d’Étampes déclare, en l’article 8 de son cahier : « Il y a quantité de pâtures et communes pour les bestiaux des villages ; il serait nécessaire de veiller à leur conservation, et que les meuniers ne puissent les inonder par une mauvaise construction de leur moulin. »

Le Tiers État de Meaux adopte une solution tempérée. Il dit en son article 8 : « Faire une loi perpétuelle de l’édit de 1771, rendu pour les clôtures et échanges avec la restriction que les prés et prairies sujets au pâturage commun après la première levée, ne pourront être clos. »

Le Tiers État de Melun va jusqu’à une réglementation de la vaine pâture, très voisine de la suppression : « Qu’il soit fait des règlements sur les pâturages destinés aux différentes espèces de bestiaux, eu égard aux différents inconvénients qui pourraient résulter du pâturage commun entre tous. »

Au contraire les habitants de Bruyère-le-Chatel demandent : « Qu’il soit permis aux gens de la campagne de couper et enlever, pour la nourriture de leurs bestiaux, l’herbe qui croît dans les bois, pourvu qu’ils n’introduisent aucune vache ni autres bestiaux, et avec la précaution de ne causer aucun dommage aux taillis. »

Les paysans de Draveil se plaignent âprement : « Article 2. Les dits délibérants disent qu’il y a environ une quinzaine d’années, que, sous le prétexte des chasses, ils ont été dépouillés totalement du droit dont leurs ancêtres avaient toujours joui, qui consistait dans l’avantage inappréciable d’aller couper de l’herbe dans les bois pour la nourriture de leurs bestiaux, ce qui préjudicie si fort à l’agriculture qu’ils n’ont pas le quart des bestiaux nécessaires. En conséquence, ils demandent pour eux et pour leurs voisins que cet avantage leur soit rendu. »

Enfin, les habitants de Pont-l’Évêque demandent que la vaine pâture s’étende au delà de la limite des paroisses : ce n’est plus du communisme local, c’est une sorte de communisme régional qu’ils voudraient instituer en ce qui concerne le pâturage. « Les habitants de Pont-l’Évêque et plusieurs désireraient que le parcours fût général et réciproque entre toutes les communautés, ce qui paraîtrait assez juste. Tous les habitants sont sujets du Roi et pour mieux dire de la même famille. N’est-il pas juste que les avantages qui sont refusés à une partie du terrain pour la nourriture des bestiaux puissent se recouvrer sur un terrain voisin qui a du superflu ? »

J’ai tenu à multiplier les citations, car il faut que les paysans parlent, pour ainsi dire, dans cette histoire et racontent l’expropriation qu’ils ont subie. Il est clair que depuis le mouvement de l’agriculture intensive et l’édit de 1771 sur les clôtures, qui est une suite de ce mouvement, la vaine pâture était menacée : et elle a reculé d’année en année. Encore une fois, je ne prétends pas que son maintien fût conciliable avec l’exploitation intensive du sol, et c’est assurément sous d’autres formes que le socialisme appellera les paysans à la copropriété de la terre : il n’y en a pas moins là une dépossession qui est un titre de plus aux prolétaires ruraux pour les revendications futures.

Dans cette lutte des paysans contre la propriété toujours plus exclusive, pour le droit de pâture, ce sont surtout les seigneurs qu’ils rencontrent devant eux. Dans le glanage, nous avons vu qu’il y avait souvent conflit entre les pauvres du village et les riches laboureurs du Tiers État, les propriétaires paysans, et même les seigneurs faisaient mine parfois d’intervenir au profit des pauvres : c’est que les terres à blé appartenaient, pour la plus grande part, au Tiers État. Au contraire, les bois et les prés sur lesquels s’exerçait le droit traditionnel de la vaine pâture appartenaient surtout à la noblesse et au clergé. Dupont de Nemours nous donne, à cet égard, des chiffres très intéressants :

« Les bois, les prés, les étangs et autres biens de pareille nature, ne payent point de taille d’exploitation, mais sont soumis à une taille de propriété lorsqu’ils appartiennent à l’ordre laborieux : ils ne sont soumis à aucune taille lorsque le propriétaire est noble, ecclésiastique ou privilégié, et cette espèce de biens forme la plus grande partie de la richesse des ordres supérieurs et, par conséquent, une partie considérable de la richesse de la nation puisque, proportionnellement, ces ordres sont de beaucoup les plus riches.

« Les écrivains et les administrateurs qui ont fait le plus de recherches sur la valeur des récoltes et des revenus du royaume, évaluent à 490 millions le produit total des prairies et à 120 millions seulement les frais d’arrosage, de garde et de fauchaison ; ce qui laisse 370 millions pour le produit net des prés et des herbages. Ils estiment le produit total des bois à 225 millions et les frais annuels de plantation, de garde et d’exploitation à 55 millions ; ce qui établit le revenu net des bois à 170 millions.

« Les quatre cinquièmes de ces espèces de biens appartiennent à la noblesse et au clergé. Ce sont donc environ 560 millions de revenu net qui ne sont pas soumis au principal impôt territorial.

« Quant aux terres labourables dont les récoltes, jointes aux produits des basses-cours qui leur sont accessoires, valent environ 1.800 millions qui donnent à peu près 600 millions de revenus, il n’y en a pas plus d’un sixième dont le produit net soit entre les mains des deux ordres supérieurs, tant à titre de propriété foncière que comme dixièmes, champarts ou autres droits seigneuriaux. »

Ainsi, quand depuis vingt années les paysans étaient tous les jours davantage dépouillés du droit de parcours et de vaine pâture, quand ils se voyaient fermer le pré où, depuis des siècles, ils menaient paître leurs moutons, leurs vaches, quand ils ne pouvaient même plus aller cueillir, pour la nourriture de leurs bestiaux, l’herbe spontanée des bois que leur abandonnait la coutume ancienne, c’est à l’égoïsme accru du noble et du moine qu’ils se heurtaient. Ces oisifs, s’ils n’avaient pu prendre au Tiers État la terre labourable, celle que féconde le travail de l’homme. détenaient les vastes prairies, les vastes forêts où il semble que la force de la nature suffit presque seule à créer de la richesse. Et non seulement ils les possédaient, non seulement ils ne payaient pas leur part d’impôt sur les larges revenus que leur fournissaient bois et prés, mais encore pour ces prairies mêmes qui semblent inviter le bétail aux longs et libres parcours, pour ces forêts qui semblent, sur la terre déchiquetée par la propriété individuelle, le suprême asile du communisme primitif, le droit de propriété se faisait tous les jours plus exclusif.

Aux antiques charges des droits féodaux s’ajoutaient, pour le paysan, les prohibitions nouvelles ; et les progrès mêmes de la culture contribuaient à l’accabler. Ah ! que de colères montaient en lui ! colères d’autant plus farouches que le paysan ne pouvait les communiquer avec confiance au Tiers État des villes qui ne s’intéressait guère à ces questions, et qui même avait parfois des intérêts contraires !

Ainsi un sentiment étrange et complexe se formait lentement au cœur du paysan. Il sentait bien que sans la bourgeoisie des villes, riche, entreprenante, hardie, il ne pourrait s’affranchir, et il attendait d’elle l’ébranlement premier, le signal de délivrance. Mais les paysans comprenaient bien aussi qu’une fois le mouvement déchaîné, ce serait à eux à faire leurs affaires : ils ne s’arrêteront pas aux solutions hésitantes des grandes assemblées bourgeoises, et d’innombrables aiguillons paysans pousseront en avant la Révolution incertaine. Bien plus scandaleuse encore que la suppression du droit de vaine pâture a été la confiscation par les seigneurs, dans le dernier tiers du xviiie siècle, d’une grande partie du domaine des communautés. Depuis plusieurs siècles, ce domaine commun était menacé. Déjà dans ses cahiers du xvie siècle le Tiers État se plaint des continuels empiétements des seigneurs, surtout sur les forêts. A mesure que s’accroît le luxe des nobles et que leurs dépenses s’élèvent, ils essaient de s’approprier plus étroitement le domaine des communautés.

Au xviiie siècle, les domaines communs sont menacés à la fois par l’endettement des villes et villages, par les théories des agronomes et par l’avidité des seigneurs. Les villes et les villages, pour payer l’arrérage de leurs emprunts, transforment, si je peux dire, en propriété fiscale ce qui était une propriété de jouissance pour les habitants. Les vignes, les labours, même les prés et les bois sont affermés. Le produit du fermage est bien versé à la caisse commune pour des dépenses de communauté : les habitants n’en perdent pas moins leur ancien droit individuel et direct sur l’herbe qui nourrissait leurs bestiaux, sur le bois qui réchauffait leur pauvre maison. En même temps, les théoriciens de l’économie politique affirment que si les biens des communautés étaient divisés, s’ils étaient surtout répartis entre les habitants les plus aisés capables d’y appliquer des capitaux, le produit en serait beaucoup plus considérable.

Et enfin les seigneurs songent à profiter de tout ce mouvement pour se tailler à peu de frais et même sans frais, en interprétant en un sens nouveau de vieux titres de propriété, de larges domaines individuels dans le domaine commun décomposé. La royauté, en partie sous l’inspiration des économistes, en partie sous l’influence de la noblesse avide et accapareuse, seconde ce travail de dissolution ; et par une série d’édits et d’arrêts, notamment l’édit de 1777, elle confirme aux seigneurs le droit de triage, c’est-à-dire le droit de faire sortir le domaine commun de l’indivision. Le seigneur est censé copropriétaire du domaine avec les habitants : il est autorisé à faire déterminer la part qui représente son droit, et ce sont des juges à sa discrétion, les juges seigneuriaux, qui conduisent l’opération.

Contre ce travail d’absorption et de confiscation le Tiers État rural se défend fort mal. D’abord il est mal secondé par la bourgeoisie des villes qui voit elle aussi, comme les seigneurs, dans la dissolution des biens communaux, un moyen de développer ses propres domaines par des achats avantageux. Et surtout les paysans sont divisés contre eux-mêmes : et l’âpreté de leurs égoïsmes contradictoires les livre à l’ennemi. D’habitude, les plus pauvres, ceux qui n’ont point de terre mais qui ont un peu de bétail, insistent passionnément pour le maintien du bien de communauté sans lequel ils ne peuvent nourrir ni leurs moutons ni leurs vaches. Les paysans propriétaires, surtout les plus aisés, ceux qui ont les terres les plus étendues, désirent au contraire parfois le partage, et ils demandent qu’un lot proportionné à la quantité de bétail que chaque habitant envoyait paître au bien commun, lui soit assigné. Si le partage est décidé, il y a conflit entre ceux qui veulent qu’il ait lieu par tête et ceux qui demandent qu’il ait lieu par feu. Et ces discussions dégénèrent parfois en violentes bagarres on en procès sans fin.

Au travers de ces querelles des paysans la procédure du seigneur chemine, impudente et dévoratrice. Si les paysans s’étaient tous entendus, ils auraient pu d’abord ensemble appliquer au domaine commun les méthodes perfectionnée, de la science, concilier cette sorte de communisme traditionnel avec les exigences du progrès agricole. Ils auraient ainsi fondé un type de grande propriété à la fois paysanne et scientifique, qui leur aurai permis de disputer bientôt, non seulement aux villes, mais à la bourgeoisie, la terre de France. En tout cas, s’ils avaient accepté pour le partage une règle équitable et sensée, ils auraient pu, au lieu de se jalouser les uns les autres, surveiller et combattre les opérations meurtrières des seigneurs. Grande et cruelle leçon pour les travailleurs de la terre, et comme aujourd’hui encore ils sont loin de l’esprit d’union qui les sauverait !

Les seigneurs essayaient d’éveiller la cupidité des paysans : ils proposaient le partage des biens communaux en s’en réservant à eux-mêmes, en vertu du droit de triage singulièrement dénaturé, le tiers. Et quand ils ne réussissaient pas à surprendre le consentement partiel des paysans, ils passaient outre et violaient même ouvertement la loi. Déjà, sous Louis XIII et XIV il y avait eu une lutte très vive entre les communautés et les seigneurs.

Le grand jurisconsulte Merlin le rappelle dans son rapport à la Constituante :

« Ce qui prouve que les communautés d’habitants se défendaient mal contre les novateurs qui cherchaient à leur enlever, par la voie du triage, une partie de leurs domaines, c’est qu’au mois d’août 1667 Louis XIV se crut obligé d’annuler tous les triages faits après 1620 et de les soumettre à une révision dans laquelle tous les droits pussent être discutés avec attention et pesés avec impartialité. Seront tenus (porte l’édit donné à cette époque en faveur des communautés) tous les seigneurs prétendant droit de tiers dans les usages communs et les biens communaux des communautés ou qui se seront fait faire des triages à leur profit depuis l’année 1620, d’en abandonner et délaisser la libre et entière possession au profit des dites communautés, nonobstant tous contrats, transaction, arrêt, jugement, et autres choses à ce contraires. »

Mais la noblesse usa bien vite les résistances royales, et l’édit de 1669 consacra le droit de triage des seigneurs en y mettant, il est vrai, deux conditions. Il fallait que les deux tiers, restant à la communauté, « fussent suffisants à ses besoins » ; et, en outre, que le bien de la communauté eût été concédé par le seigneur à la communauté à titre gratuit.

Sous Louis XVI les seigneurs ne tiennent même plus compte de ces deux conditions : ils appellent à leur aide les subtiles interprétations des feudistes, les brutales recherches des commissaires terriers, et même quand le domaine commun a été concédé par eux à la communauté à titre onéreux, même quand les habitants l’ont payé, ils essaient par le droit de triage de s’en faire attribuer un tiers. Très souvent ils y réussissent en organisant la terreur et en prenant, selon l’expression de Merlin, « le masque d’un faux zèle pour le progrès agricole ».

C’est ainsi qu’à Lille, les baillis des quatre principaux seigneurs essayent de démembrer, à leur profit, le domaine commun, anciennement acheté par les habitants, et Merlin note comme un trait de courage tout à fait remarquable la résistance de quelques communautés qui firent appel au Parlement. En somme, un vaste système de spoliation, de confiscation et de volerie fonctionna dans le dernier tiers du xviiie siècle au profit des seigneurs, au détriment des paysans. Les cahiers nous offrent des traces multiples de ces luttes où le paysan fut si souvent vaincu.

Le Tiers État de Gray, au chapitre III de son cahier, signifie que ses élus « insisteront à ce que les communaux, dans les villes et dans les campagnes, soient déclarés inaliénables en conformité d’une déclaration de 1607, en conséquence, à ce que les communautés soient autorisées à revendiquer tous leurs communaux et leurs autres droits usurpés, aliénés ou engagés depuis la conquête de la province, à vue de leurs titres, nonobstant toutes possessions contraires ». Au contraire la noblesse du Bugey déclare en son article 54 :

« A prendre en considération l’état et l’administration des communaux de la France et particulièrement de ceux de cette province que, pour parvenir à ce but si désirable (l’acquittement des charges publiques) un des meilleurs moyens serait la division des communaux qui sont considérables dans la province, presque partout absolument dégradés, et dont le rétablissement paraît impossible, tant que cette propriété sera commune ; en conséquence, ordonne que les communaux en bois seront divisés et répartis d’après la base qui paraîtra la plus juste et la plus convenable au lieu publié, sans préjudice des droits du seigneur. » Comme ces prétextes sont vains ! L’expérience a démontré, au contraire, que les bois pouvaient très bien demeurer propriété commune sans aucun dommage pour la richesse publique.

Mais voici le Tiers État des villes qui abonde dans le sens des seigneurs : à Caen, le Tiers État de la ville demande « que les biens communaux soient défrichés et partagés ; que, pour ceux qui seraient à dessécher, on en prélève une part pour les personnes qui en feraient les frais, dans le cas où la communauté n’aurait pas, dans le temps déterminé, fait le dessèchement ». Il est vrai que le Tiers État de Caen veut prendre quelques précautions en faveur des pauvres : il demande « qu’il soit toujours fait, dans chaque communauté, une distraction des biens communaux qui seront affermés au profil des pauvres, pour subvenir à leurs besoins dans les temps de calamité, leur acheter des bestiaux, leurs procurer des linges et vêtements et leur fournir ce qui leur sera nécessaire en nature, sans jamais leur rien donner en argent. »

C’est une expropriation un peu adoucie, mais c’est une expropriation. Le Tiers État dit, à l’article 27, « que dans le partage à faire on ait plus d’égard aux pauvres familles qu’aux grands propriétaires, et que, si ce partage ne s’effectue pas par feux, du moins on donne pour chaque feu une avant part avant d’en venir au partage au pied-perdu des propriétés. » Ainsi il y aura des parcelles égales réservées d’abord aux habitants : mais après ce prélèvement égalitaire, chacun recevra en proportion de la propriété qu’il détient déjà. C’est donc au fond à la grande propriété, à la propriété noble ou bourgeoise que profitera surtout l’opération.

La noblesse de Coutance est catégorique : « Les députés demanderont une loi qui autorise et règle les partages des communes, devenues depuis quelque temps un objet de cupidité sans bornes et un sujet de trouble et d’inquiétude pour les habitants des paroisses dont elles dépendent ». Le Tiers État de la même ville est ambigu : ou plutôt l’article de ses cahiers semble dirigé à la fois contre les pauvres qui seront dépossédés du domaine commun et contre les seigneurs qui en ont déjà usurpé une partie : « que pour le bien de l’agriculture, les communes, landes, bruyères, marais et grèves, dont les paroisses ont titre et possession, soient partagés, et que les concessions illégitimes, qui pourraient en avoir été faites à leur préjudice, soient révoqués ».

On devine que cet article est une transaction entre la bourgeoisie des villes, qui veut le partage, et les habitants des paroisses qui veulent au moins reprendre sur le seigneur la partie du domaine qu’il a indûment occupée ; et c’est à la constitution de la propriété individuelle, bourgeoise ou paysanne, que tend le cahier.

Au contraire, dans le baillage de Saint-Sauveur-le-Vicomte rattaché au bailliage de Coutances, le Tiers État proteste énergiquement contre l’envahissement ou la dislocation des communes : ici ce sont les paysans qui parlent, soutenus par les bourgeois : « Plusieurs villes, paroisses et communautés possèdent, depuis un temps immémorial, des marais, des landes : ces biens, seule ressource des pauvres familles et seul soulagement pour les riches chargés d’impôts ont de tout temps excité la cupidité des gens puissants : ils ont, par toutes sortes de moyens, cherché à se les approprier ; il n’y a point de tracasseries qu’ils n’aient suscitées pour parvenir à leur but ; le nombre d’arrêts du conseil qu’ils ont fait rendre effraye : ils s’en sont fait faire des concessions, des inféodations ; ils ont ensuite voulu contraindre les habitants des paroisses à communiquer des titres de propriété de leurs communes, comme s’il était possible d’avoir des titres d’une possession plus que millénaire, après les guerres et les troubles qui ont de temps en temps désolé la France ; ils les ont traduits en Conseil et plusieurs sont parvenus à dépouiller les paroisses de leurs biens : quoique en Normandie, par un statut réel, la possession quadragénaire vaille des titres. »

« Il existe encore une infinité de procès au Conseil qui désolent et ruinent plusieurs villes et paroisses. Le Tiers État demande que les habitants des villes et paroisses, où il y a des biens communaux, soient gardés et maintenus dans la possession et jouissance desdits biens communaux, sans pouvoir jamais y être troublés en manière quelconque. En conséquence, que toutes concessions, inféodations ou autres actes qui en transféreraient la propriété à tous autres qu’aux dits habitants soient déclarés nuls et de nul effet, et comme s’ils n’avaient jamais existé. »

Comme on le voit, ici la riche bourgeoisie qui paye les impôts, a intérêt à ce qu’une partie des charges soit acquittée par le produit des biens communaux, et elle se coalise avec les paysans contre les privilégiés, contre les nobles qui ne paient point d’impôt et qui dérobent les terres.

Très nettement aussi le Tiers État de Dôle, en l’article 23 de son cahier, décide : « Le bénéfice du triage dans les bois et communaux, accordé aux seigneurs, demeurera aboli tant pour le passé que pour l’avenir. » Le Tiers État d’Ornans préconise une sorte de fermage communal, « l’amodiation au profit des communautés, des fruits et feuilles des arbres fruitiers des communaux. »

Le Tiers État de la gouvernance de Douai exige la restitution des biens communaux : « Qu’à l’exemple de ce qui a été réglé pour la province d’Artois, par arrêt du Conseil du 8 septembre 1787, les biens communaux, dont le partage par Feux et le défrichement ont été ordonnés par les lettres patentes sur arrêt du 27 mars 1777, soient remis dans leur état primitif si les communautés le demandent.

Que les droits nouveaux, accordes aux seigneurs par les mêmes lettres patentes le par le titre XXV de l’ordonnance des eaux et forêts de 1669, soient révoqués ; que l’édit du mois d’avril 1667 soit exécuté selon sa forme et teneur ; que, conformément à ses dispositions, nul seigneur ne puisse prétendre à aucun droit de triage sur les biens communaux et que les communautés d’habitants puissent rester dans les mêmes biens, nonobstant tout contrat, transaction, arrêt, jugement, lettres patentes vérifiées et autres choses à ce contraires. »

C’est très énergique et très net. Mais il y a un point faible, c’est que le Tiers État n’indique point comment, et par quelle organisation, il pourra être tiré un bon parti de ces domaines communs. La conception individualiste, bourgeoise et paysanne de la propriété, permettait bien au Tiers État de maintenir ou même de rétablir, contre l’accaparement des nobles, l’ancien communisme traditionnel et rudimentaire : elle ne lui permettait guère d’étudier complaisamment et d’organiser avec zèle l’exploitation scientifique et intensive d’un vaste domaine commun. D’ailleurs, le Tiers État de la ville de Douai, Tiers État bourgeois, va un peu moins loin que le Tiers État rural de la gouvernance. Il demande que les seigneurs soient ramenés aux termes de l’ordonnance de 1669 ; et le Tiers État rural demande même l’abolition de cette ordonnance et le retour à l’édit de 1667 qui faisait rendre gorge aux seigneurs.

Le Tiers État de la ville d’Orchies demande que le revenu des marais communaux cesse d’être, si je puis dire, communalisé, et qu’au lieu d’aller dans la caisse de la ville il soit immédiatement réparti entre les habitants. Le Tiers État de Marchiennes veut déposséder les juges seigneuriaux du droit de juger dans les litiges relatifs aux biens communaux, et il demande que les seigneurs soient obligés de produire et déposer en un lieu public les litres de propriété qu’ils invoquent contre leurs vassaux. Les habitants de la communauté de Warlaing disent en leur doléance : « 8° L’on observe encore que la communauté se trouve tellement chargée qu’on a aliéné, il y a treize ans, 30 ravières de biens communaux pour l’espace de quatre-vingt-quatre ans, ce qui excite à juste raison les vives réclamations de tous les habitants, puisqu’ils supportent seuls le fardeau des charges, lorsque le seigneur prétend encore d’enlever dans leurs marais 8 ravières de terre, dans les quelles il n’a aucun droit, même apparent, ne résidant pas d’ailleurs à Warlaing, ni seigneur desdits marais. »

Les habitants du village de Dury, dont nous avons déjà vu les réclamations pour la vaine pâture, demandent « que les marais et lieux communaux dont ladite communauté jouissait depuis 1242 pour leurs chauffes et pâturages de leurs bestiaux, qui leur procuraient des élèves en chevaux et vaches, leur soient remis par le seigneur marquis de la Réauderie, qui s’en est emparé totalement sans titre ni qualité, dans lequel marais il fait maintenant extraire de la tourbe à son profit et a fait planter les autres biens communaux, en sorte que lesdits habitants sont totalement privés des avantages qu’ils avaient coutume de retirer de ces biens... » C’est l’impudente expropriétation du paysan. Et, chose inouïe ! même quand les habitants d’une paroisse, entrant dans les voies de l’agriculture progressive, faisaient des dépenses pour améliorer le fond communal, ils étaient spoliés par le seigneur.

Ainsi, dans la communauté d’Éterpigny, du bailliage de Douai, les habitants demandent : « 1° la restitution et conservation des communes, landes ou pâturages, à la communauté, pour en faire un commun lot ; outre le tiers que le seigneur a retiré dans les marais de la communauté, il s’est emparé et a envahi la plupart du restant, de sorte que les habitants, tant à la présente communauté que les voisines, après avoir exposé environ 20,000 florins pour le dessèchement de leurs deux tiers, se sont vus réduits à perdre le fruit de leurs espérances, ces deux tires étant presque engloutis dans les propriétés du seigneur, de sorte que maintenant les communautés à qui appartenaient ces deux tiers sont réduites dans la plus affreuse misère : presque plus de bestiaux, plus de chauffage, chose dont la communauté est dépourvue et qui forme le principal objet du bonheur des habitants des campagnes. »

Le Tiers-État du bailliage d’Évreux est évidemment partagé entre les théories des agronomes ou l’intérêt de la propriété bourgeoise et les vieux des campagnes : « Que les États-Généraux délibèrent s’il est plus avantageux de conserver les biens communaux en état de commun, que d’en provoquer le partage ». Le Tiers État du Forez demande que le partage des biens communaux soit autorisé par une loi générale.

Dans le pays de Gex, il y a à la fois rencontre et opposition de la noblesse et du Tiers-État. La noblesse « demande, pour le plus grand avantage de l’agriculture et du bien public, que le partage des biens communaux à chaque lieu soit fait avec égalité entre les différents propriétaires qui contribuent aux charges royales et locales, sans autre distinction au profit des seigneurs ou autres que les parts qu’ils justifieront leur appartenir par leur inféodation, concession ou titres probants, conformément à l’édit de Savoie du 21 août 1509. » Sur ce point le Tiers-État est muet : évidemment, il est pour le statu quo. Mais où la noblesse et le Tiers-État s’accordent, c’est pour demander que les carrières de pierre dont le fermier du domaine royal s’est emparé fassent retour aux communautés ; c’est un assez curieux exemple de propriété commune, et aussi des périls qui la menaçaient de tous côtés. La noblesse demande donc « que les carrières placées dans les biens communaux et patrimoniaux des habitants de ce pays, dont le fermier du domaine de Sa Majesté s’est emparé, soient restituées aux dites communautés qui en sont propriétaires, et que les habitants de ce pays placés au milieu des rochers du Jura et des Alpes, ne soient pas tenus d’acheter jusqu’aux pierres que la nature leur a prodiguées pour la construction de leurs habitations. » La protestation du Tiers État est identique dans le fond.

Il y a conflit, sur la question des biens communaux entre la noblesse et le Tiers-État de Lyon. La noblesse demande « que la division des communaux soit favorisée de manière à attacher plus de sujets à la patrie par des propriétés et à faire fleurir l’agriculture. » Et au contraire, le Tiers-État dit : « Nous demandons enfin que les biens communaux restent en nature aux communautés, qui seront autorisées à faire rentrer dans leurs mains ceux aliénés ou usurpés, quelque longue que puisse être la possession des détenteurs des dits biens. »

Le Tiers-État de Mâcon est très énergique : « Des commissaires s’occuperont de la recherche des communaux usurpés sur les communautés et dont la restitution est absolument nécessaire à l’agriculture. »

Au contraire, le Tiers-État des bailliages de Mantes et de Meulan « sollicite une loi qui serve de régime à l’administration des biens communaux et demande entre autres choses le partage de ces biens dans tous les lieux où ils sont indivis entre plusieurs paroisses ; la paix et l’union des citoyens qui en résultera nous portent à cette motion, comme les principes nous autorisent à demander le retrait de ceux qui sont entre les mains d’indivis possesseurs. » Lui aussi, le Tiers-État de Guéret, dans la Haute Marche, est pour le partage : « Le partage des communaux mérite d’être pris en considération. Ils comprennent une grande étendue de terrain qui n’offre qu’une vaine pâture. Il serait donc d’un intérêt général d’en féconder une partie par la culture et d’en semer une partie en bois. » Il est visible, aux signatures, que ce sont des bourgeois de la ville, des négociants ou même des bourgeois anoblis, qui ont rédigé les cahiers de Guéret, et je doute qu’il traduise sans réserve la pensée des paysans.

Mais voici une apparente anomalie : c’est la noblesse de Mirecourt qui, contrairement à la tactique presque universelle de la noblesse, demande le maintien des biens des communautés. Elle dit en effet dans son cahier « que si l’on venait à proposer le partage des communes, il sera demandé que cet objet soit renvoyé aux États provinciaux, et observé que plusieurs cantons de la province le regardent comme destructif de l’agriculture, seule ressource de la Lorraine, que l’insuffisance des prés ne peut être suppléée que par le droit de pâture sur les communes ; que le partage qui en serait fait ajouterait à la disproportion qui se trouve entre les prairies et les terres en labour, priverait d’un moyen puissant qui contribue à l’entretien des troupeaux, entraînerait la ruine des propriétés et celle des laboureurs, dont le nombre diminue si sensiblement qu’on éprouve en ce moment la plus grande difficulté d’en trouver. »

Voilà qui est très fortement motivé ; mais on est moins étonné de cette dérogation au système général de la noblesse, quand on lit un article du cahier du Tiers-État de Mirecourt : « Dans la province de Lorraine, les communautés ont des deniers provenant de la vente de leurs émoluments communaux qui sont destinés à subvenir aux dépenses publiques auxquelles elles sont assujetties. Les seigneurs en perçoivent d’abord le tiers, et ce droit est connu sous le nom de tiers denier. » De même dans la paroisse de Nomeny, le tiers des produits communaux est dévolu aux seigneurs haut justiciers. On devine que dans ces communautés où les seigneurs avaient envahi le revenu du domaine commun, ils tenaient moins à faire prononcer le partage, et l’apparente exception ne fait que confirmer la règle.

La noblesse des Dombes, du Bas-Vivarais, de la Haute-Auvergne, alléguant l’intérêt de l’agriculture ou les perpétuelles inquiétudes et querelles que suscitaient les biens communaux, demandait le partage.

Dans le Tiers-État, je constate du flottement : en Auvergne, dans le Quercy, à Rodez, à Saint-Brieuc, il demande le partage. À Rennes, il demande qu’on étudie si le partage sera utile ou nuisible. Le Tiers-État est évidemment tiraillé entre le désir d’arracher aux seigneurs les communaux usurpés et celui d’affirmer, par le partage, le type dominant de la propriété individuelle. Mais il est clair que c’est surtout dans les cahiers où domine l’influence de la bourgeoisie des villes que le partage est énergiquement réclamé. Je note, par exemple, au bas du cahier, du Quercy, où la division des communaux est réclamée presque brutalement, des signatures exclusivement bourgeoises : magistrats ou hommes de loi. Si nous avions partout les cahiers des paroisses, nous aurions sans doute un autre son. La preuve, c’est que pour la région de Paris hors murs, où nous avons le cahier des paroisses en assez grand nombre, c’est le maintien ou la restitution des biens communaux qui sont demandés un peu partout. Mais même dans les communes où le paysan fait entendre sa voix, il y a des difficultés et des complications. Les paysans, eux aussi, sont tentés de s’approprier parfois une parcelle du domaine commun ; et en plus d’un point, ils ont suivi l’exemple des seigneurs ; ceux-ci installent sur le sol de la communauté de belles demeures : les paysans y installent de misérables masures ; et quand il faut exiger le retour des communaux à la totalité des habitants, ce n’est plus le seigneur seulement qu’il faut exproprier : il faut exproprier aussi le paysan misérable. Grave difficulté, dont le seigneur malin profite pour perpétuer son usurpation ! Voici, par exemple, un très curieux et poignant article du bailliage de Nivernais, à Saint-Pierre-le-Moutier. Le Tiers-État, en l’article 76 dit : « Que les habitants des villes et des campagnes soient maintenus dans la possession trentenaire pour les lieux où elle suffit, et dans la possession immémoriale pour les lieux ou la coutume l’exige, de tous leurs terrains communaux, tels que prés, bois, terres vaines et vagues, et accrues des chemins servant de pacages à leurs bestiaux ; que toutes les usurpations de ces terrains, faites dans ces paroisses depuis la déclaration du roi de 1766 (l’édit sur les clôtures) soient déclarées nulles et comme non avenues ; que tous les possesseurs des dits terrains, sans aucune distinction, soient en conséquence tenus de les rendre aux communautés, dans le délai de six mois, à compter du jour de la publication de la loi qui sera rendue à cet égard ; que toutes les habitations pratiquées dans les bois usagers ou dans ceux des seigneurs ou des particuliers depuis cette époque soient détruites dans le même délai, et attendu que les calamités publiques ont réduit plusieurs particuliers à la mendicité, et les ont forcés de se bâtir des chaumières, et de cultiver des terrains en friche, déclare ces infortunés propriétaires des dites chaumières, soit qu’ils se soient emparés des terrains sur lesquels ils les ont construites, soit qu’ils aient été concédés, sans que ni les seigneurs ni les communautés puissent exercer contre eux aucunes redevances ou prestations : qu’il soit aussi laissé à chacun d’eux un arpent de terre joignant les dites chaumières, pour fournir à leur subsistance et à celle de leur famille, à la charge que ceux qui en auraient pris ou s’en seraient fait concéder une plus grande quantité seront tenus de la rendre aux communautés sans indemnité, sans que personne puisse par la suite s’approprier les communaux restants, et que la possession depuis le 13 août 1766 puisse suffire aux seigneurs qui auront usurpé ou concédé des terrains de cette espèce, sur lesquels les communautés d’habitude leur payent des droits. » Comme on voit, ici c’est une combinaison forcée de propriété commune et de partage au profit des plus pauvres.

Ailleurs, dans les communes où les pauvres vivant dans des chaumières très resserrées ne peuvent pas avoir de bétail, ils n’ont aucun intérêt à maintenir les biens communaux où seuls les riches propriétaires et fermiers font pâturer : et là, il se produit un mouvement très énergique, d’abord pour arracher aux seigneurs les biens usurpés, ensuite pour répartir ces biens communs entre tous. Qu’on ne me reproche pas ces détails et ces citations : il nous faut regarder la vie paysanne d’assez près pour en surprendre, si je puis dire, le fourmillement : et je ne connais pas, dans la littérature populaire ou réaliste, une seule page plus savoureuse, plus émouvante aussi que le cahier des pauvres paysans de Vaires. Comment pourrions-nous, paysans de France, suivre votre histoire à travers le fracas des révolutions et le tumulte infini des événements, si nous ne vous écoutions pas un peu longuement à cette heure extraordinaire où la terre elle-même, muette et comme accablée depuis des siècles, semble recueillir son âme et exhaler sa plainte profonde ? « Nous avons l’honneur de vous représenter, nos seigneurs, que notre paroisse n’est composée que de seize particuliers et deux fermiers, et M. de Gesvre, seigneur en partie de la moyenne et basse justice, qui fait valoir environ 400 arpents de terrain. Voilà comme est composée notre paroisse ; des dix-huit habitants qu’il y a, tant particuliers que fermiers, il n’y en a qu’un seul, le nommé Potin, député de notre paroisse, qui possède une maison et trois arpents de terrain, et paye une rente à Monseigneur le duc de Gesvres. Pour les autres habitants, ils sont logés dans de petites chaumières toutes simples, sans avoir de quoi loger ni bestiaux, de pas une espèce, ni même des volailles ; suffit qu’il faut que nous achetions tout ce qu’il nous faut pour notre subsistance, voyez quelle est la misère d’une paroisse pareille ! Voyez s’il est possible qu’un homme qui gagne 20 et d’autres fois 24 sous puisse faire vivre une famille de six et d’autres de huit enfants avec les 24 sous qu’ils ont gagnés dans leur journée ; achetant le pain 44 sous les 12 livres, payant le sel 14 sous la livre, le beurre 24 sous ; étant obligés d’acheter des légumes, vu que nous n’avons pas une perche de terrain, et pouvant en avoir, vu qu’il y a dans notre paroisse 130 arpents ou environ de commune qui sont en mauvais pâturage, dont nous ne pouvons pas tirer parti par l’étroit de bâtiment où nous sommes. Nous demandons qu’il nous soit accordé de nous mettre en possession de ces dits terrains, nous soumettant de payer par arpent 4 livres de rente, et de faire une fondation d’une somme de cent livres pour avoir un maître d’école. Cela nous mettrait dans le cas d’élever nos enfants dans la crainte de Dieu et dans l’instruction qui est due à l’homme ; et le restant servirait à soulager la paroisse en cas d’accident, comme incendie, ravagement d’eau ; pour soulager les veuves et orphelins, les malades. Les dits terrains nous étant accordés à nous, qu’il nous soit permis de bâtir dessus ; cela nous exempterait de payer un loyer de 40 livres par année. Le terrain qui nous serait accordé, en le mettant en nature de labours, d’après les peines que l’on s’y donnerait à les mettre en bon rapport, nous produirait du grain pour vivre une partie de l’année : ledit terrain nous produirait des fourrages pour nourrir deux vaches et un cheval, et nous pourrions avoir des poules et avoir des jardins qui nous produiraient des légumes : cela nous mettrait à portée d’avoir une partie des éléments qui nous sont nécessaires à la vie, et nous vivrions beaucoup mieux que nous n’avons fait jusqu’à ce jour, et cela nous ôterait les chaînes que nous avons depuis longtemps, vu que nous sommes tous dépendants de ces seigneurs. Depuis qu’il a été accordé à plusieurs paroisses de se mettre en possession de ces terrains, cela leur fait un grand bien, et fait vivre quantité de mercenaires, depuis qu’ils ont été accordés à la paroisse de Noisy-le-Grand, Campan, Thieux et beaucoup d’autres paroisses. Ces particuliers ont mis ces terrains les uns en labour, d’autres en saussaie et d’autres en prés, d’autres en pépinières d’arbres et ont très bien réussi : Les fermiers de notre paroisse ne sont point de notre avis que les dites communes soient partagées ; ils ont le plus grand intérêt à n’y point consentir, vu qu’ils en tirent tout l’usufruit eux seuls... Nous voyons devant nos yeux, tant communes que voirie, le moins 20 arpents dont ces fermiers se sont emparés sans en payer aucun tribut, qui leur produisent de très bons grains. Voilà comme les biens communaux des paroisses se trouvent détruits ; au bout d’un certain temps les seigneurs se trouvent avoir la jouissance et profit de ces terrains, et la petite populace est toujours lésée, comme je viens de vous représenter ci-devant. Le fermier profite des récoltes et le propriétaire du fond du terrain. Il serait plus juste que les particuliers en jouissent et les payent, que ces fermiers sans en rien payer et que d’en laisser perdre le fonds ; mais notre paroisse n’est soutenue de personne et nous dépendons tous, de ces seigneurs et de ces fermiers : c’est pourquoi nous profitons des États-Généraux pour vous représenter combien la petite populace est lésée dans beaucoup de paroisses. On devrait pourtant bien jeter les yeux sur la misère du menu peuple... Nous vous déclarons que quantité de terrains en mauvais pâturage produiraient beaucoup plus d’être mis en culture que de rester en l’état où ils sont. Voyez les environs de Paris ; l’on arrache jusqu’aux pierres et roches afin de pouvoir mettre soit grains ou légumes à la place : on ne laisse point dans tout le pourtour de Paris à deux ou trois lieues, on ne laisse aucunes terres en pâturage, quoique étant chargé immensément de vaches ; dans un pays comme le nôtre, on peut faire des prés artificiels, comme luzernes, trèfles, fèves, foins, escourgeons, pois et vesces que l’on fait manger en vert aux bestiaux ; il produit beaucoup plus d’herbages que des marais.

« Nous avons aussi dans notre paroisse, tenant aux communes et qui en dépendent, six arpents de prés qui produisent de très bons foins, dont les seigneurs se sont emparés et qui se partagent la récolte entre eux, ce qui ne leur appartient non plus qu’aux habitants de la paroisse. Ces prés, s’ils étaient loués ou donnés à rente au profit de la paroisse et les seigneurs se l’ont approprié eux-mêmes. »

« Et les pauvres paysans de Vaires terminent en assurant de leur éternelle reconnaissance ceux qui « leur feraient remettre de quoi pouvoir faire donner l’éducation nécessaire à leurs enfants et moitié de leur vie ».

Ainsi, tandis que tous les nobles demandent le partage des biens communaux pour exercer leur prétendu droit de triage et tous les « droits » que leurs commissaires à terrier exhument ou fabriquent pour eux, tandis que le tiers état des villes est hésitant et incline vers le partage tout en protestant contre les usurpations des seigneurs, tandis que dans la plupart des communautés rurales les paysans disposant d’un peu de bétail, sont énergiquement opposés à la décomposition du domaine commun, il y a quelques communautés où les paysans très pauvres et démunis de bétail réclament le partage afin de pratiquer sur le domaine commun approprié et transformé la culture intensive.

Au fond il n’y a pas contradiction entre les vœux des paysans. Tous ils aspirent à ressaisir sur les seigneurs les biens communs audacieusement volés. Tous ils aspirent à la jouissance de la terre, ici sous forme collective, là sous forme individuelle. Et même, chose bien frappante, ceux qui demandent le partage des communaux semblent éprouver quelque scrupule. Ils ne voudraient pas que cette appropriation individuelle fût brutalement égoïste. Ils offrent de payer une rente à la paroisse, pour des œuvres de solidarité, de mutualité et d’éducation.

Il y avait donc, dès cette époque, au plus profond de la misère rurale et de la conscience paysanne des germes de demi-communisme et de solidarité qui, cultivés avec méthode, auraient pu transformer le régime de la propriété foncière dans un sens largement humain. Malheureusement, il résulte des textes variés que nous avons cités ou indiqués que les paysans n’étaient point préparés dans l’ensemble à une vigoureuse utilisation scientifique et intensive du domaine commun et que la bourgeoisie des villes se souciait fort peu de faire en ce sens l’éducation des paysans pauvres. Ainsi il n’y a guère de chance pour que la Révolution procède à une réparation et rénovation vraiment communiste de ce domaine usurpé par les seigneurs. Mais la lutte qui se poursuit depuis trente ans surtout entre les nobles et les paysans au sujet des biens de communauté ajoute prodigieusement à l’irritation paysanne : et les innombrables procès engagés entre les paysans et les seigneurs, les innombrables spoliations cyniquement pratiquées par ceux-ci sont à cette heure un des ferments les plus actifs de la passion révolutionnaire : le progrès même de la culture en exaspérant les appétits des seigneurs, ajoute, en un sens, à la misère des travailleurs des campagnes et à leur colère. Mais en succombant à l’expropriation des nobles qui combinaient contre eux la puissance féodale et les prétextes capitalistes, les paysans élèvent une protestation que l’histoire n’a pas entendue encore mais que l’avenir accueillera. Ils affirment leur droit à la terre, leur droit à la vie : et ils opposent à la brutalité des puissants, une sorte de droit communiste préexistant. « On a prétendu faussement, dit une de leurs adresses, que la vaine pâture n’était qu’une servitude ; ce droit de communauté d’habitants est une propriété publique, plus ancienne que les propriétés particulières... Son existence précède la formation même des sociétés agricoles. »

Les paysans étaient très éprouvés aussi, en plusieurs régions, par le régime assez récent des grandes fermes. L’effort des propriétaires depuis un tiers de siècle, pour tirer de leurs terres le maximum de revenu, pesait lourdement sur le cultivateur : et les protestations abondent dans les cahiers, surtout de l’Île de France, de la Brie, du Vermandois, du pays Chartrain, de la région du Nord, de l’Autunois, etc.

Dans presque toute l’étendue des pays de fermage c’était le même mouvement. Les paysans étaient déracinés du sol par deux procédés. Ou bien le propriétaire (couvent ou noble) abattait les masures, et il ne construisait rien à la place. Il se contentait d’affermer sa terre par lots à des fermiers qui, ayant déjà leur centre d’exploitation, trouvaient leur compte à étendre leurs opérations. Ou bien le propriétaire lui-même remplaçait, par un corps de ferme central et important, plusieurs médiocres exploitations rurales.

Contre ces procédés d’éviction, les cahiers s’élèvent avec une sorte de violence et en demandant l’intervention de l’État. Par exemple, dans le cahier des doléances, plaintes et remontrances de l’« agriculture du pays chartrain et soumis à l’assemblée du bailliage, tenu à Châtres le 2 mars 1789 », cahier imprimé en 1848 dans l’annuaire du département d’Eure-et-Loir. Je lis, à la paroisse de Clévilliers-le-Marteau : « Que les seigneurs ou autres propriétaires soient tenus de faire reconstruire les fermes qu’ils ont fait démolir, dont il y en a partie, qui ont fait seulement conserver le colombier et un logis pour leur garde-chasse, dans lesquelles fermes il existait un fermier, et aujourd’hui il y a dans plusieurs endroits 2 et 3 fermes réduites en une seule, ce qui détruit la plus grande partie des cultivateurs qui n’ont pas une fortune capable de faire valoir de si grands emplois. » C’est la concentration capitaliste du fermage qui commence.

Voici ce que dit la commune de Morancez : « De la destruction des corps de ferme : il se commet depuis plusieurs années en France et, notamment, dans le pays chartrain un abus qui mérite l’attention du gouvernement ; c’est la destruction des habitations. Elle est aussi contraire à la population qu’à l’agriculture. Les gens de main morte (les ecclésiastiques) en ont donné l’exemple, les propriétaires laïcs en ont été séduits et ont suivi. Voici les considérations qui portent les propriétaires, tant ecclésiastiques que laïcs, à détruire les habitations :

1° Pour éviter les frais de réparation ;

2° Affermer beaucoup plus cher les terres, qui formaient une exploitation en les donnant (ce qu’on appelle dans le pays chartrain) par lots, c’est-à-dire par petites parties, à différents particuliers qui les font labourer à prix d’argent.

Par ce moyen il est des paroisses dans lesquelles un tiers du terrain n’est pas confié aux soins et à l’intelligence du laboureur... Si depuis la manie de la destruction des bâtiments il y en a 300 (détruits) dans le pays chartrain, c’est 300 familles de moins et plus de 900 domestiques qui, la plupart, seraient mariés et qui sont obligés de se réfugier célibataires dans les villes pour avoir de l’occupation. »

Cette concentration capitaliste de fermage, en utilisant mieux la main-d’œuvre, avait pour effet de rendre inutile un certain nombre de manouvriers. La commune de Morancez conclut : « Il paraîtrait nécessaire de mettre ordre à cette mauvaise politique, d’encourager la reconstruit ion des habitations des propriétaires laïcs, et d’ordonner celle des ecclésiastiques. »

Kareiew cite, dans le même sens, les vœux d’un grand nombre de paroisses. Elles demandent « que les propriétaires, ayant plusieurs fermes, ne les baillent point à un seul fermier, mais qu’à chaque ferme il y ait un fermier comme auparavant. Que surtout les grandes fermes de quatre ou cinq charrues soient partagés en deux, et que la plus grande ne dépasse point 300 arpents de terre labourable. »

La paroisse du Triel demande « qu’aucun fermier ne puisse avoir plus d’une ferme telle qu’elle soit, à moins qu’elle ne fut au-dessous de l’exploitation de trois charrues ».

Un des cahiers les plus curieux est celui de la paroisse de Donnain, près de Valenciennes : car l’appel des paysans au pouvoir, à l’État, en vue d’une réglementation du régime de la terre, y est particulièrement précis : « On se plaint, dans les villages où il y a de grosses fermes, qu’il se trouve trop de monde pour les occuper : le député prouvera le contraire, d’autant mieux qu’en remettant toutes les fermes à raison de 150 mencaudées chacune, au lieu de 1.050 qu’elles occupent maintenant et, qu’étant divisées à sept particuliers, elles donneraient une double production de bestiaux, feraient vivre le double d’ouvriers et produiraient en même temps, en grains et denrées, un tiers de plus... Il se trouvera certainement des difficultés dans les paroisses sur ce qu’un particulier voudra avoir 10 mencaudées, taudis qu’il ne lui en sera dû que 5. L’autre petit fermier prétendra aussi être augmenté, et il est possible qu’il le soit : mais pour éviter toutes difficultés entre eux, il serait à propos d’avoir un inspecteur qui s’informerait de la paroisse et dirigerait les terres aux fermiers et particuliers ; au cas que les nouveaux fermiers manqueraient de maison, le propriétaire permettra qu’ils bâtissent sur les terres, et, dans le cas où le fermier quitterait la ferme, le propriétaire le dédommagerait à sa sortie, par estimation juridique. »

La paroisse de Baillet (Paris hors murs) dit, à l’article 5 de son cahier : « Il serait à souhaiter que les seigneurs, pour le bien et l’avantage de leurs vassaux, voulussent bien partager leurs terres en plusieurs lots et leur en donner à chacun une portion. Par ce moyen, les seigneurs auraient la consolation de voir vivre leurs vassaux ; ou du moins que chaque fermier ne jouisse que d’une seule ferme, au lieu qu’il y en a beaucoup qui en occupent deux, autres trois, d’autres quatre, et s’en tienne à son labour, sans entreprendre d’autre commerce ; au lieu qu’il y en a beaucoup qui ne sont pas encore contents ; font d’autre commerce, et n’occupent que presque moitié de manouvriers que quatre fermiers occuperaient. Il n’y a qu’un seul homme qui vit. Il tient tous les journaliers sous sa domination, donne ce qu’il veut, par jour, aux journaliers, un prix assez modique. Pourvu qu’ils amassent, ils sont contents. »

« Il y en a d’autres qui sont plus populaires, mais le nombre en est petit. Il y a trente ou quarante ans, ils avaient des bidets d’environ 3 ou 4 louis, les plus huppés ; ils vivaient, et le peuple aussi. A présent, ce sont des bidets de 30, 40 louis et plus ; d’autres des cabriolets. Y a-t-il le labour en terre d’une ferme à vendre ? Ils s’en rendent acquéreur à tel prix que ce soit, de sorte qu’il n’y a plus que la plupart d’eux qui vivent. »

Le Tiers-État de Paris hors murs demande expressément (article 14 du chapitre agriculture) « que tout cultivateur ne puisse exploiter qu’un seul corps de ferme, de tel nombre d’arpents qu’elle soit composée, sauf que, dans le cas où elle contiendrait moins de quatre cents arpents, le fermier pourra y ajouter jusqu’à cette concurrence. »

Ce n’est pas seulement en exploitant eux-mêmes, directement, grâce à la puissance de leurs capitaux, de nombreuses fermes que les grands fermiers excitaient les plaintes des fermiers pauvres. Les riches fermiers faisaient aussi le rôle lucratif d’intermédiaires : ils prenaient en location un assez grand nombre de fermes ou même de métairies, et ils les sous-louaient ensuite à des fermiers moins puissants ou à des métayers. C’est la plainte qui s’élève, notamment, de presque tous les cahiers de paroisse de l’Autunois, recueillis par M. de Charmasse :

« Dans presque tout l’Autunois, dit par exemple la commune de la Comelle-sous-Sevray, on fait exploiter les domaines par des cultivateurs qui ont ou qui, du moins, devraient avoir la moitié de tous les fruits et profits du bétail : le propriétaire a l’autre moitié. Aujourd’hui presque tous les propriétaires amodient leurs domaines, et ce sont les fermiers qui choisissent les cultivateurs et traitent avec eux mais loin de leur donner la moitié du produit, ils les surchargent de manière qu’à peine ont-ils le quart. Ils obligent ces cultivateurs à leur donner chaque année une somme plus ou moins considérable, selon la valeur du domaine ; ils les chargent des rentes et des vingtièmes ; ils se réservent quelques journaux de terre que les métayers sont tenus de cultiver sans y rien prendre. En un mot, ils surchargent de façon qu’à la fin du bail leur ruine est presque toujours consommée. C’est une usure répréhensible, puisque le bail à métairie est une espèce de société où chacun des associés devrait avoir la moitié. Les soussignés demandent qu’il soit pris des mesures efficaces pour prévenir cet abus. »

Nous n’avons pas à discuter ici la valeur de ces réclamations contre les grandes fermes et les grandes exploitations. Je note seulement que cette nouvelle méthode intensive et capitaliste, se combinant vers la fin du xviiie siècle, avec les effets persistants du système féodal, achevait d’accabler les habitants des campagnes.

De plus en plus aussi il apparaissait que les vignerons, faute d’un suffisant capital, étaient à la merci des grands marchands et des grands propriétaires. Je lis dans les mémoires de la Société royale d’agriculture :

« Pour tirer quelque avantage du commerce des vins, il faut absolument les garder jusqu’au moment où cette denrée soit marchande. A la vérité, le vigneron ne jouit jamais d’une aisance qui lui permette d’attendre un moment favorable pour la vente de ses vins. Nous pourrions ajouter, en déplorant l’état du vigneron, que pour qu’il fût heureux il faudrait qu’il pût vendre non seulement son vin, mais encore il conviendrait qu’il lui fut possible de conserver une partie de ses revenus dans les années d’abondance, pour subvenir à ses besoins dans les années de disette. »

« Le proverbe qui dit que le vin gagne à vieillir dans les caves, que son prix augmente à raison de son âge, ne peut en général s’appliquer qu’au propriétaire de vins aisé ; rarement les propriétaires cultivateurs, encore moins le vigneron sont dans l’état de le garder. Le vigneron n’a que quelques celliers peu vastes ; il manque souvent de caves, et il en faut d’immenses pour conserver beaucoup de futailles. »

« Lorsqu’il y a abondance de vin, le vigneron se trouve donc obligé de se défaire de son vin aussitôt qu’il l’a recueilli et de le donner à si bas prix qu’il n’est pas payé des journées qu’il a employées à la culture de la vigne. »

Arthur Young signale de même la condition précaire des vignerons et la prédominance des grands propriétaires ou marchands.

« L’idée que la pauvreté est la compagne des vignobles est ici (en Champagne) aussi forte que dans toute autre partie de la France : les petits propriétaires sont toujours dans la misère. La cause en est évidente. Il est ridicule qu’un homme qui n’a qu’un petit capital se livre à une culture aussi incertaine... Pour rendre les vignes avantageuses, on observe communément ici qu’il faut qu’un homme ait un tiers de sa propriété en rentes, un tiers en fermes et l’autre tiers en vignobles. Il est aisé de concevoir que les cultivateurs qui réussissent le mieux dans ce genre de culture doivent toujours être ceux qui ont les plus grands capitaux. C’est ainsi que l’on entend parler des succès des marchands, qui possèdent non seulement un grand nombre d’arpents de vignes, mais qui achètent le vin de tous leurs petits voisins. M. Lasnier, à Ay, a toujours de cinquante à soixante mille bouteilles de vin dans sa cave, et M. Dorsé de trente à quarante mille. »

Young, dans une note de son livre, dit : « Dans le « Journal de Physique » pour le mois de mai 1790, M. Roland de la Platière, avec qui j’ai eu quelques conversations agréables à Lyon, dit que, de tous les pays, les pays vignobles sont les plus pauvres et les habitants les plus misérables. » Young affirme que cette misère tient à l’infini morcellement de la petite propriété : « Ce genre de culture dépendant presque entièrement d’un travail manuel, et n’exigeant d’autre capital que la possession de la terre et d’une paire de bras, sans bestiaux, chariots ou charrues, ces facilités excitent nécessairement les pauvres gens à l’adopter... Leur attention est ainsi distraite de tout autre objet d’industrie ; ils s’attachent à un sol d’où ils devraient émigrer, et un intérêt mal entendu les retient... Il résulte de là qu’ils travaillent de tout leur pouvoir pour leurs riches voisins, que leurs petits vignobles sont négligés, et que cette culture, qui serait décidément avantageuse entre les mains d’un propriétaire opulent, devient ruineuse pour ceux qui n’ont point de fonds suffisants. »

Aussi, dans les cahiers, les vignerons, quoiqu’ils détiennent quelques arpents de terre, se classent-ils eux-mêmes au rang social, au degré de misère des manouvriers. La paroisse d’Aunay-de-la-Côte dit : « Il y a 100 habitants, dont 12 laboureurs (ce sont les propriétaires aisés des terres à blé) : le reste, vignerons et manouvriers. » Et par là la paroisse veut signifier une grande détresse.

De même que les petits fermiers et journaliers ne protestent pas seulement contre le régime féodal et l’arbitraire fiscal qui les écrasent, mais aussi contre le capitalisme agricole grandissant, de même les vignerons ne s’élèvent pas seulement contre la dîme, contre l’impôt, contre les droits d’aides ou les suppléments exagérés de taille par lesquels ils se rachètent de ces droits : ils jettent à coup sûr un regard de colère sur les grands marchands et propriétaires qui emmagasinent le plus clair du profit de tous. Je note qu’en 1792, les possesseurs des grands chais seront accusés d’accaparement pour le vin, comme les riches laboureurs et fermiers pour le blé. La lutte sourde contre « le riche », est engagée dans les campagnes : et si on ne notait pas ce trait, si on ne relevait pas, dans les cahiers paysans, tous les mots de violence et de haine contre les accapareurs, contre les grands propriétaires « seigneurs ou autres », contre les agioteurs et capitalistes, on ne comprendrait pas la suite de la Révolution, on ne comprendrait pas comment les forces démocratiques et populaires de Paris ont pu, après l’écrasement de la bourgeoisie modérée, gouverner avec le concours des paysans. Ce qui est vrai, c’est que, dès 1789, le divorce entre la bourgeoisie et le peuple est beaucoup plus marqué dans les campagnes que dans les villes. Ou plutôt dans les villes il y a, au début, unanimité du Tiers-État bourgeois et ouvrier. Entre le paysan et le bourgeois des villes il y a un commencement de défiance.

Dupont de Nemours constate l’ignorance égoïste des villes à l’égard des souffrances paysannes : « On sait confusément dans les villes que le Tiers-État n’a pas été un ordre favorisé ; on n’y connaît qu’une très faible partie de ce qu’il a souffert dans les campagnes ; et il faut avoir beaucoup vécu au milieu des cultivateurs pour s’en faire une juste idée. C’est bien le même peuple qui habite, toute la France ; mais les familles qui se sont fixées dans les villes, profitant d’une éducation plus soignée, à portée du secours des lettres et des arts, entourées des jouissances du beau, accoutumées comme le clergé lui-même et comme la noblesse, à consumer le fruit du travail d’autrui n’ont pu s’empêcher de prendre quelques-uns des préjugés des ordres supérieurs, de se croire souvent et d’avoir peut-être des intérêts, opposés à ceux de la campagne. »

En retour, il n’est pas rare de trouver dans les cahiers ruraux quelque hostilité contre les bourgeois des villes. Parfois, mais très rarement, les paysans vont jusqu’à demander une délibération et un cahier à part. Le plus souvent ils signalent les privilèges dont la bourgeoisie jouit aussi et les grandes terres qu’elle détient.

La paroisse de Boulogne dit par exemple : « Les dames de Montmartre, les religieuses de Longchamp et M. le prince de Conti ne sont point sujets à ces deux impôts (la corvée et le vingtième) ; les maisons bourgeoises et les jardins ne payent pas non plus les deux premiers, parce que les propriétaires, nobles ou financiers, demeurent à Paris, et que comme privilégiés ou habitants de la capitale ils en sont exempts : le troisième, sous prétexte que leurs maisons et jardins sont de pur agrément et ne leur produisent rien, comme si de grands jardins enlevés à l’agriculture, pour le plaisir et la jouissance d’un seul particulier, ne devaient pas l’impôt comme une terre arrosée de la sueur du cultivateur. »

Dans les cahiers de paroisses du pays chartrain abondent les réclamations contre les villes. La paroisse d’Audeville dit : « Les privilèges des villes occasionnent une augmentation considérable d’impôts sur les habitants de la campagne, qui trouvent à peine une subsistance grossière dans leurs emplois de tout genre... »

La paroisse de Saint-Denis-de-Cernelles dit : « Les privilèges accordés aux citoyens des villes occasionnent une réversion considérable d’impôts sur les habitants des campagnes, qui trouvent à peine une subsistance grossière par la culture des terres. »

Les habitants de la paroisse de Morancez disent : « Les laboureurs se voient avec indignation méprisés. Ils entendent avec dépit un huissier enrichi aux dépens de 100 familles, un insolent commis aux aides, un très inutile bourgeois, en parlant d’un honnête laboureur, le traiter de paysan, en exiger des égards et le tutoyer. »

Les cahiers ne font guère de différence entre la propriété bourgeoise et la propriété noble ; tout cela est pris sur le paysan. La paroisse de Barzouville dit : « Il y a dans notre paroisse 21 arpents de pré dont 12 sont récoltés par des nobles propriétaires, et le surplus par des mains mortes ; l y a 9 arpents de vigne récoltés par les propriétaires bourgeois, communauté et main morte ;

Il y a 15 arpents de bois taillés, récoltés par le seigneur, bourgeois, communauté et main morte, propriétaires ;

Il y a enfin 12 arpents de terre tant en potager qu’en verger, que font valoir les propriétaires, seigneur, communauté, bourgeois et main morte. »

Si on fouillait les cahiers des paroisses, encore insuffisamment connus, on trouverait en toute région des traits de ce genre.

Est-ce à dire que les paysans vont entreprendre une lutte du même ordre, et, pour ainsi dire du même plan contre le bourgeois et contre le noble ? Pas le moins du monde. D’abord, ce qui écrase le plus les campagnes ce sont bien les droits et privilèges des nobles et des prêtres, la dime, le champart, l’exonération d’impôt des privilégiés : et le bourgeois dans une certaine mesure aidera le paysan à s’affranchir.

Et puis, si importune, si jalousée que soit cette propriété bourgeoise qui vient s’installer à côté de la propriété noble et réduire encore la part de terre du paysan, elle procède d’actes relativement récents d’achat et de vente : elle repose, après tout, sur les mêmes bases légales que la propriété paysanne elle-même : et les paysans, « les laboureurs », seraient obligés de nier leur propre propriété s’ils niaient la propriété bourgeoise : ils peuvent au contraire arracher de leur champ la dime et le champart sans déraciner leur propre droit de propriété ! C’est seulement au nom du communisme qu’ils auraient pu attaquer la propriété bourgeoise comme la propriété noble : ils n’y étaient point préparés.

C’est donc bien contre l’ancien régime que va leur principal effort : mais on devine que dans leur mouvement de libération ils ne consulteront pas les convenances bourgeoises : ils ne seraient même pas fâchés que la bourgeoisie soit secouée un peu par l’orage qui emportera la noblesse, et la fermentation de toutes ces passions mêlées donne aux cahiers paysans une force extraordinaire : je parle surtout des cahiers des paroisses qui ont un accent révolutionnaire paysan beaucoup plus marqué que les cahiers des bailliages atténués par la bourgeoisie.

C’est comme un merveilleux cadastre passionné et vivant, tout bariolé d’amour et de haine : « Ce bois est vaste : il est au seigneur ; cette terre est riche : elle est au bourgeois ; voici une pauvre terre : elle est à moi et je l’aime : mais quand j’ai bien peiné, on me prend, par l’impôt, les meilleures gerbes. »

Par qui ont été rédigés ou préparés ces cahiers paysans ? Il semble qu’en bien des points la presque totalité des paysans ait pris part, de fait, au mouvement électoral. D’abord, beaucoup d’entre eux remplissaient les conditions légales : il fallait être inscrit au rôle d’imposition : mais pour la plus pauvre masure, pour le plus misérable lopin de terre on était inscrit. Et de plus il y avait, en bien des communautés rurales, des traditions d’assemblées populaires et plénières.

Pour le choix des répartiteurs, pour les travaux des chemins, pour les réparations à l’Église, au presbytère, à l’école, tous les habitants étaient convoqués ; on délibérait sur la place du village, et le notaire inscrivait le résultat du vote.

Les assemblées provinciales réunies en 1787 avaient essayé de substituer le suffrage de la propriété, le suffrage censitaire à cette sorte de suffrage universel paysan : mais celui-ci avait résisté : et je note bien des cahiers qui demandaient que les réunions des communautés de villages « trop nombreuses et tumultueuses » soient réglementées. Elles persistaient donc : et sans aucun doute cette tradition a aidé les paysans même les plus pauvres, même les plus humbles à faire entendre leur voix.

Aussi bien, même si les journaliers, les manouvriers, les prolétaires ruraux n’ont pas toujours pris part directement à la formation des cahiers et au choix des députés, ils ne sont pas tout de même absents des cahiers. Il est visible que la plupart du temps ce ne sont pas les paysans eux-mêmes qui tenaient la plume : ils avaient recours aux bons offices de quelque praticien au courant de leurs affaires : les citations latines mêlées aux cahiers même les plus savoureux, les plus imprégnés de vie paysanne en sont la preuve. Or, ces hommes, petits médecins ou vétérinaires ou hommes de loi, connaissaient aussi bien les souffrances des manouvriers que celles des petits fermiers ou des petits propriétaires.

Ils vivaient familièrement avec les uns et avec les autres et tenaient à traduire dans les cahiers les doléances de tout : le cahier était ainsi vraiment, pour employer une expression du moyen âge, « le miroir » de la communauté.

C’est ainsi par exemple que dans certains cahiers de paroisses de l’Autunois, cités par M. de Charmasse, il y a une analyse merveilleusement exacte et nuancée des catégories rurales. Ces cahiers distinguent, (notamment ceux de la paroisse de Grury) dans le Tiers-État rural, quatre classes : le modeste propriétaire bourgeois qui vit assez maigrement de ses revenus fonciers, le propriétaire cultivateur, le métayer et enfin le manouvrier.

Je ne peux citer que quelques passages : « Les propriétaires cultivateurs sont au nombre de cinq et peuvent faire quarante individus : à raison des rentes énormes et servitudes de toutes espèces dont leurs fonds sont chargés, ils n’ont pas, tout payé, le tiers des fruits francs sur lesquels il faut payer les impôts royaux, en sorte qu’ils ne sont guère moins misérables que ceux de la classe qui les suit. »

« Quel pinceau pourrait représenter au vrai l’état des malheureux de cette troisième classe dont le sort est bien plus fâcheux que celui des esclaves qui s’achètent à prix d’argent ? Car les maîtres à qui ils appartiennent dans la crainte de les voir périr, et pour en tirer le profit de leurs travaux, leur fournissent au moins une nourriture propre à entretenir leurs forces : ce qui manque le plus souvent aux infortunés dont nous parlons. Cultivateurs d’un fond, ils sont quinze, dix-huit et jusqu’à vingt personnes pour le faire valoir à moitié fruits, pour salaire de leurs peines. Courbés sur cette terre qu’ils arrosent de leur sueur depuis le lever du soleil jusqu’après son coucher, et dont ils font sortir à force de bras ces fruits et cette abondance qui font le bonheur des citoyens des villes et qui fournissent abondamment à la subsistance et à l’aliment des puissants du siècle, à peine peuvent-ils, malgré leurs pénibles travaux, manger du pain trois fois par jour, leur maigre récolte n’y suffirait pas toujours : le peu de laine que leur fournissent leurs brebis, ainsi que le peu de chanvre qu’ils recueillent suffisent à grand peine à leur malheureux entretien : le produit des ventes de leur bétail peut à peine payer ce qu’ils doivent rendre au propriétaire et payer leurs cotes de taille. »

« Mais une autre espèce de taille est cette malheureuse gabelle qui seule absorberait tous leurs profits s’ils en avaient comme il serait raisonnable : mais les moyens leur manquent et la plus grande partie de ce peuple cultivateur est forcée de s’abstenir de cette denrée de première nécessité : de là cette faiblesse qui fait dégénérer l’espèce, qui l’ait qu’on est vieux au moment où en ne devrait qu’entrer à la fleur de l’âge, et qu’à quarante ans on est dans la décrépitude. »

Enfin plus bas encore dans la misère et l’insécurité végète le manouvrier. Évidemment l’homme qui a écrit ces lignes quel qu’il soit, parlait au nom de toute cette misère : c’est bien le fonds et le tréfonds de la terre qui tressaille.

Ces cahiers paysans ont, si je puis dire, des conclusions à plusieurs degrés et à plusieurs termes, qu’une seule révolution n’épuisera pas. Sans doute, c’est contre l’ancien régime spoliateur et affameur, c’est contre la taille, le champart, l’odieuse gabelle, qu’ils sont tournés d’abord : mais le parasitisme de la propriété oisive qui ne laisse au métayer accablé que la moitié des fruits y est dénoncé aussi.

Contre ce parasitisme, quelle conclusion ? Aucune formelle et immédiate : mais déjà, dans la Révolution de 1789 fermente le levain des Révolutions futures. Ce n’est pas le respect superstitieux de la « propriété individuelle » et de « l’initiative individuelle » qui arrête les paysans de 1789. Nous avons vu comment pour la limitation des grands fermiers ils appellent l’intervention de l’État : et les cahiers abondent qui demandent que le commerce privé du blé soit interdit avec l’étranger, que seul l’État soit chargé d’acheter et de vendre du grain au dehors afin d’assurer le pays contre la famine. Mais ils ne pouvaient concevoir encore une forme sociale qui permit de faire évanouir la propriété bourgeoise tout en assurant la pleine indépendance du travail paysan : Ils souffraient en attendant et se plaignaient et s’aigrissaient.

Mais ils réservaient leurs coups immédiats à ce qu’ils pouvaient atteindre et détruire tout de suite : le privilège du noble, le système féodal, le fiscalité royale. Ils n’ont pu jeter toute la semence de leurs cahiers au sillon de la Révolution bourgeoise : tout au fond du sac du semeur paysan des germes sont restés pour des sillons nouveaux.

Souvent, sous le regard des seigneurs ou de leurs hommes d’affaires, les paysans étaient gênés pour dire toute leur pensée. Le cahier d’Andeville débute par ces paroles : « Andeville : 36 feux : 13 électeurs dénommés au procès-verbal du 25 février 1789 — 2 députés, S. Lévaud et J. B. A. Lestang. — Les habitants ont déclaré qu’il était nécessaire, avant de s’occuper de la rédaction de leur cahier de doléances, plainte et remontrances, de faire assurer à l’assemblée générale du bailliage de Chartres, au sujet des trois cahiers des trois États réduits en un, que cette rédaction ne peut avoir que de mauvaises suites et presser la liberté du Tiers-État. Quel est l’habitant de la campagne qui oserait mettre au jour et exposer aux yeux d’une assemblée composée de ses seigneurs et maîtres, les justes plaintes qu’il a à faire de l’abus de leur autorité et de leurs privilèges qui ne fait que concourir à sa ruine et à celle de ses compatriotes ? Qui osera leur reprocher leur injustice et les vexations qui ont réduit ses ancêtres et ses descendants à la plus dure servitude ? »

« Personne n’ignore le mépris que les seigneurs font du malheureux habitant de la campagne ; ils le regardent comme rien, quoique beaucoup estimable ; comme inutile quoique très utile et précieux à l’État. »

« C’est un paisant, disent-ils, il est fait pour suivre nos caprices et nous obéir, il faut le réduire ; ils le regardent comme une bête de charge. Peut-il récrier contre cet abus infâme sans courroucer, aigrir et révolter son seigneur contre lui ? Si les cahiers de plaintes, remontrances et doléances du Tiers État, quoique très justes et conformes aux abus régnants, si, dis-je, ces cahiers étaient connus des deux États supérieurs, ils ne pouvaient qu’être nuisibles, par la suite, aux paroisses qui les auraient présentés et qui seraient victimes de leur vengeance. Il est donc très important que ces cahiers soient inconnus des deux autres États et rédigés à part. » Il y eut des paroisses où cette crainte du noble, présidant lui-même ou par son bailli paralysa les vœux des paysans.

Mais presque partout l’élan était si fort, la souffrance si grande qu’ils surent parler haut et clair : et si leur cri de misère et de révolte fut atténué de suite et amorti, ce fut par la prudence des bourgeois des villes qui tout en étant prêts à utiliser contre l’ancien régime et l’absolutisme le mouvement des campagnes s’effrayaient un peu de la violence des paysans.

Mais dans les paroisses et communautés, où les vues générales et hardies de la bourgeoisie pour la Constitution se concilient avec l’âpre revendication paysanne, l’esprit de la Révolution apparaît dans sa plénitude et dans sa force : c’est le cas, par exemple, de la paroisse de Fosses, dont je devrais citer tout entier l’admirable cahier : je n’en puis, faute d’espace, détacher que quelques articles, d’un accent de révolte incomparable, et si l’on rejoint ce cahier paysan, où la terre crie sa souffrance et sa colère, au cahier de Paris, si lumineux et si vaste, on aura en raccourci tout le cycle de la pensée révolutionnaire.

Écoutons donc, avant de nous engager dans la tourmente, quelques-unes des revendications et des plaintes des paysans de Fosses : « Nous désirons ardemment que, dans la multitude des impôts à supprimer, on réforme surtout ceux qui sont sur les choses dont la consommation est nécessaire pour les pauvres comme pour les riches tel, par exemple, le sel. Il n’y a pas d’impôt plus mal, plus injustement et plus ridiculement réparti. Il semble que ceux qui l’on inventé aient dit : il faut trouver un moyen de faire contribuer les pauvres autant que les riches aux dépenses de l’État ; mais somme nous ne pouvons pas les imposer à la taille, à ses accessoires, à l’industrie, à la corvée, à la capitation, aux vingtièmes, parce qu’ils ne payeraient pas et que nous ne trouverions rien chez eux qui puisse répondre de leurs impositions, imaginons d’imposer chèrement le sel : comme non seulement ils ne peuvent pas plus s’en passer que les riches, la dépense qu’ils feront pour cela compensera en partie les impôts dont nous ne pouvons pas les charger ; tel est le cruel raisonnement qu’ont dû faire les suppôts du fisc lorsqu’ils ont inventé ce détestable impôt. »

« Et, en effet, nous éprouvons par nous-mêmes la vérité de ce que nous venons de dire au sujet de la consommation de cette denrée. »

« Un ménage, très pauvre parmi nous, composé de l’homme, de la femme, l’une fille de dix-huit ans, d’un jeune garçon de dix à douze ans, consomme quarteron à quarteron, c’est-à-dire 3 sous et demi par 3 sous et demi, 78 livres de sel par an. »

« Un autre ménage, aussi pauvre, composé de trois personnes, mais dont deux sont batteurs en granges, en consomme au moins 60 livres par an, au lieu que dans une maison bourgeoise, où il y a également trois personnes, nous savons qu’il s’en consomme à peine 25 livres par an. C’est donc avec raison que nous nous plaignons de cet impôt comme injustement réparti... »

« Nous demandons la suppression des capitaineries (chasses réservées du Roi)... parce qu’elles sont très nuisibles à l’État par le tort immense qu’elles font à la production de la terre... Nous n’ignorons pas que le luxe actuel des riches et l’abondance des manufactures, établies dans les environs de Paris, ne fassent une consommation considérable de bois qui en diminue beaucoup la quantité : mais le gibier des capitaineries y détruit encore bien davantage, car il l’empêche absolument de pousser : à peine le bourgeon sort-il de terre qu’il est dévoré... »

« Et combien de familles dans les villages, réduites à la plus grande misère par les amendes extorquées, à tort et à travers, sur les malheureuses victimes de cette maladie (le braconnage), souvent même sur des innocents qui ont quelquefois aussi payé de leur vie un délit léger, commis par imprudence ou ignorance des lois de capitainerie ! » « On n’oubliera jamais, à Senlis, l’assassinat d’une pauvre femme qui cueillait des fraises, commis à coup de fusil par l’infâme garde Délion, et celui d’un malheureux jeune homme, Coye, qui ramassait du bois mort dans la forêt de Chantilly, assassiné de la même manière, il y a deux ans, par le garde d’Orsay. On pourrait citer plusieurs autres faits aussi tragiques : mais croirait-on que ces détestables crimes n’ont été punis que par la translation de leurs auteurs dans d’autres places plus considérables ? »

« Nous demandons qu’on laisse jouir chacun du droit si naturel de détruire sur ses terres le gibier qui dévaste les productions sans préjudice du droit acquis que les seigneurs prétendent avoir de chasser dans toute l’étendue de leurs fiefs, pourvu qu’ils ne fassent tort à personne, quoique nous sachions fort bien que ce droit n’est qu’une usurpation, commise depuis qu’on a désarmé les paysans il y a deux cents ans (voyez la préface du Code des chasses). »

« Mais pourquoi, nous autres paysans qui n’avons pas assez de bien pour avoir des colombiers, faut-il qu’à cause de cela nous fournissions à la nourriture des pigeons des seigneurs et des grands propriétaires ? Quoi ! parce que nous aurons été assez malheureux pour qu’un coup de vent verse le peu de blé que nous avons dans les champs, il faudra, pour aggraver notre malheur, ou que nous fassions de gros frais pour le faire garder contre les pigeons, ou que nous laissions achever notre ruine par ces animaux qui tombent comme une nuée sur ces grains pour les dévorer ? »

« Il en est de même du sarrasin et autres grains qu’il nous faut faire garder quelquefois trois semaines de suite, pour les préserver du ravage des pigeons, d’où il résulte que nous sommes non seulement obligés de nourrir les lapins du seigneur, leurs lièvres, leurs faisans, leurs perdrix, leurs daims, leurs biches, leurs cerfs, leurs sangliers, mais encore leurs pigeons et bientôt tous les animaux domestiques s’il leur en prenait fantaisie.

« En faudra-t-il pour cela moins payer les propriétaires et la foule d’impôts dont nous sommes écrasés à cause de leurs terres ?

« Si on en fait des plaintes, croira-t-on qu’il y a certains seigneurs qui ne rougissent pas de vous dire : quand tu seras ruiné, je te donnerai du pain, juste Dieu ! les Français sont-ils donc faits pour être une nation de pauvres à l’aumône de quelques riches ? »

« Nous estimons qu’il serait très à propos de mettre un frein à l’ambition des riches propriétaires, dont la plupart ne cherchent qu’à augmenter leurs propriétés aux dépens de celles des pauvres : et de même qu’en 1749 il a été justement défendu aux gens de main-morte d’ajouter les leurs, rien n’empêcherait, il semble, de fixer l’étendue des propriétés sur chaque territoire à une certaine portion, comme un quart ou un cinquième pour les seigneurs des paroisses et un sixième ou un septième pour tout autre particulier.

« Qu’on lise les titres des grandes propriétés ; on verra que la plupart ne sont composées que de petites propriétés qui ont été envahies de toutes manières.

« On éblouit un paysan malaisé avec de l’argent comptant, on lui en suscite le besoin par la facilité cruelle de lui prêter jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rendre, alors on le saisit, on vend au bas prix son héritage au profit du prêteur, on lui fait mille chicanes pour des bagatelles, on l’étourdit par la crainte d’un procès ruineux qui l’oblige de faire le sacrifice de petit bien qui faisait subsister sa famille. »

« La cupidité des riches leur suscite mille moyens pour s’agrandir, ce qui est une principale source de la misère des peuples de la campagne...

« Nous représentons qu’il serait infiniment utile d’établir dans tous villages, autant que faire se pourra, des pâtures communes, contre l’opinion des agronomes modernes ; qu’on fasse restituer celles qui ont été usurpées, et les terrains vagues dont on s’est emparé depuis plusieurs années, et qu’on remette les chemins ruraux dans leur ancienne intégrité.

« Ces terrains et ces chemins, que plusieurs seigneurs et particuliers ont mis en culture à leur profit, étaient des espèces de pâtures pour les vaches, dont la privation est encore une des causes de misère des pauvres habitants des campagnes : mais on a tout fait pour les riches et rien pour les pauvres. »

Ainsi, c’est une passion vibrante qui, de tous les points de la France rurale, répondra aux premiers actes de la Révolution. Et non seulement la bourgeoisie révolutionnaire, si puissante par la force économique et la force de l’idée, ne sera point désavouée par le vaste peuple des campagnes : mais celui-ci aura comme un surcroît de colère, prêt à déborder au delà même des limites que le Tiers-État des villes aurait marquées. Quand une grande île surgit du sein de l’Océan, elle ébranle au loin les vastes flots, et les flots, par un irrésistible mouvement de retour, viennent battre ses rives soudainement dressées.

De même, le brusque surgissement révolutionnaire ébranlera au loin toutes les passions, toutes les colères, toutes les espérances de la vaste mer paysanne dormante depuis des siècles : et l’énorme flot paysan viendra déferler sur les rivages de la Révolution bourgeoise, leur jetant les débris du vieux système féodal.

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journées révolutionnaires (20 juin, 14 juillet, 5 et 6 octobre)

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