Discrimination positive ou volontarisme républicain ? LE PRINCIPE D’ÉGALITÉ À L’ÉPREUVE, PAR MICHEL LOUSSOUARN

mardi 5 septembre 2006.
 

Sujet de débat depuis quelques années, le concept de discrimination positive opposerait deux visions de la république. L’une défendant un modèle intégrateur universaliste, l’autre s’abandonnant au communautarisme anglo-saxon. Pourtant le constat que l’ascenseur social est bloqué est unanime, les échéances de 2007 placeront très certainement au cœur des enjeux électoraux la question de l’égalité des chances. Nicolas Sarkozy est le premier à en avoir fait une thématique de son discours. Par delà les faux-semblants et les idées reçues, ce concept mérite que l’on s’y attarde. Si l’expression est galvaudée par sa connotation anglo-saxonne, elle recouvre une réalité bien différente de ce qu’est l’affirmative action outre-atlantique. Et sans être une solution miracle, le droit à l’expérimentation - ou plutôt le devoir de tout tenter - oblige à réfléchir au renforcement des dispositifs tendant à l’égalité réelle.

1/ L’affirmative action : le contre-modèle américain.

Née au milieu des années 1960 dans la foulée des combats initiés par le mouvement des droits civiques (Civil Right Movement) contre la ségrégation institutionnelle en vigueur dans les Etats du Sud, l’affirmative action est le fruit du législateur autant que l’œuvre des tribunaux. Elle apparaît d’emblée comme un paradoxe. Désirant fonder une « société indifférente à la couleur de peau » (blind-color society), elle s’appuit néanmoins sur la notion de race et de groupe. Le premier texte à utiliser l’expression est la loi de 1964 relative aux droits civils. Il s’agissait alors de prohiber tous traitements discriminatoires en raison de la race, de la couleur, de la religion, du sexe ou de l’origine nationale. Très rapidement, le principe originel de l’affirmative action fut contourné. Les promoteurs de la loi sur les droits civils croyaient à une normalisation progressive de la condition sociale des Noirs-américains. En pratique, la déségrégation affrontait une forte résistance des Etats du Sud. Les émeutes raciales qui agitèrent les Etats-Unis de 1965 à 1968 comme celle de Watts furent une réplique violente à une situation qui ne l’était pas moins. A l’interdiction des traitements discriminatoires devaient donc s’ajouter des politiques correctrices destinées à briser le déterminisme social qui enfermait la classe noire-américaine dans un « cercle de pauvreté » . C’est cette philosophie qui guida L.B Johnson lors de la mise en œuvre de son programme de « Grande Société » (Great Society). Mais si le législateur se montra hostile dans un premier temps à l’existence de traitements préférentiels de type quotas, le juge en admit le principe au début des années 1970 en matière scolaire : la race doit être prise en considération pour la formulation de solutions intégratrices au rang desquelles la mise en place de ratios d’élèves noirs. Prenant au pied de la lettre des directives du ministère de l’Education qui souhaitait que les écoles puissent accueillir plus de 9% d’élèves noirs, le juge en vint à condamner des tests de recrutement dans des universités au prétexte que le niveau requis constituait une barrière infranchissable pour des élèves noirs issus d’écoles défavorisées par des années de politiques ségrégationnistes. Cette jurisprudence fut étendue à la politique de l’emploi : si un déséquilibre racial ou sexuel existait dans la composition du salariat, les juges considèraient qu’il y avait présomption de discrimination au sein de l’entreprise. Pour échapper aux condamnations, les chefs d’entreprises mirent en place une gestion du personnel fondée sur une idée de « normalisation raciale » (race norming) assortie d’un recrutement préférentiel pour les minorités. Dans les faits, cette politique se matérialisa par la création de registre du personnel recensant le sexe et la race de chaque employé afin de faciliter le contrôle des autorités publiques. Afin d’encourager ces dispositifs, l’Etat fédéral conditionna dès 1969 la commande publique à l’existence d’affirmative action au sein des entreprises soumissionnaires. Quelles furent les conséquences de la généralisation de ces traitements préférentiels ? D’un point de vue sociologique, on peut résumer l’affirmative action par le fait qu’elle met en concurrence trois catégories de citoyens :

• ceux à qui est accordée la préférence (prefered) • ceux à qui elle est réfusée (non prefered) • ceux au détriment desquels elle s’applique (disprefered).

Cette troisième catégorie évoque l’existence de « discriminations à rebours », le fait par exemple qu’il serait plus difficile pour un jeune blanc d’origine modeste d’intégrer une université prestigieuse qu’un jeune de la classe moyenne noire américaine qui pourra bénéficier d’un traitement de faveur en raison de sa couleur. Sur le plan politique, elle revient à reconnaître la communauté comme un espace de citoyenneté, cible de politiques publiques spécifiques. Sur le plan juridique, les tribunaux furent contraints d’opérer un « tri » à partir de critères raciaux afin de déterminer à qui s’ouvrait un droit à l’affirmative action. Ainsi six minorités sont juridiquement reconnues aux USA : les Noirs, les Orientaux, les Esquimaux, les Aléoutes, les Hispanophones étant considérés comme une « ethnie » et les Indiens comme une « tribu ». Mais l’affirmative action - si sa dimension reste essentiellement raciale - a vocation à s’appliquer selon d’autres critères tels que le sexe, le handicap... En définitive, il est aisé de comprendre en quoi le modèle américain présente des particularités qui contreviennent au principe d’égalité tel qu’on le conçoit en France puisque « la République assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Excepté l’instauration de la parité en matière électorale, aucun quota n’a été instauré, ce qui ne signifie pas contrairement à des idées reçues qu’aucune politique de « discrimination positive » n’ait jamais vu le jour en France bien que le terme soit inapproprié puisqu’il renvoit une image négative des procédés employés, plus proche de la méthode américaine que du volontarisme républicain.

2/ La « discrimination positive » en France.

Pour autant que l’égalité justifie la lutte contre les discriminations qui innerve toutes les branches du droit et qui constitue le moteur des politiques d’intégration, elle doit faire face depuis plusieurs années à la crise de l’Etat-providence. Le Conseil d’Etat dans son rapport annuel de 1996 consacré au principe d’égalité a mis en lumière la difficulté croissante pour l’Etat de maintenir un haut niveau de prestation pour l’ensemble des citoyens placés dans des situations socialement diverses. Il appella à reformuler la notion d’égalité (entendue comme une égalité géométrique) au regard du principe « d’équité » que l’on peut résumer par le fait de « donner plus à ceux qui ont moins et donner moins à ceux qui ont plus ». Ce concept inspiré de la pensée du philosophe John Rawl veut réaliser une meilleure allocation des ressources en différenciant et en ciblant mieux les bénéficiaires. La jurisprudence constitutionnelle admet ainsi que le législateur peut apporter au principe d’égalité les modulations nécessaires sous deux conditions :

• Qu’elles s’appuient sur des critères rationnels et objectifs au regard du but poursuivi (on peut résumer grossièrement l’idée : à situation différente, traitement différent). • La différenciation n’est légitime que si elle cherche à satisfaire un but d’intérêt général et qu’elle conserve un rapport direct avec la mesure envisagée.

Les « discriminations positives » à la française - que l’on devrait qualifier plutôt de volontarisme républicain - ont pris la forme de politiques visant à combler des handicaps qui frappent certaines zones et leurs habitants. Ainsi en matière économique et d’aménagement du territoire, les pouvoirs publics ont tenté de corriger les déséquilibres géographiques par des dispositifs dérogatoires au droit commun ainsi que par des aides spécifiques. C’est le cas des fonds de soutien aux zones rurales, de la création de zones urbaines sensibles (ZUS), des mesures fiscales applicables aux zones franches urbaines... En matière d’éducation, les zones d’éducation prioritaires (ZEP) relèvent également de cette logique en permettant aux établissements qui y sont localisés d’obtenir des subventions conséquentes, d’octroyer aux personnels certains avantages et des bourses spécifiques pour les élèves. Plus contestée est l’existence de concours particuliers à l’entrée de grandes écoles réservant un nombre de place limité pour des étudiants issus des ZEP. En 2001, le Conseil Constitutionnel a validé la procédure de recrutement parallèle instaurée par l’IEP de Paris qui ne fut pas jugée arbitraire puisque l’admission des élèves restait soumise à des critères de sélection et que la mesure n’avait d’autre but que d’assurer l’égal accès à l’instruction. Hormis des cas particuliers, on constate que la philosophie de la discrimination positive à la française obéit à la volonté d’accorder des moyens supplémentaires pour combler les inégalités de départ mais répugne aux traitements de faveur de type quotas qui supprimeraient toute responsabilité individuelle.

3/ Le double discours sarkozyste et la stratégie conservatrice.

Dans une tribune publiée dans le Figaro , Nicolas Sarkozy expose sa conception de la discrimination positive. Le ton est volontariste, empreint d’un idéal républicain qui rêve d’épanouissement individuel pour chacun. Sarkozy dément ainsi être partisan de la méthode américaine et des quotas ethniques. Au contraire, il prétend s’inscrire dans la lignée du volontarisme républicain pour mieux le renforcer. Défenseur de la nation, opposé au communautarisme, Sarkozy dit refuser les dispositifs qui exonéreraient les bénéficiaires de tout effort. Il salue l’initiative de Sciences Po Paris qu’il appelle à généraliser à la fonction publique par la création d’un « 4ème concours » réservé aux personnes provenant de quartiers sensibles, des bourses spécifiques seraient accordées aux meilleurs élèves des ZEP qui s’engageraient à passer un concours de la fonction publique. Dans le même temps, il propose de réserver des places dans les classes préparatoires pour des élèves issus de ZEP tout en créant des « internats d’excellence » pour accueillir les plus méritants. Nicolas Sarkozy n’est pas à un paradoxe près, les propositions qu’ils formulent vont à l’encontre des solutions éducatives prônées par l’UMP. N’a-t’il pas déclaré que « les ZEP (sont) en dépôt de bilan » et demander leur suppression ? La Convention nationale de l’UMP consacrée à l’éducation a rendu des recommandations qui donnent des frissons dans le dos de tout vrai républicain : suppression des ZEP et de la carte scolaire, autonomie des établissements, rémunération au « mérite » des enseignants... De telles mesures aboutiraient de facto à une concurrence accrue entre établissements et à une privatisation rampante de l’éducation. Ce double langage du ministre de l’intérieur est patent. Opposé au communautarisme, il nomme néanmoins un préfet qu’il qualifie de « musulman ». Tandis qu’il affirme vouloir aider en priorité « tel département rural plutôt que les Hauts-de-Seine, telle ville pauvre plutôt que Neuilly, tel enfant de la Courneuve [...] plutôt que tel élève des beaux quartiers de Paris », sa majorité ne cesse de s’attaquer aux dispositifs tenant d’instaurer une équité entre territoire. Les raides parlementaires systématiques contre le dispositif SRU obligeant les communes de plus de 3500 habitants d’accueillir 20% des logements sociaux met en exergue l’égoïsme de la droite. Un rapport du Conseil d’Analyse de la Société présidé par Luc Ferry préconise l’usage d’outils statistiques mesurant la « diversité visible », c’est à dire la mise en place d’un recensement ethnique. L’argument justificatif tient au fait que l’on ne peut combattre efficacement un phénomène que l’on ne peut mesurer précisément. Le ministre de l’intérieur a compris l’usage qu’il pourrait en faire en fichant les délinquants selon leurs origines ethniques. La dernière fois que le droit français a autorisé de tels arrangements avec la morale républicaine, il s’agissait de pratiquer des expertises médico-légales sur des justiciables dans les colonies afin de déterminer les caractères ethniques pour vérifier si le Code l’Indigénat leur était applicable. En ce domaine comme dans d’autres, une analyse approfondie permet de mettre à jour le double discours sarkozyste. On rappellera à bon escient en quoi la thématique de la discrimination positive joua un rôle de premier plan dans l’avènement de la Révolution conservatrice aux Etats-Unis. Richard Nixon reprit à son compte le concept d’affirmative action malgré les fortes réticences du camp républicain. Il fut le premier à officialiser la pratique de traitements différentiels par l’adoption du Plan de Philadelphie du 27 juin 1969 qui imposait aux contractants et aux sous-contractants de l’administration des quotas de salariés issus de minorités ethniques. L’un des objectifs de ce plan visait à prendre par surprise les démocrates contraints à la surrenchère, à diviser la gauche tout en créant une « bourgeoisie noire » alibi. Afin de jouer sur tous les tableaux, le Parti Républicain accusait les démocrates historiquement liés à la déségrégation de favoriser un « racisme anti-blanc » et d’être pris en otage par des lobbys communautaires . Cette stratégie détaillée par le conseiller en communication de Nixon visait à saper la base électorale du Parti Démocrate par une double action : faire basculer l’électorat populaire blanc du Sud traditionnellement favorable aux politiques sociales démocrates mais volontiers conservateur sur la question raciale, tout en faisant croire aux Noirs que les républicains se préoccupaient de leur sort. La comparaison avec la méthode sarkozyste doit rester mesurée mais des similitudes sont frappantes. Le ministre d’Intérieur toujours prompt à prêcher la « rupture » manie la notion de discrimination positive comme il le fit avec l’abolition de la double peine ou le vote des résidants étrangers. Il s’en sert pour apparaître moderne et ravaler ses adversaires de gauche comme de droite au rang d’archaïques tout en soulignant qu’ils n’ont jamais eu le courage de passer à l’acte sur ces questions fondamentales. Il cherche à attirer une partie des électeurs issus de l’immigration sans pour autant répugner à râcler les fonds de tiroirs lepénistes par des discours musclés et populistes. Cette stratégie peut heurter l’électorat de droite classique (on se souvient de son revirement sur le vote des étrangers), mais elle a plutôt bien réussi aux néoconservateurs américains...

4/Retrouver demain les chemins de l’égalité républicaine.

Plus que jamais l’idéal républicain d’égalité demeure un impératif, il ne s’agit pas seulement de constater une égalité juridique (« l’égalité des chances ») mais bel et bien de lui apporter une déclinaison matérielle. Pourtant il semble qu’il n’a jamais été aussi difficile de faire vivre ce principe. La société française souffre du fléau de la reproduction sociale : un enfant issu d’une famille modeste a moins de chance d’accéder à une condition sociale plus favorable au terme de sa scolarité. Le phénomène de surdétermination par les origines individuelles constitue un trait persistant du mal français. L’affirmative action n’est pas une solution républicaine, elle s’appuie sur des critères dont le maniement est bien trop dangereux et dont la conséquence est de fractionner encore plus une société déjà fragilisée. L’axiome républicain « donner plus à ceux qui ont moins » doit demeurer le cadre de toute action mais ses modalités doivent être précisées à l’aune des enjeux actuels. Si un volet correctif demeure essentiel a posteriori, il faut désormais réfléchir aux moyens d’enrayer la fabrication des inégalités en amont. Les politiques de « ciblage » des catégories les plus en difficulté devront être poursuivies sur la base de critères socio-économique objectifs, mais pour donner enfin de véritables résultats il devra être accompagné d’une concentration des moyens pendant le temps nécessaire. Au cœur de ce dispositif, le service public de l’éducation doit trouver toute sa place grâce à une relance des ZEP elles-mêmes incluses dans une refonte globale des moyens et des orientations de l’Education Nationale, sans oublier les procédures de diversification des étudiants dans les établissements supérieurs sélectifs type Sciences Po ou Normale Sup’. Les politiques d’aménagement du territoire et de la ville visent l’environnement et non les individus directement, elles n’en sont pas moins un volet important qui doit faire l’objet d’un courage budgétaire inédit. Le combat contre les inégalités est une mission des pouvoirs publics, ils ne peuvent se défausser sur des pseudos initiatives entreprenariales à objectif marketing qui empreintent plus à la charité qu’à l’exigence de d’égalité réelle.

Michel Loussouarn


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