Jean-Pierre Kahane «  La science pour contribuer au bien-être de la société

jeudi 18 septembre 2008.
 

Jean-Pierre Kahane, mathématicien de renommée mondiale, académicien des sciences et militant communiste, analyse les liens entre science, société et politique. Il nous livre des pistes pour améliorer leur synergie dans une démarche progressiste.

Réchauffement climatique, pénurie de nouveaux antibiotiques, révolution numérique galopante, déploiement des bio et nanotechnologies, dilemmes éthiques… Comment relever les défis majeurs actuels et futurs aux niveaux national et international lorsque science, société et politique semblent en divorce  ?

Comment réussir en l’absence d’une volonté publique forte et sous la pression de coupes budgétaires  ? Comment renouer le dialogue entre citoyens, chercheurs et décideurs pour inscrire le progrès scientifique et technique dans une voie de progrès pour toute l’humanité  ? Éclairer le grand public, débattre, encourager les scientifiques à sortir de leurs laboratoires, coopérer entre les pays et surtout, surtout se faire entendre par le monde politique et le convaincre d’agir dans une démarche progressiste… telles sont quelques-unes des entreprises initiées la semaine dernière par l’Académie des sciences pour son 350e anniversaire.

Réunis au Louvre, à Paris, une soixantaine de représentants d’académies des sciences du monde entier se sont engagés, dans une déclaration commune, à réinvestir l’éducation et à contribuer au bien-être de l’humanité. Une démarche prolongée, sous diverses formes, cette semaine par la 25e édition annuelle de la Fête de la science, destinée à favoriser les échanges entre chercheurs et citoyens. Un événement important selon le mathématicien, académicien des sciences et militant communiste Jean-Pierre Kahane (*), qui insiste sur l’urgence de tisser de nouveaux liens de confiance entre science et société.

Que pensez-vous de la Fête de la science qui se déroule en ce moment en France  ? Ce rendez-vous annuel est-il suffisant pour créer du lien entre scientifiques et citoyens  ?

Jean-Pierre Kahane La Fête de la science est importante pour deux raisons  : elle attire l’attention du grand public, des jeunes et des médias et elle oblige les scientifiques à sortir de leur coquille pour transmettre leur savoir  ! Aujourd’hui, les chercheurs savent que la vulgarisation, le partage des connaissances, fait partie de leur mission scientifique. Ce qui n’était pas le cas il y a trente ans  : le terme de vulgarisation était mal perçu par la communauté scientifique, nous pouvions, à la rigueur, parler de « popularisation » des sciences. S’interroger sur les liens entre science et société n’était pas une préoccupation professionnelle. À ma connaissance, c’est la Société européenne de mathématiques, dans les années 1990, qui a été la première à en faire un thème de congrès. La fête annuelle de la science est insuffisante, bien sûr, mais elle ouvre la voie vers une multitude d’initiatives qui créent du lien entre science et citoyens. Je pense aux portes ouvertes des musées et laboratoires, aux conférences grand public, aux nouveaux livres de vulgarisation scientifique, au festival international des jeux de mathématiques à Paris…

L’Académie des sciences, dont vous faites partie, célèbre son 350e anniversaire. À cette occasion, 58 académies des sciences du monde ont signé une déclaration commune pour «  exprimer leur détermination à travailler au sein de la société ». Comment considérez-vous ce texte  ?

Jean-Pierre Kahane J’aime le titre de ce manifeste, « Science et confiance », à contre-courant de l’atmosphère générale qui serait plutôt « Science et méfiance ». Dans son article du 6 octobre dans l’Humanité Dimanche, le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, Catherine Bréchignac, développe les raisons du divorce entre la société et la science. Par la signature de cette déclaration commune, les 58 représentants d’académies des sciences affirment l’importance des liens entre science, société et politique et s’engagent à les renouer. La dernière phrase du manifeste en est l’expression  : « Les académies des sciences réunies renouvellent leur confiance dans l’éducation et dans la capacité de la recherche scientifique à contribuer au progrès de l’humanité. »

Cette déclaration insiste sur la lutte contre « les obscurantismes », est-il particulièrement nécessaire de mener ce combat en période électorale  ?

Jean-Pierre Kahane C’est très important, dans tous les pays et quelle que soit leur situation politique. L’obscurantisme est une arme électorale quand la politique disparaît de la pensée commune. On en voit un exemple avec les élections américaines. Toute la campagne de Trump est fondée sur l’obscurantisme  ! Il dit n’importe quoi, mais toujours en rapport avec des préjugés ou des fausses sciences. D’ailleurs, aux États-Unis, on enseigne toujours le créationnisme dans les écoles… En quoi consistent les obscurantismes  ? À trouver des réponses courtes et simplistes à des questions difficiles. Il existe une bataille mondiale entre l’obscurantisme et les Lumières et l’erreur, plus facile, plus flatteuse, plus diverse, arrive souvent avec une longueur d’avance dans l’opinion. Or, les fausses croyances empêchent la société d’avancer sur des questions urgentes  : je pense au réchauffement climatique, mis en évidence dès les premiers rapports du Giec… et dénigré par certains.

Communiste depuis toujours, comment votre parcours militant influe-t-il sur votre conception de l’enseignement des mathématiques et leur rôle dans la cité  ?

Jean-Pierre Kahane Je suis communiste depuis soixante-dix ans, j’ai adhéré au PCF le jour de mes 20 ans. Je venais d’entrer à l’École normale supérieure pour faire des mathématiques. Mon père était communiste, j’ai toujours vécu avec ces valeurs, j’ai lu le Capital pendant l’Occupation… C’était donc une adhésion à la fois affective et réfléchie. J’étais seul de ma promotion à être communiste mais il y avait des camarades remarquables dans toutes les disciplines et un mouvement syndical fort qui montait. Par la suite, j’ai élargi mon horizon, y compris ma vision des mathématiques, du fait de mon engagement politique. Enseigner, partager, cela faisait partie de mes devoirs. Les mathématiques doivent constituer un entraînement de l’esprit. Il est très important de les enseigner de façon accessible, ludique, intéressante. Condorcet voulait qu’on les enseigne aux très jeunes enfants. Je cite, de mémoire, l’une de ses belles formules  : « Les chiffres et les lignes parlent plus qu’on ne le croit à leur imagination naissante et c’est un moyen sûr de l’exercer sans l’égarer. » L’important pour un professeur est d’avoir comme objectif de développer l’esprit des enfants. Et Condorcet ne parle pas de les exercer à la rigueur, il insiste  : « développer l’imagination sans l’égarer ». C’est bien plus créatif, joyeux et épanouissant que d’appliquer des règles à la lettre, sous le joug de la sévérité ou de la punition  ! Il faut voir des mathématiques en rêve pour bien les apprendre.

Concernant les sciences, sont-elles suffisamment valorisées en France  ?

Jean-Pierre Kahane En sciences, on ne peut pas, on ne doit pas, chercher à tout apprendre, l’essentiel est de faire sentir qu’en mettant son esprit en branle sur un problème, on commence à avoir prise sur une quantité de concepts et de méthodes. Paul Bert, théoricien de l’enseignement, s’attachait à l’éducation des sciences dès le primaire dans un certain ordre  : les sciences naturelles, la physique et les mathématiques. Pourquoi  ? Les premières serviraient aux agriculteurs, la deuxième aux artisans, les dernières aux commerçants, et au final à toute la société… Mais la raison fondamentale est qu’en acquérant des notions scientifiques, « les enfants exerceraient la discipline de l’intelligence »… et seraient donc beaucoup moins sujets aux superstitions et aux préjugés  ! Les sciences développent l’esprit critique. J’aimerais que cet idéal des fondateurs de l’enseignement public refasse surface. En effet, à l’heure actuelle, on ne pourvoit pas tous les postes d’enseignement et on emploie des vacataires, des personnels temporaires pas du tout formés. La solution serait le prérecrutement des enseignants et un objectif à venir serait un prérecrutement universel  : un salaire étudiant se justifierait parce que c’est une tâche sociale d’acquérir les connaissances accumulées et de les transmettre. Concrètement, le prérecrutement garantit un salaire pour l’existence, les jeunes sont sûrs d’avoir un métier au sortir de leurs études. Et la garantie de l’emploi est le meilleur facteur de mobilité. Ensuite, concernant l’enseignement, il manque une orientation générale qui résulte du lien entre les sciences et la société. Par exemple, en biologie, la boussole serait l’histoire de la biologie et la théorie de l’évolution, et pour la physique-chimie, la théorie atomique… De façon générale, il s’agirait pour les enseignants de lier le métier et la conscience sociale afin que professeurs et élèves s’entendent sur des repères et partagent une ambition commune.

Justement, quel est le rôle de l’Académie des sciences vis-à-vis des citoyens et des politiques  ?

Jean-Pierre Kahane Celui de l’Académie est de maintenir la boussole de la recherche sans cadre ni limite. Actuellement, il faut bien qu’elle prenne le relais du Comité national de la recherche scientifique, jeune et représentatif, mais tenu en laisse par les gouvernements récents. Ce n’est pas son rôle historique, l’Académie des sciences a été créée en tant qu’Académie royale des sciences afin de conseiller les autorités pour l’exécution de tous les travaux importants aux XVIIe et XVIIIe siècles.

À l’époque, les scientifiques étaient donc sollicités et entendus par les politiques  ?

Jean-Pierre Kahane Oui. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. À l’origine, les monarques n’étaient pas indifférents au développement scientifique et technique. Même Louis XVI s’intéressait à la serrurerie… et c’est bien ce qu’il y avait de meilleur en lui  !

Actuellement, la volonté politique et les moyens sont-ils à la hauteur pour mener des travaux scientifiques et contribuer à des progrès dans la société  ?

Jean-Pierre Kahane Non, ils ne sont pas suffisants. S’il y a des domaines où les autorités ont fait des efforts, je pense au Cern, le Centre européen de recherche nucléaire, qui a permis des découvertes comme celle du boson de Higgs, il manque une plus forte coopération entre la science et les citoyens, souvent peu ou mal informés, pour pousser les gouvernements à fournir les moyens. Et ce ne sont pas des superstructures imposées par le gouvernement, comme le Comue sur le territoire de Saclay d’Orsay, qui feront avancer la recherche fondamentale  : leur conseil d’administration n’est pas occupé en majorité par l’université mais par les écoles soumises à des règles ne leur autorisant pas une liberté complète de recherche. S’il est utile que les universités aient le souci des applications et travaillent avec les industries, les travaux scientifiques ne peuvent et ne doivent pas être dirigés par le privé. Par exemple, une politique publique du médicament est une urgence en face des abus scandaleux qui se pratiquent dans les industries pharmaceutiques. Nous sommes face à des enjeux mondiaux avec le réchauffement climatique, la sécheresse ou les inondations selon les pays. Si le sujet était mis à l’étude au plan mondial et entraînait un mouvement international, ce serait un bon exemple d’union entre sciences, société et politique. Il faudra d’énormes moyens pour traiter les urgences et y faire face, et la volonté politique est à créer. Mais l’avenir n’est pas fait uniquement des urgences prévisibles. Le progrès ne résulte pas seulement de la réponse aux questions posées. Le rôle historique de la science est de dégager des voies nouvelles par une exploration sans fin de tout de qui nous entoure, sans souci au départ d’applications. Le temps des grandes découvertes n’est pas révolu, heureusement pour l’humanité, et nous avons à lui frayer la voie. Le progrès des sciences est déjà impressionnant, sachons le transformer en un progrès d’avenir pour toute l’humanité.

(*) Jean-Pierre Kahane est aussi codirecteur de Progressistes, la revue du PCF consacrée aux sciences, au travail et à l’environnement.

Entretien réalisé par Anna Musso, L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message