60 ans après la Déclaration Universelle, l’accueil bienveillant des bourreaux l’emporte en France sur le respect des droits des victimes

mercredi 13 septembre 2023.
 

On sait que les responsables des crimes les plus massifs et les plus abominables demeurent impunis, dans la mesure où les tribunaux de leur pays ne peuvent ou ne veulent les poursuivre et les juger. Ce constat a conduit à la création de juridictions internationales, et principalement, en juillet 1998, de la Cour pénale internationale (CPI), laquelle fonctionne depuis le 1er juillet 2002, après ratification de son statut par soixante Etats. Mais cette Cour ne peut évidemment se saisir de tous les criminels concernés. C’est pourquoi il est rappelé dans le préambule du statut de la CPI qu’« il est du devoir de chaque Etat de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ».

En effet, sous peine de voir échapper de tels auteurs de crimes aux mailles de la justice lorsqu’ils ne sont inquiétés ni par leurs tribunaux nationaux, ni par une juridiction internationale, il est indispensable qu’ils puissent être poursuivis lors de leur passage dans d’autres pays. C’est l’application d’un principe dit de « compétence universelle », mis en œuvre avec un grand retentissement lors de l’interpellation à Londres, en octobre 1998, du général Pinochet, à la demande d’un juge espagnol. Ce principe découle de l’application de certaines conventions internationales dont les dispositions sont intégrées dans le droit interne. Ainsi la France, qui a ratifié la convention de 1984 contre la torture a, en 1994, à l’occasion de la refonte du Code pénal et du Code de procédure pénale, prévu la possibilité de poursuivre, arrêter et juger toute personne soupçonnée de crime de torture se trouvant sur son territoire. C’est ainsi qu’a pu être obtenu, le 1er juillet 2005, un arrêt historique de la cour d’assises du Gard condamnant un officier mauritanien, Ely Ould Dah, à dix ans d’emprisonnement pour de tels actes commis dans son pays.

Malheureusement la France, dont les dirigeants s’illustrent davantage dans les discours que dans l’action, reste fortement réfractaire à la mise en œuvre effective de ce principe. Les illustrations abondent d’une priorité absolue donnée aux considérations politiques, pour ne pas dire aux petits arrangements entre amis, au détriment d’une indépendance du pouvoir judiciaire. Ainsi, dans une affaire aux péripéties multiples instruite à propos du massacre d’environ 350 personnes au Beach de Brazzaville au printemps 1999, a-t-on vu la présidente de la chambre de l’instruction de Paris remettre en liberté, en pleine nuit, le directeur de la police nationale du Congo Brazzaville, dont le juge des libertés et de la détention venait d’estimer l’incarcération nécessaire. Ce même fonctionnaire de police, qui séjournait en France à titre purement personnel, s’est néanmoins ensuite vu reconnaître par la justice le bénéfice d’une immunité, motif pris qu’il aurait été en mission officielle.

Pire encore, suite au dépôt d’une plainte, motivée sur le fondement de la torture, à l’encontre de Donald Rumsfeld, présent à Paris en octobre 2007, le parquet a opposé, en contradiction avec le droit international, que devait être considéré comme bénéficiant d’une immunité cet ancien secrétaire d’Etat américain à la Défense, dès lors que les actes reprochés avaient été accomplis alors qu’il était en fonction. C’est ainsi entériner, au moins implicitement, l’idée selon laquelle il est dans l’exercice des fonctions d’un ministre de recommander, voire d’ordonner, et en tout cas de couvrir le recours à la torture et autres actes cruels, inhumains et dégradants. De manière tout aussi stupéfiante, le procureur de la République a pu s’appuyer, pour émettre cette opinion, sur un avis recueilli auprès des services de l’actuel ministre des Affaires étrangères, ce qui traduit au demeurant une curieuse conception de la séparation des pouvoirs.

Mais le plus inquiétant est en cours de gestation. Il faut savoir que si la France s’est dotée d’un texte lui donnant les moyens d’agir en matière de torture, il n’en est pas de même pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité ou les crimes de génocide. Or, l’occasion lui est donnée de rejoindre sur ce point plusieurs de ses partenaires européens, américains et d’Etats du Sud, en adoptant enfin une législation honorable à l’occasion du vote par le Parlement sur un projet de loi d’adaptation du droit pénal français au statut de la CPI.

Hélas, le premier résultat est affligeant puisque le Sénat, saisi en première lecture, vient d’adopter un texte qui conduit en pratique à réduire à néant l’application du principe de « compétence universelle ». Deux dispositions sont révélatrices. La première est que seul le parquet pourra engager des procédures, à l’exclusion des victimes qui se voient privés du droit de déposer plainte avec constitution de partie civile, pour les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide. Ainsi, les victimes de ces crimes d’une gravité exceptionnelle auront moins de droits que les victimes de délits mineurs de droit commun. Il est inutile par ailleurs de nourrir la moindre illusion sur l’initiative d’un parquet soumis au pouvoir politique et dont l’expérience démontre, sauf rares exceptions, la grande frilosité dans toutes les affaires de compétence universelle. La seconde restriction, qui verrouille bien tout le dispositif, consiste à exiger que les auteurs présumés de ces crimes internationaux possèdent une résidence « habituelle » en France pour pouvoir y être poursuivis. Gageons qu’aucun d’entre eux ne prendra stupidement ce risque, se satisfaisant de séjours plus ou moins prolongés sur le territoire français. Autant dire clairement qu’aucune action ne pourra plus être engagée.

Oui, décidément, la France sait se montrer attentive quand il s’agit de ne pas perturber la villégiature des hôtes les plus encombrants. L’accueil bienveillant des bourreaux l’emporte ainsi sur le respect des droits des victimes. Pourtant, sauf à admettre que l’impunité des puissants est vouée à demeurer la règle, rien ne peut justifier une telle attitude : la stabilité des relations internationales est bien davantage menacée par l’absence de sanction pour les crimes et massacres les plus abominables que par les remous susceptibles de résulter des interpellations de leurs auteurs. C’est aussi oublier l’aspect dissuasif que représente la possibilité de poursuites contre ces criminels. L’hypocrisie du double langage est insupportable : la France ne peut demeurer à la traîne en proclamant être à l’avant-garde. Espérons encore un sursaut de la représentation nationale pour l’adoption d’un texte définitif lui permettant de restaurer l’image de patrie des droits de l’homme soucieuse de droit et de justice.

Patrick Baudouin, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message