Spirale spéculative, explosion de la demande, développement des agrocarburants. Comment le marché mondial des céréales s’est emballé (Monde diplomatique)

dimanche 25 mai 2008.
 

Emeutes contre la « vie chère » au Burkina Faso et au Cameroun, manifestations contre la hausse du prix du pain à Dakar (Sénégal), etc. Les populations africaines subissent les conséquences de la hausse des prix mondiaux des céréales. Le cours du riz importé d’Asie enfle dangereusement, alors que ceux des autres grains battent tous les records sur les marchés américains.

En ce début de millénaire, la sécurité alimentaire redevient un sujet de préoccupation, y compris dans les pays industrialisés. Des observateurs, tel Jean Ziegler, jusqu’à récemment rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, évoquent la crainte de famines dans l’ouest du continent noir (1). Même au Royaume-Uni, où l’agriculture fut sacrifiée sur l’autel de la révolution industrielle (2), le département chargé des affaires rurales, de l’alimentation et de l’environnement s’est ému des dangers pesant sur la sécurité alimentaire dans une étude parue en décembre 2006 (3).

A peine un an plus tard, la rue s’enflamme contre la vie chère, non pas à Londres, mais dans les villes de l’hémisphère Sud, où l’on dépend aussi des importations pour se nourrir. Mais avec un revenu sans commune mesure avec celui des Britanniques. Entre-temps, les prix — lait, huile, riz ou blé — ont explosé. Et c’est sur le marché des céréales que la flambée se révèle le plus spectaculaire.

Durant l’été 2007, au moment où les agriculteurs de l’hémisphère Nord moissonnent, les cours font la culbute : à la chambre de commerce de Chicago, la référence pour le commerce mondial des graines, le cours du blé passe de 200 dollars (126 euros) à 400 dollars (252 euros) la tonne entre mai et septembre. Même scénario à Paris, où le blé meunier atteint un sommet au début du mois de septembre : 300 euros la tonne. A la mi-mars 2008, lorsque les Etats-Unis ont quasiment épuisé leurs capacités d‘exportation, les prix montent encore. Le boisseau (27 kilos) dépasse le niveau symbolique des 13 dollars. Un record historique. En un an, le blé a augmenté de 130 % sur le marché à terme américain. Pris au dépourvu, minotiers, fabricants de pâtes ou d’aliments destinés au bétail protestent vivement dans les pays développés. Depuis plusieurs années, on observe un décalage entre l’offre et la demande. Les stocks finaux — ce qui reste dans les silos des pays producteurs avant le début des moissons — se contractent tandis que la demande s’accroît : le marché ne se régule plus par l’accroissement de l’offre mais par le recours aux réserves accumulées dans les grands pays exportateurs.

Des bénéfices astronomiques

Cet équilibre précaire se rompt en 2007 sous l’effet de deux événements : d’une part, la hausse de la demande générée par le boom des agrocarburants (4) ; d’autre part, de mauvaises récoltes dues aux aléas climatiques. Deux phénomènes qui portent à leur paroxysme les tensions causées par la demande croissante des pays émergents comme la Chine. Le premier phénomène absorbe 10 % de la production mondiale de maïs. Mais il n’est que partiellement responsable de la hausse spectaculaire des prix des céréales car les Américains, les principaux fabricants d’agrocarburants concernés, ont dopé leur production de maïs pour répondre à cette nouvelle demande (lire « L’éthanol, nouvel euphorisant des responsables américains »). Le second facteur a joué un rôle déterminant en 2007 : la sécheresse en Australie, le manque de soleil et le trop-plein d’eau en Europe, enfin le gel en Argentine ont anémié la production. On est loin de la pénurie mais, dans les salles de marché où la ligne des stocks finaux constitue le principal horizon des décisions de vente ou d’achat, leur baisse substantielle a favorisé la hausse des cours tout au long de la campagne.

Le blé est consommé à peu près partout. Ses propriétés physiques en font l’unique céréale panifiable : elle est irremplaçable pour fabriquer du pain, des pâtes ou de la semoule. C’est de loin la céréale la plus échangée — un cinquième de la production mondiale circule d’un continent à l’autre —, mais sa production à destination du marché mondial est l’apanage d’une poignée de pays, les Etats-Unis, certains pays de l’Union européenne, l’Australie, le Canada et l’Argentine étant les plus grands exportateurs.

La croissance économique des pays émergents, couplée à leur urbanisation, a modifié en profondeur le comportement alimentaire de l’humanité : on mange plus, et surtout plus de viande. Les Chinois, par exemple, en consomment cinq fois plus en 2005 qu’en 1980. Or il faut 3 kilos de grain pour produire 1 kilo de volaille, et plus du double pour obtenir 1 kilo de bœuf. Les céréales fourragères tout comme les oléagineux font partie du menu quotidien du bétail.

Avec l’augmentation de la population mondiale et l’élévation du niveau de vie dans les pays émergents, la demande solvable en céréales croît inexorablement. Les exportations mondiales de blé ont été multipliées par trois entre 1960 et le début des années 2000. L’Egypte, l’ancien grenier à blé de la Rome antique, en est à présent le premier importateur. Sur le pourtour méditerranéen comme en Afrique subsaharienne, l’accroissement des importations à bon marché pendant les décennies d’abondance a asphyxié l’agriculture locale. La facture alimentaire de ces pays est devenue exorbitante. Dans un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), publié en juin 2007, l’économiste Adam Prakash estime que le panier d’importations alimentaires coûtera en moyenne 90 % de plus qu’en 2000 pour les pays les moins avancés (5). Quelques mois plus tard, le 9 novembre 2007, les experts de l’agence des Nations unies enfoncent le clou : dans une conférence de presse tenue à Dakar, M. Henri Josserand, chef du service mondial d’informations et d’alertes rapides à la FAO, considère qu’entre 2006 et 2007 la facture alimentaire a crû d’un tiers pour les pays africains, voire de 50 % pour les plus dépendants (6) (lire « “Rares sont les agriculteurs qui cultivent le blé” »).

Les grands pays exportateurs sont les premiers bénéficiaires de la situation. Les Etats-Unis, en tête, enregistrent un revenu agricole record à l’exportation : 85 milliards de dollars (53 milliards d’euros) en 2007. Selon les estimations du département américain à l’agriculture, le cru 2008 paraît encore plus prometteur. En France, les céréaliers ont doublé leur revenu. Plus discrètes, les grandes maisons de négoce enregistrent des bénéfices astronomiques.

A l’autre bout de la chaîne, dans les pays en voie de développement importateurs nets, la colère gronde. Des émeutes ont éclaté au Mexique (7), au Sénégal, au Maroc, en Mauritanie. Dans ces pays, l’agriculture locale ne couvre pas les besoins. Or, si la hausse du panier de la ménagère est supportable dans les économies développées, où l’alimentation ne représente plus que 14 % des dépenses, elle devient ingérable dans les Etats d’Afrique subsaharienne, où l’on y consacre 60 % du revenu.

Affectés par l’inflation de l’alimentation, les pays émergents et traditionnellement exportateurs ont érigé des barrières pour maintenir les prix locaux à un niveau abordable. L’Argentine (8) et la Russie ont imposé des taxes à l’exportation ainsi qu’un encadrement des volumes expédiés. Une fois répercutées sur le marché mondial, ces mesures ont encore accru les tensions.

Les pays les plus exposés, les importateurs nets, ont recours aux subventions lorsque leurs finances le permettent. En septembre dernier, au Maroc, l’augmentation du prix du pain décidée par le syndicat des boulangers a provoqué de violentes manifestations dans plusieurs villes. Craignant que la colère de la rue ne vire à l’émeute, le gouvernement a préféré annuler l’augmentation et suspendre plusieurs taxes sur l’importation du blé pour soulager les minotiers. Le gouvernement tunisien a même demandé aux boulangers de réduire le poids du pain pour éviter d’en augmenter le prix.

D’après l’agronome Marc Dufumier, une famine peut éclater au moindre incident climatique (9). Elle sera d’autant plus difficile à juguler que les stocks de l’aide alimentaire mondiale s’amenuisent dangereusement. « Lorsque le prix du blé monte, l’aide alimentaire s’estompe, fait remarquer cet expert en agriculture comparée. La générosité des pays du Nord s’exprime quand ils disposent de surplus. L’aide fait baisser les stocks et contribue à soutenir les prix chez eux. Mais, dès que les prix s’envolent, ils vendent à qui exprime une demande solvable. » Les chiffres publiés par le Conseil international des céréales (CIC) (10) le confirment : au cours de l’exercice 2005-2006, 8,3 millions de tonnes de graines ont été expédiées au titre de l’aide alimentaire ; 7,4 millions seulement en 2006-2007. L’aide devrait tomber à 6 millions de tonnes pour la campagne qui s’achève.

Les « émeutes de la faim » ne sont pas près de s’éteindre : tant que l’offre ne satisfera pas la demande, les prix continueront à grimper. Pour inverser la tendance, les gouvernements pourraient en appeler à l’« impératif de la consommation citoyenne », comme le suggère un éditorialiste tunisien (11), et demander à la population de manger moins de couscous, moins de pain et surtout moins de viande. L’injonction a peu de chances de recueillir un écho favorable dans les pays où le menu quotidien commence à s’améliorer. Sans parler de ceux qui, jusque-là, n’y ont pas accès.

En Chine par exemple, le ministère de la santé encourage les femmes à consommer des produits lactés pour absorber plus de calcium. Or qui dit lait, dit bétail... et cargos de tourteaux et de céréales pour nourrir le cheptel. La demande va selon toutes probabilités s’amplifier dans les années à venir.

Il faut aussi compter avec le phénomène spéculatif. « Soyez un acteur de la volatilité des marchés agricoles. Ne restez plus spectateur. Informez-vous », lançait, à l’automne 2007, Financeagri, une société française d’informations spécialisées en matières premières agricoles, dans un courriel adressé à tous les intervenants de la filière. Cette offre commerciale illustre la révolution en cours sur les marchés à terme agricoles : initialement créés pour couvrir le risque de variation de prix, ils sont devenus des terrains de chasse appréciés par tous les spéculateurs, qu’ils soient réguliers comme les investisseurs et les négociants, ou occasionnels, comme les agriculteurs. L’arrivée des premiers a bouleversé les cotations en alimentant la volatilité des cours. Les indices agricoles, qui répercutent l’évolution des cours, font un tabac auprès des fonds d’investissement. Entre la fin du premier trimestre et la fin du quatrième trimestre 2007, c’est-à-dire au moment où les marchés de céréales se sont envolés, le volume des capitaux gérés par les fonds d’investissements cotés (ETF dans le jargon de la finance) sur les produits agricoles européens a quintuplé. Il est passé de 156 millions de dollars (99 millions d’euros) à 911 millions (583 millions d’euros) selon la Barcap (filiale de la banque britannique Barclays spécialisée dans l’investissement) (12). Selon la même source, l’encours des fonds placés sur les marchés agricoles américains a fait un bond encore plus grand : il a été multiplié par sept entre le premier et le dernier trimestre de l’année 2007.

L’accroissement d’une population de plus en plus gourmande et carnassière et la sous-évaluation des produits agricoles par rapport aux autres matières premières pourraient installer la flambée des produits agricoles dans la durée. Si les marchés des métaux et de l’énergie sont en effervescence depuis cinq ans, pour les produits agricoles ce n’est que le début.

Un autre facteur a séduit les investisseurs : la convergence entre le prix des produits énergétiques et celui des céréales destinées à l’industrie des agrocarburants. Dans cette atmosphère euphorique, le producteur cherche lui aussi à maximiser ses profits. « Les prix élevés ont conduit à renforcer l’individualisme des opérateurs », constate l’analyste d’une grande maison de négoce. En France, beaucoup de contrats n’ont pas été honorés, notamment pour la livraison de blé meunier et d’orge brassicole. Estimant qu’ils tireraient un meilleur parti d’une vente directe aux industriels, les producteurs ont dû rembourser les coopératives lésées.

Cette attitude est une réaction bien compréhensible, reconnaît M. Philippe Mangin, président de Coop de France (13) : « Les paysans n’ont jamais été confrontés à autant de volatilité. Les cours ont été multipliés par trois en quinze mois, il y a de quoi faire tourner la tête, surtout après trois ans de vaches maigres. » Néanmoins, il déplore cette évolution. Face à la concentration de la demande industrielle et au désengagement des pouvoirs publics, la solidarité des producteurs, garantie par le mouvement coopératif, serait très utile.

Selon les estimations du CIC, les agriculteurs commencent à réagir : la surface plantée en blé devrait augmenter de 4 % en 2008. Une progression comparable à celle observée lors du dernier coup de chauffe sur le marché des céréales, en 1995-1996. Mais, si l’on tient compte de l’ensemble des céréales, peu de pays disposent des moyens techniques et surtout des terres disponibles. « La terre est un placement d’avenir », assure l’investisseur britannique Jim Slater. Après avoir fait fortune sur le marché des métaux, il s’oriente vers l’agriculture en privilégiant les placements dans les programmes d’irrigation.

Avarice des pays donateurs

La Russie, avec ses vastes steppes de Sibérie orientale, et l’Ukraine, avec ses fameuses terres noires, ont vocation à développer leur agriculture. Mais le climat continental rend l’entreprise aléatoire, le gel pouvant, d’une année à l’autre, faire brutalement chuter les rendements. En revanche, l’Argentine et le Brésil peuvent convertir pampa et forêts en terres cultivables. « Il y a encore des gains de productivité que les gens ne soupçonnent pas », estime Dufumier. Davantage qu’en Europe, où le rendement à l’hectare est le plus élevé du monde, l’avenir de l’agriculture d’exportation se trouve sans doute dans ces pays neufs où les coûts de production sont les plus bas et les rendements encore faibles. Un avenir qui implique la généralisation des organismes génétiquement modifiés (OGM), déjà omniprésents en Argentine, et un cortège de conséquences néfastes pour l’environnement, comme la déforestation au Brésil.

Quant aux pays les plus affectés par le choc céréalier, leur salut passe par la renaissance de leur agriculture. Parce qu’il a su renforcer la sienne, le Mali se trouve relativement épargné. Grâce aux investissements dans la production rizicole du delta du Niger et grâce au bon sens des cotonculteurs. Déçus par la détérioration du prix offert par les sociétés cotonnières pour un kilo de coton graine, ils ont utilisé les intrants accordés à cette culture pour leurs semis de sorgho ou de maïs. Au Burkina Faso voisin, les champs de soja ont avantageusement remplacé l’arbre à laine. Confronté à l’avarice des pays donateurs dont il dépend, le Programme alimentaire mondial s’emploie à soutenir la production intérieure en intensifiant ses achats locaux. En Afrique de l’Ouest, leur part a crû, de 13 % en 2005 à 30 % en 2007.

La flambée du prix des céréales pose à nouveau la question du rôle de l’agriculture dans le développement. Celle-ci devrait se situer au cœur de la réforme de la politique agricole commune (PAC) en Europe ainsi que des négociations de Doha. Ironie de l’histoire, la Banque mondiale, qui a contribué à affaiblir les agricultures des pays en imposant la libéralisation de l’économie, place ce secteur au centre des efforts de lutte contre la pauvreté dans son rapport 2008 sur le développement.

DOMINIQUE BAILLARD.

(1) Lire sur notre site « Réfugiés de la faim » (mars 2008).

(2) Entre 1770 et l870, la part de ce secteur dans le revenu national est passée de 45 % à 14 %.

(3) « Food Security and the UK : An Evidence and Analysis Paper », décembre 2006. Avec la flambée des matières premières agricoles, la sécurité alimentaire devient un thème récurrent dans les interventions des responsables politiques britanniques. Cf. Jenny Wiggins et Javier Blas, « Expensive tastes : Rising costs force food up the political agenda », Financial Times, Londres, 24 octobre 2007.

(4) Lire Eric Holtz-Giménez, « Les cinq mythes de la transition vers les agrocarburants », Le Monde diplomatique, juin 2007.

(5) Perspectives de l’alimentation 2007, Rome, 7 juin 2007.

(6) http://www.irinnews.org/f r/ReportFr...

(7) Lire Anne Vigna, « Le jour où le Mexique fut privé de tortillas », Le Monde diplomatique, mars 2008.

(8) En Argentine, à la mi-mars, le gouvernement de Mme Cristina Fernández de Kirchner a annoncé l’augmentation de près de 9 % de l’impôt sur les exportations de soja, de tournesol, de maïs et de blé. Estimant que l’augmentation des prix du soja (70 % en 2007) justifie cette hausse, il entend l’utiliser pour redistribuer les richesses envers les secteurs les plus pauvres. La mesure a provoqué deux semaines de grève des grands propriétaires et des agriculteurs, entraînant une pénurie organisée d’aliments dans les villes.

(9) Lire Marc Dufumier, Agricultures africaines et marché mondial, Fondation Gariel Péri, Paris, 2007.

(10) Le CIC regroupe tous les signataires de la convention sur le commerce des céréales. Il tient deux sessions ordinaires chaque année, généralement l’une en juin et l’autre en décembre. Son rôle est de surveiller l’exécution de la convention, de débattre de l’évolution et de l’orientation des marchés céréaliers mondiaux, et d’assurer un suivi des modifications apportées aux politiques céréalières nationales et de leurs implications éventuelles pour le marché. Cf. http://www.igc.org.uk/fr/ aboutus/de...

(11) Larbi Chennaoui, La Presse de Tunisie, Tunis, novembre 2007.

(12) Etude trimestrielle, « The commodity refiner », consacrée aux marchés de matières premières.

(13) http://www.cooperation-agricole.coo...


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